L’ami du village – Maître Guillaume

Chapitre 15LE FILS DE L’AVARE

Arsène Hardoin avait revu son fils avec unmédiocre plaisir.

L’avare craignait que ce retour ne l’entraînâtdans une grosse dépense.

« Est-ce que tu es ici pour longtemps,mon garçon ? » demanda-t-il presque aussitôt.

« – Rassurez-vous ! répondit Martialqui connaissait bien son père, je ne tarderai pas à rejoindre lerégiment en Afrique… D’ailleurs, j’ai promis une partie de moncongé à des amis, des Parisiens. En repassant je vous embrasserai,voilà tout. »

« – Je ne dis pas cela pour te renvoyer,mon fils.

– J’en suis persuadé, mon père. »

À part lui, avec un sourire un peu triste, lesergent ajouta :

« Autant dire que je suis comme PierreGervais… pas de famille ! »

Pendant ce temps-là, l’avare avait regardé lesgalons de l’uniforme et les médailles qui s’y trouvaientsuspendues. C’était de l’argent, c’était de l’or, il serassura.

Martial reprit à haute voix :

« De plus, je ne m’en reviens pas lapoche vide. On a son petit boursicot. Il est même à votreservice. »

« – Non ! refusa l’avare en imposantquelque peu silence à sa rapacité. Oh ! non… Garde ton argent.L’argent, ça se garde. »

Puis, d’un ton tout guilleret :

« Je suis content que tu m’aies consacréquelques jours ! Songe donc, je vis tout seul ici, moi, commeun vieux loup. Sois le bienvenu, mon louveteau !… Considèrecette vieille bicoque comme ta propre maison !… Eh !eh ! quelle bonne semaine nous allons y passerensemble ! »

C’était limiter d’avance l’hospitalitépaternelle.

Le zouave se le tint pour dit. Il en usa leplus discrètement possible. Presque chaque jour on l’invitait audehors. Il ne mangeait avec son père que lorsque celui-ci l’yengageait formellement. Aussitôt le maigre repas terminé, il s’enallait ailleurs prendre son gloria. Le vieillard ne demandait pasmieux que de rester en tête-à-tête avec ses écus.

Un matin cependant, il le retint par cesmots :

« Un instant donc, mon gas[1] !… J’ai comme envie de te demanderun service.

– Parlez, père !… de quois’agit-il ? »

Non sans réticences, l’usurier s’expliquaainsi :

« Tu vas peut-être bien te moquer de moi…J’hésite encore… Mais à qui se lier, sinon à son fils… ? Sachedonc que moi aussi, l’année dernière, j’ai été à Paris pour voirl’Exposition universelle !… Un voyage à prix réduit, un trainde plaisir, comme ils disent. Ça m’a coûté gros !… D’autantplus que je me suis laissé tenter… Une folie !

– Vraiment ! qu’est-ce donc que vous avezacheté, mon père ?

– Un coffre-fort. »

Le zouave eut un sourire.

« Ce n’est pas que je sois aussi richequ’on veut bien le dire, reprit le vieil avare, mais, finalement,on a ses économies… C’est sagesse de les mettre à l’abri d’un coupde main… Or, j’avais guigné là-bas une merveilleuse machine, àl’épreuve des voleurs ! Je me la suis fait expédier sous uneépaisse enveloppe de paille… Fallait pas qu’on se doutât de ce quec’était, tu comprends…

– Je comprends. Après ?

– Après, fallait la sceller dans une bonnemuraille… Mais un maçon c’était un confident ! Moi-même, j’airamassé de la pierre… Je me suis fait apporter du plâtre et duciment par un certain Jean Margat, dont tu dois te souvenir…

– Oui, le Sanglier. Un mauvais gas…

– Un bandit ! Peut-être bien que j’ai eutort ! cependant je lui avais conté toute une histoire, pourle dérouter… Malgré ça, j’avais lu dans ses yeux comme un soupçon…J’avais peur ! heureusement on l’a arrêté, condamné. Deux ansde prison. Me voilà tranquille… mais encore dans l’embarras. Resteà faire la besogne !

