L’ami du village – Maître Guillaume

Chapitre 23VISITE D’UN AMI

Philippe Mesnard vient de descendre à lastation. Vif, ardent, jovial, ce rude travailleur a su conservertoutes les illusions de la jeunesse. Sa nature impressionnable,expansive, le porte à voir tout en beau. On sent qu’il sauratrouver au besoin de la gravité, de la volonté, être un homme, uningénieur. En ce moment, ce n’est qu’un écolier en vacances ;il est tout au bonheur de revoir son ami.

Guillaume l’attendait à la gare, il l’a reçudans ses bras.

Martin Fayolle arrivait par le mêmetrain ; il faut bon gré, mal gré, que les deux amis montentdans sa carriole.

Elle est un peu étroite, on se serre ; etla Grise part au trot.

Tout d’abord M. le maire, qui conduit,garde le silence. Philippe et Guillaume babillent à qui mieuxmieux, se regardent, se serrent les mains. Leur joie lesenivre.

« Jarni ! dit enfin Martin Fayolle,c’est plaisir de voir deux braves garçons s’aimer ainsi ! Maisvoilà déjà plusieurs fois que M. Mesnard parle de servicesrendus, de reconnaissance. Qu’est-ce donc que vous avez fait pourlui, maître Guillaume ?

– Quoi ! s’écria Philippe, vous ne savezpas… »

Et sur l’insistance du maire, malgré lesefforts de l’instituteur, il s’explique ainsi :

« J’étais depuis six mois à peine àl’École centrale lorsque mon père mourut, complètement ruiné.Impossible de continuer mes études ! il fallait me résigner àn’être qu’un commis, un artisan. Guillaume possède un petit revenu,il me dit : « Prends-le ! Garde-le tant que besoinsera ! » C’est à lui que je dois mon diplôme… et monbonheur… car j’ai voulu te l’apprendre moi-même, Guillaume, je memarie !… Un beau mariage !

– De l’argent ? fit le maire.

– Et mieux encore, conclut l’ingénieur, toutesles sympathies du cœur !

– Mes compliments ! reprit MartinFayolle. Mais quel sournois que ce maître Guillaume ! il nenous avait pas dit qu’il eût des rentes.

– Oh ! douze cents francs, fitl’instituteur.

– Ça vaut mieux que rien ! répliqua lemaire. Hue donc la Grise ! »

On arrivait au sommet de la côte.

« Philippe, demanda Guillaume, commenttrouves-tu le pays ?

– Superbe ! s’écria Mesnard avecenthousiasme. Ah ! ah ! voici la rivière… excellentesituation pour l’industrie ! Ne parle-t-on pas d’un nouvelembranchement qui suivrait cette vallée ? Ce serait unegarantie de succès, la fortune !

– Dès ce matin, dit l’instituteur, je teprésenterai au baron.

– À tout seigneur tout honneur ! fitMartin Fayolle. Mais après le château, la ferme. N’oubliez pas quevous y dînez tous les deux. »

Quelques minutes plus tard, Philippeembrassait cordialement la Simonne.

« Je vous avais reconnue, lui dit-il, auportrait tracé par Guillaume… et je vous aime déjà tout plein,maman… Tant pis, ma foi ! j’ai dit le mot… c’est mon droit,votre fils et moi nous sommes frères ! »

On prit le chemin du château.

Le jeune ingénieur plut tout de suite au barond’Orgeval.

Il le mena sur le terrain, lui demanda sonavis. Tout un projet sortit, comme par enchantement, du cerveau deMesnard. L’intelligence, la conviction brillaient dans ses yeux.Cette usine, qu’il décrivait de la voix et du geste, on la voyaitpour ainsi dire s’élever, fonctionner à son commandement.

« Souhaitez-vous des actionnaires,conclut-il, vous aurez Guillaume et Martin Fayolle. Nous dînonschez lui, je m’en charge. Vous faut-il un directeur, me voici.L’affaire me paraît si belle que, s’il le faut, j’y mettrai la dotde Charlotte… Oh ! pardon, vous ne savez pas… C’est mafiancée… Dans un mois, elle sera ma femme.

– Je ne dis pas non ! fit en souriant levieux gentilhomme, mais d’abord il me faudrait un plan, undevis…

– J’ai huit jours de vacances ! répliqual’ingénieur ; en travaillant jour et nuit, nous yarriverons. »

À la ferme, il déploya même entrain, mêmeverve entraînante. Claudine, d’abord un peu timide, se familiarisapromptement avec lui. Quant à Martin Fayolle, déjà sa conquêteétait faite. Il acclama le projet d’usine.

« Jarnigoi ! vous avez eu raison dem’engager. Je ne m’en dédirai pas… j’en suis ! »

Philippe se retira enchanté, surtout deClaudine.

« Est-elle charmante ! disait-il. Jecroyais qu’il n’y avait au monde qu’une Charlotte, il y en adeux ! Guillaume, c’est un trésor que tu as trouvé là !…une vraie femme !… »

Guillaume ne répondit pas. Il paraissaitsouffrir.

