Le Crime d’Orcival

Chapitre 14

 

Le père Plantat s’arrêta.

Ses auditeurs, depuis qu’il parlait, ne s’étaient permis ni ungeste ni un mot.

Tout en écoutant, M. Lecoq réfléchissait.

Il se demandait d’où pouvaient venir ces détails précis jusqu’àla minutie. Qui avait rédigé cette terrible biographie deTrémorel ?

Et son regard se coulant jusqu’au dossier, il distinguait fortbien que tous les feuillets n’étaient pas de la même écriture.

Mais déjà le vieux juge de paix poursuivait :

Devenue Mme Sauvresy, grâce à un coup inespéré du sort, BertheLechaillu n’aimait pas son mari.

Cette fille d’un pauvre maître d’école de campagne, dont lesplus folles visées d’ambition ne dépassaient pas, jadis, une placede sous-maîtresse dans un des pensionnats de Versailles, n’étaitpas satisfaite de sa situation.

Reine absolue du plus beau domaine du pays, entourée de toutesles satisfactions du luxe, disposant à son gré d’une fortuneconsidérable, aimée, adorée, elle se trouvait à plaindre.

Cette vie si bien ordonnée, si constamment heureuse, sansinquiétudes, sans secousses, lui paraissait d’une écœuranteinsipidité. N’était-ce pas toujours les mêmes plaisirs fades,revenant dans un certain ordre monotone selon les saisons ! Onrecevait ou on allait dans le monde, on montait à cheval, onchassait, on se promenait en voiture. Et ce serait toujoursainsi !

Ah ! ce n’était pas là une vie telle qu’elle l’avait rêvée.Elle était née pour des jouissances plus vives et plus âpres. Elleavait soif d’émotions et de sensations inconnues, souhaitantl’incertitude de l’avenir, l’imprévu, les transitions, despassions, des aventures, bien d’autres choses encore.

Puis, Sauvresy lui avait déplu dès le premier jour, et sasecrète aversion allait grandissant à mesure qu’elle devenait plussûre de son empire sur lui.

Elle le trouvait commun, vulgaire, ridicule. Il ne posait jamaiset elle prenait pour de la niaiserie la parfaite simplicité de sesmanières. Elle l’examinait, et elle ne lui voyait aucun relief oùaccrocher une admiration. S’il parlait, elle ne l’écoutait pas,ayant depuis longtemps décidé dans sa sagesse qu’il ne pouvait riendire que d’ennuyeux ou de banal. Elle lui en voulait de ce qu’iln’avait pas eu une de ces jeunesses orageuses qui épouvantent lesfamilles. Elle lui reprochait de n’avoir pas vécu.

Il avait cependant fait comme les autres, tant bien que mal. Ilétait allé à Paris, autrefois, et avait essayé le genre de vie deson ami Trémorel. Au bout de six mois il en avait par-dessus lesyeux et revenait bien vite au Valfeuillu, se reposer de jouissancessi laborieuses. L’expérience lui coûtait cent mille francs, et ilne regrettait pas, disait-il, d’avoir, à ce prix, étudié ce qu’estau juste la « vie de plaisir ».

Berthe était excédée encore de l’adoration perpétuelle et sansbornes de Sauvresy. Elle n’avait qu’à souhaiter, pour être àl’instant obéie, et cette soumission aveugle à toutes ses volontéslui paraissait de la servilité chez un homme. Un homme, sedisait-elle, est né pour commander et non pour obéir, pour être lemaître et non l’esclave.

Elle aurait, à tout prendre, préféré un de ces maris qu’onguette à la fenêtre, qui rentrent au milieu de la nuit, chaudsencore de l’orgie, ayant perdu au jeu, ivres, et qui, si on seplaint, frappent. Des tyrans, mais des hommes.

Quelques mois après son mariage, tout à coup, elle se mit àavoir les fantaisies les plus absurdes, les caprices les plusextravagants. C’était une épreuve.

Elle voulait voir jusqu’où irait la complaisance inaltérable deson mari ; elle pensait le lasser. Ce fut elle qui se lassa,furieuse de n’avoir rencontré ni une résistance ni uneobjection.

