L’ami du village – Maître Guillaume

Chapitre 12UN HIVER BIEN EMPLOYÉ

Quelques jours plus tard, la classe du soirs’ouvrit.

Le maire, animé d’un beau zèle, s’était chargédes frais de chauffage et d’éclairage.

Maître Guillaume appelait à lui les illettrésde tout âge, ceux qui n’avaient rien appris, ceux qui avaient toutoublié.

Il leur enseignerait la lecture, l’écriture,le calcul.

À la première séance, il ne se présenta qu’unedouzaine d’élèves. On n’osait pas encore, on craignait laraillerie.

Mais, dès le second soir, un grand exemple futdonné.

L’adjoint Legrip vint s’asseoir sur les bancsde l’école avec ses trois fils.

« Nous apprendrons ensemble, dit-il. Jesais ce que coûte l’ignorance ; je ne veux plus que noussoyons des ignorants ! »

Tous les autres prirent courage : jeunesgens, hommes mûrs et vieillards. C’était à qui serait gagné parl’émulation d’apprendre, de pouvoir conduire ses affaires soi-même.Un gendarme de la brigade voisine sollicita son admission, semontra l’un des plus assidus, bien qu’il eût plus de deux lieues àfranchir pour se rendre au cours. Il voulait devenir capable depasser brigadier.

L’instituteur pleurait de joie.

« Dans deux ou trois ans, disait-il, macommune sera citée à l’ordre du jour. »

Si parfois on lui objectait que, pendantl’été, s’oublieraient les leçons de l’hiver :

« Nous recommencerons l’hiverprochain ! répliquait-il. Nous sommes tous des hommes de bonnevolonté, n’est-il pas vrai ? Quelques mois suffisent pourapprendre à lire à des hommes fermement résolus. L’esprit del’enfant est comme une lande inculte qu’il faut défricherpéniblement, longuement ; mais l’esprit de l’adulte, c’est unsol où l’air et le soleil ont accumulé des forces productives…ouvrez le sillon, et la semence répandue lèvera, fleurira. Demandezplutôt à M. le curé ! »

Le digne pasteur répondait affirmativement. Ilsavait de quel esprit était inspiré son instituteur.

À côté de cette classe élémentaire, il y enavait une autre d’un ordre plus élevé, d’un caractère tellementpratique que les adultes pouvaient en constater, pour ainsi direaprès chaque leçon, le profit et les avantages. Ainsi, leursprogrès étaient merveilleusement rapides. On voyait l’intelligencese développer en eux, comme on voit au printemps monter la sèvedans les vieux chênes.

Bientôt la classe fut trop pleine. Presquetout le village y venait.

Les femmes cependant restaient à l’écart.Elles se plaignaient même qu’on leur enlevât leurs maris.

« Venez chez la Simonne, dit maîtreGuillaume, et Claudine vous donnera des leçons. N’avait-elle pascommencé d’elle-même avec le pauvre père Sylvain ? »

Martin Fayolle, d’abord incrédule, ne tardapas à se ranger à l’avis des deux autres autorités du villagelorsque Guillaume lui tint ce raisonnement :

« Vous vous intéressez à Claudine,n’est-il pas vrai ? Vous souhaitez d’ailleurs que la communeait plus tard une école pour les filles. Laissez-la donc faire sonapprentissage d’institutrice. Tel est l’avenir que je luirêve. »

Le cours pour les femmes s’établit donc, etdésormais tout le monde fut content. Sauf le cabaretier du village.Cette belle fièvre d’instruction l’avait privé de toutes sespratiques.

Et pour surcroît de malheur, ne voilà-t-il pasque maître Guillaume s’avise de tenir une conférence le dimanchesoir !

Un jour de recette !

Tout le monde s’y rendait, voire même deshameaux d’alentour.

Plus personne au cabaret !

Grand-Louis, – le cabaretier, –commença par déblatérer contre l’instituteur. Il faisait piteusegrimace, il enrageait. Il l’appelait jésuite, clérical. Mais, undimanche soir, il finit par se laisser entraîner par letorrent ; on le vit arriver avec les autres.

« Bah ! fit Martin Fayolle, commentte voilà, Grand-Louis ?

– Il le faut bien, morguenne ! je ne peuxpas rester tout seul à boire mes topettes et mes petitsverres ! Satané maître d’école ! »

Guillaume avait entendu cette sortie del’infortuné débitant. Il tâcha de le calmer.

Celui-ci ne voulait rien entendre.

« Ça ne serait rien encore, disait-ild’un ton lamentable, si tout dernièrement, quel guignon ! jen’avais pas remis à neuf ma grande salle. Une si bellesalle !

– Parfait ! s’écria Guillaume, justementla nôtre devient trop petite.