« Qu’as-tu donc ? demandaPhilippe.

– Rien ! C’est l’heure de ma classe,et…

– Soit ! au travail ! Je n’ai pas detemps à perdre, si je veux tenir ma promesse au baron. Tu vas medonner du papier à dessin, des crayons, de l’encre de Chine, descouleurs… Tout en riant, je ne perds pas de vue mon projet, je lerumine… Mais oui, sitôt qu’un problème se pose devant moi, sitôtqu’un obstacle se rencontre en mon chemin, je l’étudie, jel’attaque et, surtout quand le cœur est en jeu, il faut que j’envienne à bout. C’est mon état, je suis ingénieur. »

En parlant ainsi, Mesnard avait un sourireétrange. Dans ses yeux se lisaient la perspicacité, la volonté. Ilregardait Guillaume.

Dès le soir même, le plan s’ébauchait. Ilmarcha grand train.

Philippe était doué d’une activitéprodigieuse. Il avait le génie et l’impatience de la création.Tandis que Guillaume faisait sa classe, il se tenait dans lamansarde, penché sur ses grandes feuilles de papier, les couvrantde dessins et de chiffres. Pendant les récréations, il se faisaitaccompagner par Guillaume sur le terrain, voulant qu’il l’aidâtdans toutes ses opérations d’arpentage et de nivellement. Le soir,jusque fort avant dans la nuit, il lui imposait des croquis, descalculs. « Ah ! ah ! lui disait-il, nous ne sommespas ici pour nous amuser ! Il y va de la prospérité de lacommune et, par conséquent, de ton bonheur. Voilà ce qui mepassionne. Je t’ai rendu ton argent, reste à te payer ma dette. Tues dans mes plans, dans tous mes plans. J’ai plus d’un X en tête…ne m’interroge pas, et pioche avec moi, pékin !… c’est pourtoi surtout que je bûche ! »

Il n’en trouvait pas moins le temps d’aller auchâteau, à la ferme. Le baron le prenait en amitié ; le maireen raffolait et souvent lui rendait visite. L’ingénieur semblaitprendre un plaisir tout particulier à la conversation de MartinFayolle, à celle de Claudine.

Avec Guillaume, il parlait surtout deCharlotte, de ses projets et de son prochain mariage. L’instituteureût préféré tout autre entretien. Il devenait sombre, il pâlissait,il soupirait. Un jour, presque avec un cri de souffrance, ils’écria :

« Je t’en supplie, Mesnard, parlonsd’autre chose ! Je suis jaloux de ton bonheur, je te l’envie…moi, pour qui pareille joie n’est pas réservée… moi qui ne memarierai jamais !

– Pourquoi donc ? » fit l’ingénieur,qui, loin de céder à la prière de son ami, sembla prendre un malinplaisir à continuer ce jeu cruel. Peut-être voulait-il, en letorturant, lui arracher son secret.

Guillaume garda le silence, il s’éloigna.

« Oh ! je te ferai bienparler ! » murmura Philippe.

L’avant-veille du jour fixé pour son départ,les deux amis se promenaient dans la campagne. C’était vers la finde juin, par un splendide coucher de soleil. La nature, dans toutson épanouissement, avait cette douce sérénité, cette poésiepénétrante que lui donne la dernière heure du jour. Déjà l’ombregrandissait dans les vallons ; les coteaux resplendissaientencore de lumière. Ici, c’était du feu ; là, de l’or. Onentendait ces vagues rumeurs qui sont la symphonie du crépuscule.Une brise, tout imprégnée de parfums, arrivait de la forêt. Larivière miroitait à travers les saules. Dans cette chaudeatmosphère, dans ce paysage en fermentation, on sentait partout letravail de la vie, l’irrésistible loi de la nature.

« Je comprends que tu veuilles resterici ! dit Philippe.

– Non ! répliqua brusquement Guillaume,qui semblait irrité, comme à bout de courage. Non, j’ai changéd’avis… On m’offre une place plus avantageuse… J’ai consenti… jepartirai…

– Quoi ! fit Mesnard, tu abandonneraiston village !… le bonhomme Martin !…Claudine ! »

En ce moment même, dans le lointain, au bordde l’eau, Claudine vint à passer, tellement absorbée dans sarêverie, qu’elle ne paraissait rien entendre ni rien voir.

« Elle t’aime comme une sœur ! ditPhilippe.

– Une sœur ! s’écria Guillaume, dont lecœur enfin se brisait. Oui ! Claudine est ma sœur… et voilà cequi me désespère, ce qui me tue ! Tu as voulu tout savoir, tusauras tout… Je souffre… En restant ici, je parlerais… l’honneur mele défend… Claudine ne peut être à moi… Si je veux partir, c’estque je l’aime autrement qu’un frère ! »

Il se cacha le visage dans ses mains, iléclatait en sanglots.

« Allons donc ! » murmuraPhilippe.

Et d’un air de commisération profonde, avecune larme, avec un sourire, il ajouta :

« Pauvre garçon ! »

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