Être sûre de son mari, mais sûre absolument ; savoir qu’onemplit assez son cœur pour qu’il n’y ait aucune place pour uneautre ; n’avoir rien à redouter, pas même un entraînement ouun caprice d’un jour, lui paraissait désolant, intolérable. À quoibon être belle alors, spirituelle, jeune, coquette à faire tournertoutes les têtes !

Peut-être l’aversion de Berthe datait-elle de plus loin.

Elle se connaissait et s’avouait que, pour peu que Sauvresyl’eût voulu, elle eût été sa maîtresse et non pas sa femme. Iln’avait qu’à vouloir, l’honnête homme, l’imbécile !… Elles’ennuyait tant chez son père, égratignant jusqu’au sang toutes sesvanités aux épines de la misère, que sur la promesse d’un belappartement et d’une voiture à Paris, elle serait partie sansseulement tourner la tête pour envoyer un dernier adieu au toitpaternel.

Une voiture !… elle aurait décampé pour bien moins.L’occasion seule avait manqué à ses instincts. Et elle méprisaitson mari de ce qu’il ne l’avait pas assez méprisée !

Sans cesse, cependant, on lui répétait qu’elle était la plusheureuse des femmes. Heureuse ! Et il y avait des jours oùelle pleurait en songeant à son mariage.

Heureuse ! Mais il y avait des instants où elle se sentaitune envie folle de fuir, de partir en quête d’émotions,d’aventures, de plaisirs, de tout ce qu’elle désirait, de tout cequ’elle n’avait pas et qu’elle n’aurait jamais. L’effroi de lamisère – elle le connaissait – le retenait. Il venait un peu, ceteffroi, d’une très sage précaution de son père, mort depuis peu,dont elle portait le deuil avec ostentation, qu’elle pleurait àchaudes larmes, mais dont elle maudissait la mémoire.

Lors de son mariage, Sauvresy désirait, par le contrat,reconnaître à sa future un apport de cinq cent mille francs. Lebonhomme Lechaillu s’était formellement opposé à cet acte demunificence.

– Ma fille ne vous apporte rien, avait-il déclaré, vous luireconnaîtrez quarante mille francs de dot si vous voulez, mais pasun sou avec ; sinon… pas de mariage.

Et comme Sauvresy insistait.

– Laissez-moi donc, avait-il répondu, ma fille sera, jel’espère, une bonne et digne épouse, et en ce cas votre fortune estla sienne Si, au contraire, elle venait à se mal conduire, quarantemille francs seraient encore trop. Après ça, si vous craignez demourir le premier, vous êtes libre de faire un testament.

Force fut d’obéir. Peut-être le père Lechaillu, le digne maîtred’école, connaissait-il sa fille.

Il était seul, en ce cas, à l’avoir devinée, car jamais unehypocrisie plus consommée ne fut mise au service d’une perversitési profonde qu’elle peut sembler exagérée, d’une dépravationinconcevable chez une femme jeune et ayant peu vu le monde.

Si elle se jugeait au fond du cœur la plus infortunée descréatures, il n’en parut jamais rien, ce fut un secret biengardé.

Tous ses actes furent si bien marqués au coin d’une politiquesavante que son admirable comédie fit illusion, même à l’œilperçant de la jalousie.

Elle avait su se composer pour son mari, à défaut de l’amourqu’elle ne ressentait pas, les apparences d’une passion à la foisbrûlante et discrète, que trahissaient certains regards jetés à ladérobée – et surpris – un mot, sa contenance dans un salon quand ilentrait.

Si bien que tout le monde disait :

– La belle Berthe est folle de son mari.

C’était la conviction de Sauvresy, et il était le premier àdire, sans cacher la joie qu’il en éprouvait :

– Ma femme m’adore.

Telle était, exactement la situation des maîtres du Valfeuillu,lorsque Sauvresy recueillit à Sèvres, sur le bord de la Seine, lepistolet à la main, son ami Trémorel.

