L’ami du village – Maître Guillaume

Chapitre 8ENSEMBLE !

Depuis quelques jours, l’état de Marianne, lavieille paralytique, s’était aggravé.

Elle ne souffrait pas davantage. Mais à peineClaudine parvenait-elle à lui faire prendre quelque nourriture. Sonamaigrissement et sa pâleur devenaient effrayants. Ce n’était plusqu’un cadavre. Ses lèvres seules remuaient, animées par un faiblesouffle. Dans ses yeux, où la vie semblait réfugiée, tremblotaitune lueur vague, intermittente, comme celle d’une lampe qui vas’éteindre.

Tel avait été l’arrêt du médecin amené parGuillaume.

On sentait que le dernier jour, que ladernière heure approchait.

La douleur de Claudine et du père Sylvainétait navrante.

Le vieillard, courbant sa tête blanche,restait plongé dans une muette consternation, dans un mornedésespoir ; l’enfant s’efforçait de cacher ses larmes et, detemps en temps, courait au dehors, à quelques pas de la cahute,pour donner un libre cours à ses sanglots.

Puis elle revenait en toute hâte, active etvigilante comme toujours.

La mourante avait parfois un éclair dans leregard, un cri venu du cœur ; elle comprenait tout.

Une affection profonde et touchante existaitentre ces trois pauvres créatures, isolées au milieu des bois.

Cependant, le vieux bûcheron s’en allaitchaque jour à son travail, il le voulait ainsi.

Le soir il s’en revenait au pas de course ettout palpitant d’angoisse jusqu’au seuil de la cabiole. Il hésitaitavant d’y pénétrer. Du regard il interrogeait Claudine… et cen’était qu’après sa réponse qu’il osait enfin regarder la mourante,s’approcher d’elle et lui mettre un long baiser sur le front.

Marianne se ranimait pour un instant. Elleavait un regard, presque un sourire, qui semblaitrépondre :

« Je suis encore là… Merci… Ducourage ! »

Un peu plus tard, Claudine servait la soupe.On mangeait en silence. Puis, du geste, le vieillard contraignaitl’enfant à s’étendre sur sa couche de bruyères, à fermer lesyeux.

Quant à lui, prenant place auprès de lamalade, et la main dans sa main, il veillait.

Une lampe rustique, suspendue dans lacheminée, éclairait seule ce triste tableau.

Avant de succomber au sommeil, le père Sylvainmurmurait cette fervente prière :

« Mon bon Dieu…, prolongez les jours dema vieille compagne, ou bien abrégez les miens !… Faites quenous partions ensemble ! »

Si, par hasard, il tournait la tête du côté dela couchette de Claudine, souvent il voyait briller dans l’ombreses deux grands yeux attendris.

La fillette refermait vivement les paupières,et le vieux bûcheron se reprenait ainsi :

« Ne m’exaucez pas, mon Dieu ! ilfaut que je travaille encore pour la petite, jusqu’à ce qu’ellepuisse gagner son pain, jusqu’à ce qu’elle soitgrande ! »

Au jour naissant, il reprenait sa cognée.

Ce matin-là, Claudine s’était efforcée de leretenir :

« Ne nous quittez pas, pèreSylvain ! il reste assez d’argent… »

Il l’avait interrompue :

« Pour nous, mon enfant, mais non paspour toi… J’ai toujours eu ce pressentiment que je ne survivraisguère à Marianne… et jusqu’à mon dernier jour, je veux te gagnerquoique chose de plus. Que deviendras-tu quand nous ne serons pluslà… À ce soir !

Sans vouloir s’expliquer davantage, il étaitparti.

Sa tâche était en ce moment d’ébrancher devieux chênes croissant parmi des rochers.

Il avait plu durant la nuit, l’écorce étaithumide et glissante. Un froid assez vif faisait trembler le vieuxbûcheron. Il tomba.

Sa tête avait porté sur des pierresaiguës.

Couvert de sang, le crâne entr’ouvert, ilresta sur le coup, évanoui, comme mort.

Vers le soir seulement, quelques bûcherons quipassaient par là l’aperçurent et le relevèrent.

Il n’avait pas encore repris connaissance.

Le père Sylvain était adoré de ses compagnons.Ils le mirent sur une sorte de brancard ; ils le ramenèrent àla cabiole.

Du plus loin que Claudine aperçut ce funèbrecortège, son instinct l’avertit du nouveau malheur qui lamenaçait ; elle jeta un grand cri.

Ce cri alla droit au cœur de la paralytique.Par un suprême effort, elle parvint à se soulever, et retomba… Puisles yeux démesurément ouverts, elle regarda le blessé qu’on plaçaitauprès d’elle.

Il commençait à revenir à lui ; il pensatout d’abord à la mourante. L’effroi, le désespoir n’allaient-ilspas lui porter le dernier coup ?

« Ça ne sera rien !murmurait-il ; ne t’inquiète pas, Marianne… je me sens mieux,vrai !… ce n’est rien. »

La mort était sur son visage.