– Vous moquez-vous, monsieur lemaître ?

– Pas le moins du monde. Je songe à vousindemniser, mon ami. Voyons, combien réalisez-vous de bénéficechaque dimanche ?

– Eh ! mais je n’aurais pas donné masoirée pour deux pistoles.

– J’ai plus de cent auditeurs, conclutGuillaume, et je puis leur demander une cotisation de dix centimespar personne. Soit : dix francs. Voulez-vous, à ce prix-là, melouer votre grande salle ?

– Tope ! dit Grand-Louis, c’est toujoursça de rattrapé ! »

Le cabaret baissa pavillon et devint une sallede conférences.

Maître Guillaume y parlait un peu de tout,s’efforçant tout à la fois de moraliser et d’instruire sonauditoire. Tous les gros bonnets de la commune en faisaient partie.Le maire et le curé siégeaient aux côtés de l’instituteur. Ils luiadressaient tour à tour des questions, des observations quistimulaient sa verve. Souvent une heureuse réplique mettait en joiel’assistance. Un autre jour, on trouvait moyen de l’émouvoir.M. le maître, excellent lecteur, avait choisi dans lalittérature moderne quelques-uns de ces récits touchants, amusants,qui provoquent le rire et les larmes. Ce n’était jamais unenseignement, mais une suite d’entretiens variés, familiers. Lespaysans y prenaient un vif plaisir. Ils attendaient avecimpatience, ils fêtaient à l’envi cette bonne veillée dudimanche.

Aussi, vers la fin de l’hiver, on imagina dedonner à l’instituteur un témoignage de reconnaissance. Unesouscription fut ouverte, une députation alla le trouver poursavoir s’il serait content d’avoir une barrique de vin dans sacave.

« Une barrique de vin ! répondit-il,elle serait bientôt vidée, car je ne la boirais pas tout seul. Jevous propose d’employer autrement le produit de cette souscriptionqui m’honore… achetons une bibliothèque-armoire et remplissons-lade bons livres. »

Cette idée fut acclamée. Chacun voulutconcourir à son exécution. Le menuisier, le serrurier se mirent àl’œuvre. Martin Fayolle avait fourni le bois ; l’abbé Denizetdonna les premiers volumes. On en obtint du ministère ; lecomplément fut acheté. Bref, la bibliothèque de l’école se créacomme autrefois la cathédrale de Strasbourg, par un mouvementd’enthousiasme. C’est dans la pensée qu’est la grandeur deschoses.

Puis, lorsque le tout fut obtenu, terminé, ily eut une joyeuse procession tout à l’entour de la commune. Ceux-ciportaient l’armoire, ceux-là les livres. Le tambour marchait entête du cortège. On installa solennellement la bibliothèque dans lamaison d’école. Et ce fut un beau jour de fête !

Cependant les adultes ne faisaient pasnégliger les enfants. Guillaume enseignait même la musique. Dèsl’arrivée de l’orgue-harmonium, tant souhaité par l’abbé Denizet,il avait dit à M. le curé, à M. le maire :

« Nos écoliers chanteront ; leméchant seul ne chante pas. C’est un plaisir honnête, un rapideagent de civilisation. Il rend l’homme meilleur, et s’accorde àmerveille avec les travaux de la campagne. Voyez plutôt au delà duRhin : dans toutes les chaumières, on rencontre un violon, uninstrument de cuivre, parfois même un piano. Le paysan allemandn’en est pas moins bon laboureur et bon père de famille. Haydnétait le fils d’un pauvre charron villageois.

« Je n’ai pas la prétention de former iciun Haydn ; mais avec la musique on embellit dans le plushumble hameau, les fêtes religieuses et les solennités populaires.Qu’il nous arrive une grande joie nationale et nous pourronsdignement la célébrer. »

En effet, à la nouvelle de la prise deSébastopol, un Te Deum fut chanté par lesélèves de maître Guillaume. C’était glorieusement inaugurerl’orphéon du village.

Ce jour-là, M. le curé figurait entrel’instituteur et le maire… Une main dans celles de chacun d’eux, illeur disait :

« Sous la soutane, comme sous l’uniforme,le frac ou la blouse, il n’y a plus aujourd’hui que des cœursfrançais !… Ah ! c’est en vain qu’on cherche à nousdiviser… restons unis !… »

………………………

Ainsi se passa l’hiver.

Il ne fut marqué que par un seul incident,l’arrestation de Jean Margat.

L’instituteur ne s’était pas plaint duguet-apens dont il avait failli devenir victime. Mais quelquesméfaits antérieurs valurent au Sanglier deux ans de prison.

Guillaume se trouvait momentanément délivré del’un de ses ennemis.

Restait l’autre.

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