Ce soir-là, pour la première fois depuis son mariage, Sauvresymanqua le dîner après avoir promis d’arriver à l’heure, et se fitattendre.

Si incompréhensible était l’inexactitude, que Berthe eût dû êtreinquiète. Elle n’était qu’indignée de ce qu’elle appelait un manqueabsolu d’égards.

Même, elle se demandait quelle punition elle infligerait aucoupable, lorsque sur les dix heures du soir, la porte du salon deValfeuillu s’ouvrit brusquement. Sauvresy était sur le seuil, gai,souriant.

– Berthe, dit-il, je t’amène un revenant.

C’est à peine si elle daigna lever la tête, et encore sansperdre l’alinéa du journal qu’elle lisait. Sauvresy continuait:

– Un revenant que tu connais, dont je t’ai parlé bien souvent,que tu aimeras puisque je l’aime, et qu’il est mon plus vieuxcamarade, mon meilleur ami.

Et s’effaçant, il poussa Hector dans le salon, en disant :

– Madame Sauvresy, permettez-moi de vous présenter M. le comteHector de Trémorel.

Berthe se leva brusquement, rouge, émue, agitée d’une émotioninexprimable, comme à une apparition effrayante. Pour la premièrefois de sa vie elle était confuse, intimidée, et n’osait lever sesgrands yeux d’un bleu clair à reflets couleur d’acier.

– Monsieur, balbutia-t-elle, monsieur, croyez… du moment où monmari… soyez le bienvenu.

Ce nom de Trémorel, qui éclatait là tout à coup dans son salon,elle le connaissait bien. Sans compter que Sauvresy le lui avaitappris, elle l’avait vu dans les journaux, tous ses amis deschâteaux voisins l’avaient prononcé.

Dans son esprit, d’après ce qu’elle avait lu ou entendu dire,celui qui le portait devait être un personnage immense, presquesurnaturel. C’était, lui avait-on dit, un héros d’un autre âge, unfou, un viveur à outrance.

C’était un de ces hommes dont la vie épouvante le vulgaire, quele bourgeois idiot juge sans foi ni loi, dont les passionsexorbitantes font éclater le cadre étroit des préjugés. Un de ceshommes qui dominent les autres, qu’on redoute, qui tuent pour unregard de travers, qui sèment l’or d’une main prodigue, dont lasanté de fer résiste à d’effroyables excès, qui conduisent de lamême cravache leurs maîtresses et leurs chevaux, les plus belles etles plus extravagantes créatures de Paris, les plus nobles bêtes del’Angleterre.

Souvent, dans ses rêveries désespérées, elle avait cherché àimaginer ce que pouvait être ce redoutable comte de Trémorel. Elleparait des qualités qu’elle lui supposait, les héros au brasdesquels elle s’enfuyait, bien loin de son mari, au pays desaventures. Et voilà que tout à coup il lui apparaissait.

– Donne donc la main à Hector, dit Sauvresy.

Elle tendit sa main, Trémorel la serra légèrement, et à cecontact, il lui sembla qu’elle recevait la secousse d’une batterieélectrique. Sauvresy s’était jeté sur un fauteuil.

– Vois-tu bien, Berthe, disait-il, notre ami Hector est épuisépar la vie qu’il mène ; on le serait à moins. On lui a ordonnédu repos, et ce repos il vient le chercher ici, près de nous.

– Mais, mon ami, répondait Berthe, ne crains-tu pas que monsieurle comte ne s’ennuie un peu ici ?

– Lui, pourquoi ?

– Le Valfeuillu est bien tranquille, nous sommes de pauvrescampagnards…

Berthe parlait pour parler, pour rompre un silence qui luipesait, pour forcer Trémorel à répondre et entendre sa voix. Touten parlant elle l’observait et étudiait l’effet qu’elle luiproduisait. D’ordinaire, sa rayonnante beauté frappait ceux qui lavoyaient pour la première fois, d’un visible étonnement.

Lui restait impassible.