« Antoine est allé chercher M. lecuré et le médecin, » dit l’un des forestiers à Claudine.

Elle semblait frappée de stupeur ; elles’écria tout à coup :

« Maître Guillaume ! courez prévenirmaître Guillaume ! »

L’instituteur avait inspiré à Claudine unegrande confiance, une grande amitié.

Un des jeunes forestiers partit aussitôt pourle village.

Le digne curé s’empressa d’accourir et lesdeux vieillards demandèrent ensemble à recevoir les dernierssacrements.

Guillaume arriva peu de temps après lemédecin, qui déjà examinait, pansait la blessure.

À son regard, Guillaume comprit qu’elle étaitmortelle.

Marianne, Claudine, le père Sylvainl’interrogeaient aussi des yeux.

Pour tous les trois, il y eut la mêmerévélation.

Claudine se laissa tomber sur un escabeau, lesmains enfouies dans ses cheveux.

La vieille paralytique, agitée par un spasmed’agonie, parut prête à rendre l’âme.

« Attends-moi ! s’écria le pèreSylvain ; partons… partons ensemble ! »

Un sanglot déchirant s’échappa des lèvres deClaudine ; elle s’élança vers eux, s’agenouilla devant eux,les bras étendus comme pour les supplier de ne pas la quitterencore.

« Ah ! mon enfant… ma pauvre enfant,dit le père Sylvain, c’est ma faute… J’avais demandé cela au bonDieu… Il n’aurait pas dû m’exaucer… je le regrette… pour toi… Maisque veux-tu… c’est fini… je le sens… c’est fini… Ne pleure pas…embrasse-moi… embrasse la vieille… Nous t’aimions bien !…J’avais prévu notre séparation… tu ne resteras pas sansressources… »

Puis, tandis que l’enfant, tout en pleurs, lecouvrait de caresses éperdues, il continua, s’adressant àGuillaume.

« Monsieur le maître… là-bas, sur lapoutre, prenez cette image de la bonne Vierge… »

Il désignait une grossière statuette en bois,taillée par le couteau naïf de quelque bûcheron ayant des instinctsd’artiste, et que le temps, la fumée avaient rendue toutenoire.

L’instituteur obéit.

« Soulevez son manteau… poursuivit lemoribond d’une voix de plus en plus affaiblie. Elle est creuse… Unecachette… une tirelire… »

Effectivement, Guillaume venait de trouver lesecret. Quelques pièces blanches roulèrent sur le sol.

La statuette en était presque entièrementremplie.

Avec un regard où brillaient à la fois latendresse et l’orgueil, le père Sylvain dit encore :

« Depuis cinq ans, jour par jour… j’aimis là tout ce que j’ai pu… nos petites économies… C’est la dot deClaudine… je vous la confie, maître Guillaume…Adieu ! »

Après une dernière convulsion, la mourantevenait de retomber sur sa couche.

« Me voici, Marianne !… murmura-t-ilen s’y renversant à son tour. Me voici ! »

Et la main dans sa main, il expira.

Son pressentiment ne l’avait pas trompé, sonvœu se trouvait accompli… leurs deux âmes s’en retournaientensemble dans le ciel.

………………………

Cependant, Claudine s’était redressée, toutepalpitante de désespoir et d’épouvante ; elle allait se jeterà corps perdu sur les deux cadavres.

Guillaume la retint dans ses bras.

Elle y fut saisie d’une violente crisenerveuse.

Puis, avec des sanglots, des spasmes, elles’évanouit.

Cherchant du regard un aide, l’instituteuraperçut la Simonne, qui l’avait suivi, qui le regardait. Il luidit :

« Vous avez entendu, Simonne ?

– Oui ! répondit-elle ; nous nouscomprenons, Guillaume. J’avais un fils, me voici maintenant unefille… Emmenons votre sœur. »

Mais déjà Claudine se ranimait, vaillante etrésolue.

« Non ! dit-elle : je resteici. Jusqu’à sa dernière heure, il a travaillé pour moi ;jusqu’au dernier moment, je ne les quitterai pas ! »

Dans le cœur de cette enfant, il y avait lecourage et la volonté d’une femme.

Avec les femmes qui veillèrent, elle passa lanuit ; elle les aida à ensevelir ses chers morts.

Elle voulut leur dire un dernier adieu, leurdonner à chacun un dernier baiser, avant qu’on ne fermât les deuxcercueils.

Le lendemain, elle les accompagna jusqu’aucimetière.

La Simonne et Guillaume étaient à sescôtés.

Mais lorsque la fosse fut recouverte,l’exaltation qui soutenait la pauvre enfant tomba tout à coup. Sesyeux en pleurs se voilèrent et, toute frissonnante, comme morte,elle s’affaissa sur elle-même.

Guillaume l’enleva dans ses bras, la Simonnela couvrit de sa mante. Ils l’emportèrent.

« Bien ! dit le curé qui connaissaitleurs charitables intentions, c’est bien, mes enfants… Dieu vousbénira ! »

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