– Où voulez-vous on venir ? s’écriaMartial qui commençait à s’impatienter. Voyons, expliquez-vous,quel est le service que vous attendez de moi ?

– Ne t’emporte pas, mon garçon. M’y voici. Tum’as conté que là-bas, pendant le siége, vous aviez creusé destrous, construit des baraques… Tous les métiers, quoi !

– C’est vrai ! répondit Martial. Unapprentissage universel, comme votre Exposition. Dans les zouavessurtout, nous sommes devenus terrassiers, charpentiers, maçons…

– Maçon ! s’écria l’avare, voilàprécisément mon affaire. Aide-moi à sceller mon coffre.

– Volontiers. Montrez-moil’endroit. »

Son père l’arrêta par le bras et, le regardantdans les yeux :

« Mais tu n’en diras rien !… pasvrai, fils ?

– Je vous le promets.

– Jure-le.

– Je le jure.

– À personne !… jamais !

– Vous en avez ma parole.

– Et j’y compte… Allons ! »

Le vieillard alla regarder au dehors, ferma laporte, puis les volets, alluma une lampe graisseuse et descenditvers la cave, suivi de son fils.

Les caves du vieux manoir étaient vastes ettaillées dans le roc. Elles se subdivisaient en plusieurscompartiments. L’un d’eux, que masquaient des bourrées, était clospar une lourde porte bardée de fer.

À l’aide d’un trousseau de clefs qu’il portaitdans sa ceinture, Arsène Hardoin ouvrit cette dernière porte. Onpénétra dans un étroit caveau, plus sombre que les autres, et quipeut-être avait été jadis le trésor, la cachette du manoir.

Sur le sol, Martial aperçut des caillouxentassés, un sac de plâtre, un tonnelet de ciment, une auge, unetruelle, une pioche, un pic, un levier. Plus loin, grâce à la lampequ’approchait le vieillard, une de ces formidables caisses, àfermeture compliquée, qui sont la gloire de la serrureriemoderne.

« Tudieu ! s’écria le zouave, c’estcomme une forteresse ! Pour y faire brèche il faudrait ducanon. Vous avez sans doute un secret pour l’ouvrir ?

– Un secret terrible ! répondit avecintention l’avare. Celui qui ne le connaît pas, celui qui voudraitforcer la serrure, est un homme mort. Oh ! oh ! maforteresse est bien armée… Malheur à qui s’y frotte !… elle sedéfendrait elle-même ! »

Il était effrayant d’ironie et de menace enparlant ainsi.

D’abord indigné, le sergent finit parsourire.

« Vous avez l’air de dire ça pour moi,répliqua-t-il, et je m’en offenserais vraiment si vous n’étiez monpère. Pensez-vous donc que votre fils soit unvoleur ? »

Le vieillard l’enveloppa dans ses bras,s’efforçant de s’excuser par toutes sortes de caresses.

« Ne te fâche pas, Martial !Comment ! tu peux croire que… ? C’était pour rire !…Il n’y a encore rien dedans… Et d’ailleurs, si j’y amasse plus tardun petit magot, est-ce que ce ne sera pas pour toi, monenfant !… Je ne vivrai pas autant que mon trésor,hélas ! »

Puis, montrant une place à demi creusée déjàdans la muraille :

« J’avais commencé, tu vois… mais je suistrop vieux, trop faible… Tu es jeune et fort, toi, va !…tiens !… dépêche ! »

Le sergent prit le pic que lui présentait sonpère ; il se mit à l’œuvre.

La besogne était rude. Après un doublerevêtement de briques, il fallut attaquer le roc. Tout en éclairantson fils, Arsène Hardoin l’excitait.