Ah ! qu’elle reconnaissait bien à cette froide, à cettesuperbe indifférence, le grand seigneur blasé, le viveur qui a toutessayé, tout éprouvé, tout épuisé. Et de ce qu’il ne l’admiraitpas, elle l’admirait davantage.

« Quelle différence, pensait-elle, avec ce vulgaire Sauvresy,qu’un rien étonne, qui s’ébahit de tout, dont la physionomie trahittoutes les impressions, dont l’œil annonce tout ce qu’il va direbien avant qu’il ouvre la bouche ! »

Berthe se trompait, Hector n’était ni si froid ni si impassiblequ’elle le supposait. Hector tombait simplement de lassitude. Sesnerfs bandés outre mesure pendant vingt-quatre heures sedétendaient, et c’est à peine s’il pouvait se soutenir. Bientôt ildemanda la permission de se retirer.

Resté seul avec sa femme, Sauvresy racontait à Berthe lescirconstances déplorables – ce fut son mot – qui amenaient le comteau Valfeuillu. Ami sincère, il évitait tous les détails capables dedonner un ridicule à son ami.

– C’est un grand enfant, disait-il, un fou, son cerveau estmalade, mais nous le soignerons, nous le guérirons.

Jamais Berthe n’avait écouté son mari avec cette attention. Ellesemblait l’approuver, mais en réalité elle admirait Trémorel. Oui,comme miss Fancy, elle était frappée de cet héroïsme : Gaspiller safortune et se tuer après.

– Ah ! soupira-t-elle, ce n’est pas Sauvresy qui en feraitautant.

Non, Sauvresy n’était pas homme à se conduire comme le comte deTrémorel.

Dès le lendemain de l’arrivée du comte au Valfeuillu, il annonçason intention de s’occuper sans retard des affaires de son ami.

C’était à l’issue du déjeuner, dans la jolie serre disposée ensalon qui suit la salle de billard.

Bien reposé, après une bonne et longue nuit dans un litexcellent, sans inquiétudes pressantes pour le moment, le désordrede ses vêtements réparé, Hector n’avait plus rien du naufragé de laveille. Il était de ces natures sur lesquelles les événements n’ontpas de prise, que vingt-quatre heures consolent des pirescatastrophes, qui oublient les plus sévères leçons de la vie.Chassé par Sauvresy, il n’eût su où aller, et cependant il avaitrepris déjà l’insouciance hautaine du viveur millionnaire, habituéà plier à son gré les hommes et les circonstances. Il étaitredevenu impassible, froidement railleur, comme si des annéess’étaient écoulées depuis sa nuit d’hôtel garni, comme si lesdésastres de sa fortune eussent été réparés.

Et Berthe s’étonnait de ce calme après de si surprenants revers,prenant pour de la force d’âme ce qui n’était chez Trémorel quepuérile imprévoyance.

– Ça, disait Sauvresy, puisque je deviens ton homme d’affaires,donne-moi mes instructions et quelques notions indispensables. Quelest, ou était, comme tu voudras, le chiffre de tafortune ?

– Je l’ignore absolument.

Sauvresy qui s’était armé d’un crayon et d’une grande feuille depapier blanc, prêt à ranger des chiffres en bataille, parut un peusurpris.

– Soit, reprit-il, mettons x à l’actif et passons au passif. Quedois-tu ?

Hector eut un geste superlativement dédaigneux.

– Je n’en sais, ma foi ! rien, répondit-il.

– Quoi ! pas même vaguement ?

– Oh ! si fait. Par exemple, je dois entre cinq et six centmille francs à la maison Clair ; à Dervoy, cinq cent millefrancs ; pareille somme à peu près aux Dubois d’Orléans…

– Et ensuite ?

– Mes souvenirs précis s’arrêtent là.

– Mais tu as bien au moins quelque part un carnet sur lequel tuinscrivais le chiffre de tes emprunts successifs ?

– Non.

– Au moins tu as conservé des titres, des états d’inscription,les grosses de tes diverses obligations ?

– Rien. J’ai fait hier matin une flambée de toutes mespaperasses.

