L’ami du village – Maître Guillaume

Chapitre 17LA FÊTE DU PAYS

Le printemps était revenu.

Un printemps pluvieux.

Cependant l’arpent de terre concédé àl’instituteur dans le Champ-sous-l’Eau restait sec, commemerveilleusement préservé de l’inondation générale.

On eût dit une île au milieu d’un étang.

Martin Fayolle ne craignit pas de s’en vanterhautement, en présence même de l’instituteur.

« Jarni ! maître Guillaume, j’espèreque notre drainage a crânement réussi !… quelle triomphanteépreuve !… »

Sans sourciller, le maître d’écolerépondit :

« Reste à appliquer le même système àtout le Champ-sous-l’Eau.

– Plaisantez-vous ? c’est uncommunal.

– Le Corps législatif vient de voter centmillions, sous forme de prêt, pour venir en aide aux communes quivoudront drainer leurs communaux. Les plans sont dressés sans fraispar les ingénieurs du gouvernement, qui se chargent même de lasurveillance des travaux. Il n’y a qu’à demander. Les formalitéssont des plus simples.

– Mais c’est magnifique ! nous voilà tousriches ! Ne perdons pas de temps ; vous m’indiquerezcomme il faut s’y prendre. Une bonne part dans l’honneur de toutceci vous revient de droit, maître Guillaume ; je lereconnais, je suis juste. Aussi nous doublerons le terrain dujardin d’école. Ça ne sera plus un arpent, mais unhectare ! »

Après avoir remercié, l’instituteur hasardacette demande :

« Par la même occasion, le conseilmunicipal ne pourrait-il pas m’accorder un matériel degymnastique ?

– Vous en aurez un, monsieur le maître,s’écria Martin Fayolle, et cela sans qu’il nous en coûte un sou.C’est le baron d’Orgeval qui nous le donne. J’allais précisémentvous apprendre que je viens de recevoir une lettre de lui. Son filsest bachelier. La commune se charge de l’installation. Par ainsi,c’est une affaire faite !… »

Quelques jours plus tard, le gymnase duvillage était inauguré, les travaux de desséchementcommençaient.

Vers cette même époque, le maire mandal’instituteur et lui dit :

« C’est bientôt notre fête patronale.Elle jouit, dans le canton, d’une juste renommée. Mât de cocagne,course en sacs, tir à l’oie, et quelques autres divertissements demême genre. Nonobstant, nos voisins la désertent, comme n’ytrouvant plus les mêmes attraits qu’autrefois.

– Peut-être leur faudrait-il du nouveau ?répliqua Guillaume.

– Du nouveau ! se récria Martin Fayolle,comment diable remplacer le tir à l’oie ?

– C’est un jeu cruel, dit l’instituteur. Si jevous proposais en échange une petite fête nautique ?…

– Nautique ?

– Sur la rivière. Nos jeunes nageurs s’ylanceraient en même temps, lutteraient de vitesse. Il y aurait desprix pour les premiers arrivés au but. On chavirerait une barquequ’il faudrait remettre à flot ; on coulerait bas un mannequinque les plongeurs iraient chercher au fond de l’eau, ramèneraientjusqu’à la rive. Bref, un concours de sauvetage et de natation,comme en Suisse.

– Tiens ! tiens ! c’est uneidée.

– Je vous offre, en outre, mon gymnase et monorphéon. Ils sont encore dans l’enfance, soit ! mais il y acommencement à tout. Vous demandiez du nouveau, en voici. Ce sontdes distractions tout aussi intéressantes, plus dignes, moinsbarbares que celles qui torturent de pauvres animaux. Sans compterque la commune aura donné le bon exemple, que les autres voudrontl’imiter et que, de cette émulation, renaîtra la joyeuse etcordiale rivalité de nos fêtes villageoises. »

M. le maire n’était pas encoreconvaincu.

« Si la chose réussit, dit-il, j’enaccepte la responsabilité. Mais, si l’on se moque de nous, je…

– Vous rejetterez tout sur moi, conclutGuillaume. Dressons le programme ! »

Ce programme, multiplié par les meilleurscalligraphes de l’école, fut affiché dans tout le canton.

Au jour dit, les visiteurs arrivèrent parcentaines.

L’effet fut prodigieux. On acclama MartinFayolle.

« Jarni ! disait-il à l’instituteur,le succès nous a donné raison. »

Tous les autres maires se renseignaient auprèsde lui pour organiser à leur tour des fêtes pareilles.

Il se rengorgeait. Son orgueil et sa joie neconnaissaient plus de bornes. Gratienne, d’ailleurs, allait mieuxdepuis quelques jours. Elle avait assisté à tous lesdivertissements. Sous sa blanche toilette, elle étaitcharmante.

Un peu plus grave, vêtue de demi-deuil,Claudine l’accompagnait, lui donnait le bras. C’était soncavalier.

À quelques pas en arrière, la Nanon suivaitles deux jeunes filles, ne perdant pas de vue Gratienne.

Un seul homme, le baron d’Orgeval, allacomplimenter l’instituteur.

« Bravo, maître Guillaume ! vousranimerez dans le cœur de nos paysans l’amour de leur village.

– Ce n’est pas seulement aux paysans que jevoudrais rendre cet amour-là, répliqua le maître d’école.

– Je vous comprends ! fit le baron. Nousautres aussi, nous nous sommes détachés du sol. Nous avons désertéles campagnes, et l’ennui nous gagne dans les villes. Déjà mon filsest atteint de ce mal ; il voyage maintenant en Italie. À sonretour, que fera-t-il ? Rien, comme son père. C’est triste,mais à cela quel remède ? »

Guillaume eut le sourire d’un homme qui,pouvant répondre, ne l’ose pas.