« Attends ! dit-il tout à coup avecun naïf effort sur lui-même. Je m’en vais chercher une bouteille devin… te voilà tout en sueur ! »

Il posa la lampe sur le coffre, et sortit uninstant du caveau, mais non sans refermer la porte en dehors.

« Quelle confiance ! murmura lezouave, en haussant les épaules avec une moue pleine d’amertume. Etje l’aime pourtant, c’est mon père ! Moi qui serais si heureuxd’en avoir un comme tous les autres !… Un bon homme de père,et pauvre plutôt qu’avare !… Mille tonnerres !… Mais fautbien se contenter de ce qu’on a !… Pas dechance ! »

Et, plus ardemment encore, il se remit autravail. Il avait hâte d’en finir et de s’en aller.

Une heure plus tard, l’excavation était prêteà recevoir le coffre-fort.

« C’est lourd ! dit le vieillard quiprétendait seconder son fils ; et peut-être qu’à nous deuxnous aurons bien de la peine…

– Laissez-moi faire ! interrompitMartial, j’y suffirai seul. »

Effectivement, il souleva la pesante machine,il la mit en place.

L’avare admirait son fils avec unesatisfaction mêlée d’orgueil :

« Comme tu es robuste, mon gas ! Aumoins, lorsque te reviendra mon héritage, tu pourras le défendre,toi !… ça me sera une consolation ! »

Puis, gâchant plâtre et ciment d’une mainfébrile, tandis que le sergent maçonnait déjà :

« Va, mon garçon, je t’en laisserai desécus ! c’est pour toi que je les fais travailler…

– Alors…, dit gravement Martial, ne lesfatiguez pas. Ne soyez pas si dur au pauvre monde. J’aimerais mieuxvous savoir moins riche et qu’on vous estimât un peu plus… Excusezma franchise… vous n’êtes pas aimé dans le pays, et ça me chagrine,ça m’offense d’entendre mal parler de mon père… Or donc, si c’estpour m’en laisser davantage que l’argent vous tente, apprenez queje n’y tiens guère… Permettez-moi de vous dire que la loi défend deprêter à de trop gros intérêts. Bien mal acquis portemalheur !

– Tiens ! fit l’usurier, te voilàraisonnant comme notre maître d’école, que je voudrais voir auxcinq cents diables !

– Pourquoi donc ?

– Parce qu’il se mêle de ce qui ne le regardepas… parce qu’il nous porte grand préjudice… Ah ! si l’onavait pu m’en débarrasser, comme je l’espérais ! »

Le vieillard s’arrêta, craignant d’en avoirtrop dit.

Son fils le regardait sévèrement.

« Que me dites-vous là, monpère ?

– Rien…, balbutia-t-il, parlons d’autre chose…Achève ta besogne… Mais s’il y en a d’aucuns qui me haïssent… moi,je le déteste, ce maître Guillaume ! »

Arsène Hardoin avait prononcé ces derniersmots entre les dents, avec une irritation fiévreuse.

Martial, qui s’était mis au travail, luirépondit :

« Je ne cherche pas à savoir ce qu’ilvous a fait, mon père… On en dit beaucoup de bien dans le pays… Safigure loyale et résolue me plaît… Un brave jeune homme !… Etd’ailleurs ces pauvres maîtres d’école se donnent tant de peinepour si peu de profits !

– Peu de profits ! se récria l’irasciblevieillard. Il gagne de tous les côtés : à sa classe, àl’église, à la mairie… C’est lui qui tient les registres de l’étatcivil… »

Martial se frappa le front comme par uneinspiration soudaine.

Le souvenir de son entretien avec la Nanonvenait de lui traverser l’esprit.

« Qu’as-tu donc ? questionna sonpère.

– Rien ! répondit-il à son tour. Tenez,ne causons plus. L’ouvrage avancera plus vite. »

Et tout bas, pour lui seul, ilajouta :

« J’ai mon idée ! »

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