Le châtelain du Valfeuillu fit un bond sur sa chaise. De tellesfaçons d’agir lui semblaient monstrueuses ; il ne pouvait passupposer qu’Hector posait. Il posait cependant, et cetteaffectation d’ignorance était une suprême fatuité de viveur et debon ton. Se ruiner sans savoir comme est très noble, trèsdistingué, très ancien régime.

– Mais malheureux, s’écria Sauvresy, comment m’y prendre pournettoyer ta position.

– Eh ! ne la nettoie pas ; fais comme moi, laisse agirmes créanciers, ils sauront bien se débrouiller, soistranquille ; laisse-les mettre mes biens en vente…

– Jamais ! si on arrive à une vente aux enchères, tu esabsolument ruiné.

– Bast ! un peu plus ou un peu moins !

Quel sublime désintéressement, pensait Berthe, quelleinsouciance, quel mépris admirable de l’argent, quel noble dédaindes détails mesquins et petits qui agitent le vulgaire !

Sauvresy serait-il capable d’un pareil détachement ?

Certes, elle ne pouvait l’accuser d’avarice, il devenait pourelle, prodigue comme un voleur, il ne lui avait jamais rien refusé,il courait au-devant de ses plus coûteuses fantaisies, mais enfin,il avait pour le gain l’âpreté d’un fils de paysan, et, en dépit desa haute fortune, il gardait quelque chose de la vénérationpaternelle pour l’argent.

Quand il avait un marché à passer avec un de ses fermiers, il necraignait pas de se lever de grand matin, de monter à cheval, mêmeen plein hiver, de faire trois ou quatre lieues sous la pluie pourattraper quelques centaines d’écus.

Il se serait ruiné pour elle, si elle l’eût voulu, elle en étaitconvaincue, mais il se serait ruiné économiquement, avec ordre,comme le plat bourgeois qui ouvre un compte à ses vices.

Sauvresy réfléchissait.

– Tu as raison, dit-il à Hector, tes créanciers doiventconnaître exactement ta situation ; qui sait s’ils nes’entendent pas ? La façon dont ils t’ont refusé cent millefrancs avec le plus touchant ensemble me le ferait supposer. Jevais aller les trouver…

– La maison Clair, où j’ai contracté mes premiers emprunts doitêtre mieux renseignée.

– Soit, je verrai M. Clair. Mais, tiens, si tu étaisraisonnable, sais-tu ce que tu ferais !

– Parle.

– Tu m’accompagnerais à Paris, et, à nous deux…

Hector, à cette proposition, s’était dressé tout pâle, l’œilétincelant.

– Jamais, interrompit-il violemment, jamais !…

Ses « très chers » du club l’épouvantaient encore. Quoi !déchu, tombé, ridiculisé par son suicide manqué, il oseraitreparaître sur le théâtre de sa gloire !

Sauvresy lui ouvrait les bras. Sauvresy était un brave cœurl’aimant assez pour ne pas s’arrêter à la fausseté de sa situation,pour ne pas le juger un lâche de ce qu’il avait reculé, mais lesautres !…

– Ne me reparle plus de Paris, ajouta-t-il d’un ton plus calme,de ma vie, je le jure, je n’y remettrai les pieds.

– Soit, tant mieux, reste avec nous, ce n’est pas moi qui m’enplaindrai, ni ma femme non plus, et un beau jour nous te trouveronsune héritière dans les environs.

Elle fit, de la tête, sans lever les yeux, un signeaffirmatif.

– Allons, reprit Sauvresy, il est temps que je parte si je veuxne pas manquer le chemin de fer.

– Mais je t’accompagne à la gare, fit vivement Trémorel.

Ce n’était pas de sa part une prévenance purement amicale. Ilvoulait prier son ami de s’informer des objets restés aumont-de-piété de la rue de Condé, et aussi lui demander de passerchez miss Fancy.