« Quelle est votre pensée ? repritle baron d’Orgeval. Dites-la moi franchement, tout entière. Je leveux… je vous en prie.

– Puisque monsieur le baron m’y autorise,répliqua l’instituteur, je me permettrai de lui dire qu’enAngleterre, en Allemagne, les grands propriétaires s’intéressentpersonnellement à l’exploitation de leurs domaines. Chaque procédénouveau de grande culture, chaque nouvelle découverte, ilsl’expérimentent, ils s’en font les promoteurs. Les races de bétailaméliorées se propagent par leurs étables, et en vertu de leurssacrifices. Si, dans les environs de leur résidence, se trouve unsite favorable à la création de quelque industrie, ils y consacrentdes capitaux. Pour tous ceux qui les entourent, pour eux-mêmescomme pour leurs enfants, la fortune dont ils jouissent est unélément d’activité, de prospérité, de bonheur. Mais pardon, je vaistrop loin…

– Non. Merci du conseil… je m’ensouviendrai. »

Après avoir serré la main de l’instituteur, levieux gentilhomme s’éloigna.

Déjà la nuit venait.

Avec la nuit, l’orage.

Mais tel était l’entrain de la fête, qu’on n’yprenait garde.

Gratienne, échauffée par la course, horsd’haleine, accourut vers la Nanon qui, depuis un instant, lacherchait.

« Nanon ! Nanon !… on danse desrondes dans la prairie… j’y cours avec Claudine.

– Je te le défends ! s’écria la servante.Il va pleuvoir… l’air fraîchit… Te voilà tout ennage !… »

Mais déjà Gratienne était partie.

La Nanon allait la poursuivre, lorsque, tout àcoup, Martial Hardoin se dressa devant elle, lui barrant lechemin.

Elle ne l’avait pas revu ; elle espéraitne plus le revoir.

Le sergent paraissait sortir de maladie ;il était très-pâle.

« Ah ! ah ! fit-il, vous nem’attendiez pas ! Une sotte querelle, un coup de sabre m’aretardé de six semaines. On vous a remis mon billet, jepense ?

– Oui.

– S’il vous plaît, laréponse ? »

Haussant l’épaule, elle voulut passeroutre.

Il la retint.

« Voulez-vous donc que je parle touthaut ? L’enfant de Pierre Gervais… »

Vivement, elle lui jeta une main sur leslèvres. Puis, épouvantée, domptée :

« Plus bas ! murmura-t-elle, parlonstout bas !

– Soit ! je ne demande pas mieux. Ce queje veux savoir, point n’est besoin que je le répète. Répondezloyalement, catégoriquement. On ne me trompe pas deux fois.

– Je vous ai dit la vérité !

– Cependant…

– Oubliez-vous donc que vous étiez alors aupays et que l’on n’a rien su, rien soupçonné… Ce sont vos propresparoles ; c’est ce que vous avez dit là-bas à Pierre… Il y adeux mois, vous me le répétiez à moi-même, sous les saules du bordde l’eau.

– Je m’en souviens. Au fait, c’est juste…

– Alors, laissez-moi passer !

– Non ! il faut que je sache comment vousavez fait. Dites ? »

Un instant, les yeux dans les yeux, ils seregardèrent.

La Nanon comprit que Martial ne céderaitpas.

Elle parut se résoudre à parler.

« Eh bien ! » la stimula-t-ild’un ton bref.

Courbant le front, les sourcils rapprochésl’un de l’autre, d’une voix saccadée, elle réponditenfin :

« Quand il est venu au monde… quand ilest mort… c’était la nuit… j’ai creusé moi-même une fosse…et… »

Un soupçon terrible traversa l’esprit dusergent.

« Ah ! s’écria-t-il, vous l’aveztué ! »

Elle releva soudain la tête et, le regardantbien en face :

« Ai-je l’apparence d’une femme qui eûtété mauvaise mère ? » dit-elle.

Le zouave ne savait plus que penser.

À la lueur d’un éclair qui déchira le cielnoir, il aperçut l’église.

« Nanon, dit-il brusquement, je sais quevous avez de la religion. Jurez-moi que c’est vrai, je vous tiensquitte. »

Un coup de tonnerre retentit.

Peut-être par effroi, Nanon se voila levisage.

« Oh ! s’écria Martial, voushésitez, vous n’osez pas.

– Non, ce n’est pas cela !balbutia-t-elle tout éperdue ; mais voici l’orage… La pluietombe… Ah ! la malheureuse enfant !… Elle seramouillée !… Elle aura froid !… Pour elle, c’est lamort ! »

Elle voulait s’échapper, courir.

Il l’avait saisie d’une main. De l’autre, à lalueur d’un second éclair, montrant la croix qui surmontait leclocher :

« Jurez-moi que vous ne mentez pas !Sinon, non !

– Je le jure ! répondit-elle.

– Devant Dieu ?

– Devant Dieu ! »

Et libre enfin, elle se précipita vers laprairie.

La ronde y tournait encore, sous le ciel enfeu.

Tout à coup la foudre éclata, déchaînant destorrents de pluie et de grêle que faisait tourbillonner un ventimpétueux, glacial.

À peine quelques arbres, tordus par le vent,offraient-ils un refuge aux danseurs.

Longtemps, au milieu du fracas de l’orage, laNanon appela, chercha Gratienne.

Lorsque enfin elle la trouva, Claudinel’abritait, la réchauffait de son corps.

Gratienne était déjà toute frissonnante. Elleclaquait des dents.

« Malheur ! » dit la Nanon, quil’emporta dans ses bras.

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