De la fenêtre de sa chambre, Berthe suivait les deux amis qui,bras dessus bras dessous, remontaient la route d’Orcival. « Quelledifférence, pensait-elle, entre ces deux hommes ! Mon maridisait, tout à l’heure, qu’il voulait être l’intendant de sonami ; il n’a que trop l’air, en effet, de son intendant. »

Quelle démarche vraiment noble a le comte, quelle aisancegracieuse, quelle distinction suprême ! Et cependant, monmari, j’en suis sûre, le méprise, parce qu’il s’est ruiné à fairedes folies. Ah que n’est-il, lui-même, capable d’en faire. Ilaffectait, j’ai cru m’en apercevoir, certains airs de protection.Pauvre garçon !

Mais est-ce que tout chez M. de Trémorel n’annonce pas unesupériorité innée ou acquise, tout, jusqu’à son prénom :Hector ! Comme il sonne, ce nom ! Et elle prenait plaisirà le répéter avec des intonations différentes : Hector !Hector ! Mon mari, lui, s’appelle Clément !…

M. de Trémorel revenait seul du chemin de fer, gai comme unconvalescent à ses premières sorties.

Dès que Berthe l’aperçut, elle quitta vivement la fenêtre. Ellevoulait rester seule, réfléchir à cet événement qui, tout à coup,tombait dans sa vie, analyser ses sensations, écouter sespressentiments, étudier ses impressions pour s’en rendre maîtresse,enfin, arrêter, si elle pouvait, un plan de conduite. Elle nereparut que pour se mettre à table, quand son mari, qu’on avaitattendu, revint sur les onze heures du soir.

Sauvresy mourait de faim et de soif, il paraissait brisé defatigue, mais son excellente figure rayonnait.

– Victoire ! ami Hector, disait-il, tout en avalant sonpotage trop chaud, nous te tirerons des mains des Philistins.Dame ! les plus brillantes plumes de tes ailes y resteront,mais on te sauvera assez de duvet pour te faire un bon nid.

Berthe eut pour son mari un regard reconnaissant.

– Et comment cela ? demanda-t-elle.

– C’est bien simple. Du premier coup j’ai deviné le jeu descréanciers de notre ami. Ils comptaient obtenir la mise en vente deses propriétés, ils les achetaient en bloc, à vil prix, commetoujours en ces occasions, les revendaient ensuite fort bien endétail et partageaient le bénéfice.

– Et tu empêcheras cela ? fit Trémorel d’un airincrédule.

– Parfaitement. Ah ! j’ai dérangé le plan de ces messieurs.J’ai réussi, ce qui est une chance, mais j’ai du bonheur, moi, àles tous réunir le soir même. Vous allez, leur ai-je dit, nouslaisser vendre volontairement de gré à gré, sinon, je me mets de lapartie et brouille les cartes. Ils me regardaient d’un airgoguenard. Mais mon notaire, que j’avais amené, ayant ajouté : «Monsieur est M. Sauvresy, et s’il veut deux millions, demain leCrédit foncier les lui avancera. » Nos hommes ont ouvert de grandsyeux et ont consenti à tout ce que je voulais.

Quoi qu’il en eût dit, Hector connaissait assez ses affairespour savoir qu’avec cette transaction on lui sauverait une fortune,petite, en comparaison de celle qu’il possédait, mais enfin unefortune.

Cette certitude le ravit, et dans un mouvement de reconnaissancevraie, serrant entre ses mains les mains de Sauvresy :

– Ah ! mon ami, s’écria-t-il, c’est l’honneur après la vie,que tu me donnes, comment m’acquitter jamais !…

– En ne faisant plus que des folies raisonnables. Tiens, commemoi, ajouta-t-il, en se penchant vers sa femme et enl’embrassant.

– Et plus rien à redouter !

– Rien ! C’est que j’aurais, morbleu ! emprunté lesdeux millions, oui, et ils l’ont bien vu. Mais ce n’est pas tout.Les poursuites sont arrêtées. Je suis allé à ton hôtel, et j’aipris sur moi de renvoyer tous tes domestiques, à l’exception de tonvalet de chambre et d’un palefrenier. Si tu veux m’en croire, nousenverrons dès demain tous tes chevaux au Tattersal où ils sevendront très bien. Quant au cheval que tu as l’habitude de monter,il sera ici demain.

Ces détails choquaient Berthe. Elle trouvait que son mariexagérait l’obligeance, descendant jusqu’à la servilité.

« Décidément, pensait-elle, il était né pour être intendant. »Sauvresy poursuivait :

– Enfin, sais-tu ce que j’ai fait ? Songeant que tu esarrivé ici comme un petit Saint-Jean, j’ai donné l’ordre de remplirtrois ou quatre malles de tes effets, on les a portées au chemin defer, et en arrivant j’ai envoyé un domestique les chercher.

Hector, lui aussi, commençait à trouver l’obligeance de Sauvresyexcessive, et qu’il le traitait par trop en enfant ne sachant rienprévoir. Cette circonstance de son dénuement racontée devant unefemme, le blessait. Il oubliait que le matin même, il avait trouvétout simple de faire demander du linge à son ami.

Il cherchait une de ces plaisanteries fines, qui sauvent unesituation, lorsqu’il se fit un grand bruit dans le vestibule. Sansdoute les malles arrivaient. Berthe sortit pour donner desordres.

– Vite, pendant que nous sommes seuls, dit Sauvresy, voici tesbijoux. Ah ! j’ai eu du mal à les avoir. Ils sont méfiants aumont-de-piété. Je pense bien qu’ils ont commencé par me prendrepour l’associé d’une bande de filous.

– Tu n’as pas dit mon nom, au moins !

– Ça a été inutile. Mon notaire, par bonheur, était avec moi.Non, on ne saura jamais tout ce qu’un notaire peut rendre deservices. Ne penses-tu pas que la société est injuste envers lesnotaires ?

Trémorel pensait que son ami parlait bien lestement de chosessérieuses, tristes même, et cette légèreté de ton lecontrariait.

– Pour finir, poursuivait Sauvresy, j’ai rendu visite à missFancy. Elle était au lit depuis la veille, on l’y avait portéeaprès ton départ, et depuis la veille, m’a dit sa femme de chambre,elle ne cessait de sangloter à fendre l’âme.

– Elle n’avait reçu personne ?

– Personne absolument. Elle te croyait bien mort, et quand jelui ai affirmé que tu étais chez moi, très vivant et très bienportant, j’ai cru qu’elle deviendrait folle de joie. Sais-tuqu’elle est vraiment jolie ?

– Oui… elle n’est pas mal.

– Puis c’est, je crois, une bonne personne. Elle m’a dit deschoses extrêmement touchantes. Je parierais presque, mon cher ami,qu’elle ne tient pas seulement à ton argent, et qu’elle a pour toiune sincère affection.

Hector eut un beau sourire de fatuité. Affection !… le motétait pâle.

– Bref, ajouta Sauvresy, elle voulait à toute force me suivre,pour te voir, pour te parler. J’ai dû, pour obtenir qu’elle melaissât me retirer, lui jurer, avec d’épouvantables serments,qu’elle te verrait demain, non à Paris puisque tu m’as déclaré quetu n’y voulais plus y remettre les pieds, mais à Corbeil.

– Ah ! comme cela…

– Donc, demain à midi, elle sera à la gare. Nous partirons d’iciensemble ; pendant que je prendrai le train de Paris, tumonteras, toi, dans celui de Corbeil. Arrange-toi de façon à fairesemblant de manger et tu pourras, là-bas, offrir à déjeuner à missFancy à l’hôtel de la Belle-Image.

– Il n’y a pas d’inconvénients ?

– Pas le moindre. La Belle-Image est une grande aubergeque sa position à l’entrée de la ville, à cinq cents mètres duchemin de fer, met absolument à l’abri des curieux et desindiscrets. On peut, d’ici, s’y rendre sans être vu de personne, ensuivant le bord de l’eau et en prenant la rue qui tourne le moulinDarblay.

Hector préparait une objection, Sauvresy, d’un geste lui fermala bouche.

– Voici ma femme, dit-il, plus un mot.

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