Le Crime d’Orcival

Chapitre 13

 

Arrivé dans la rue, le comte de Trémorel s’apprêtait à remonterle boulevard, lorsque l’idée de ses amis traversa son esprit.L’histoire de sa saisie, colportée par ses gens, devait déjà courirla ville.

– Non, pas par là, murmura-t-il.

C’est qu’en effet, de ce côté, il rencontrerait infailliblementquelqu’un de ses « très chers » et il lui semblait entendre lescompliments de condoléances et les ridicules offres de service.

Il voyait les grimaces contrites dissimulant mal une intime etdélicieuse satisfaction. Il avait, en sa vie, blessé tant devanités, écrasé tant d’amours-propres, qu’il devait s’attendre à deterribles représailles.

Et pourquoi ne pas tout dire ? Les amis d’un homme quefavorise une insolente prospérité, ressemblent tous, plus ou moins– volontairement ou sans s’en douter – à cet excentrique Anglaisqui suivait un dompteur de bêtes féroces avec le doux espoir de levoir dévorer. La fortune, aussi, dévore parfois ceux qui ladomptent.

Hector traversa donc la chaussée, prit la rue Duphot et gagnales quais.

Où allait-il ? Il n’en savait rien, il ne se le demandaitmême pas.

Il marchait au hasard, longeant les parapets, respirant à pleinspoumons l’air pur et vif, savourant cette béatitude physique quisuit un bon repas, heureux de se sentir vivre, aux tièdes rayons dusoleil d’avril. Le temps était splendide, et Paris entier étaitdehors. La ville avait un air de fête, les flâneurs encombraientles rues, la foule affairée ralentissait sa course, toutes lesfemmes étaient jolies. À un angle des ponts, des marchandestenaient leur éventaire de violettes qui embaumaient.

Près du Pont-Neuf, le comte acheta un de ces bouquets qu’on crieà dix centimes, et le passa à sa boutonnière. Il jeta vingt sous àla marchande, et sans attendre qu’on lui rendît la monnaie, ilcontinua sa route.

Arrivé à cette grande place qui est au bout du boulevardBourbon, et qui est toujours encombrée de saltimbanques et demontreurs de curiosités en plein vent, la foule, le bruit, ledéchirement des musiques, l’arrachèrent à sa torpeur, le ramenantbrusquement à la situation présente.

« Il s’agit, pensa-t-il, de quitter Paris. »

Et, d’un pas plus rapide, il s’achemina vers la gare d’Orléans,dont on aperçoit les bâtiments en face, de l’autre côté de laSeine.

Arrivé à la salle de départ, il demanda l’heure d’un train pourÉtampes. Pourquoi choisissait-il Étampes ?

Il lui fut répondu qu’un train venait de partir, il n’y avaitpas cinq minutes, et qu’il n’y en aurait pas d’autre avant deuxheures.

Il éprouva une vive contrariété, et comme il ne pouvait resterlà deux heures à attendre, il sortit, et, pour tuer le temps, ilentra au Jardin des Plantes.

Certes, il y avait bien dix ou douze ans qu’il n’y avait mis lespieds. Il n’y était pas venu depuis le temps où, lorsqu’il était aulycée, on y conduisait les élèves, les jours de promenade, pourvisiter la ménagerie ou jouer aux barres.

Rien n’avait changé. C’étaient bien les mêmes marronniers, lesmêmes treillages vermoulus, les mêmes petites allées coupant descarrés pleins de plantes portant leur nom sur une étiquette au boutd’une tige de fil de fer.

Les grandes allées de ce côté étaient presque désertes. Ils’assit sur un banc en face du musée de minéralogie. Quisait ! Peut-être lorsqu’il était au lycée, dix ans plus tôt,las de courir, de s’amuser, il était venu se reposer sur ce mêmebanc.

Entre ce temps et aujourd’hui, quelle différence !

La vie alors lui apparaissait comme une longue avenue, si longuequ’on n’en voyait pas la fin, sablée de sable d’or, ombragée,délicieuse, réservant à chaque pas une surprise, une volupténouvelle.

Eh bien, il venait de la parcourir, cette allée, il était arrivéau bout. Qu’y avait-il trouvé ? Rien.

Non, rien. Car à cette heure où il récapitulait les annéesécoulées, il ne se trouvait pas, entre tant de jours, un seul jourlui ayant laissé un de ces souvenirs délicieux qui ravissent etconsolent. Des millions avaient glissé entre ses mains prodigues,et il ne se rappelait pas une dépense utile, véritablementgénéreuse, de vingt francs. Lui qui avait eu tant d’amis, tant demaîtresses, il cherchait vainement dans sa mémoire un nom d’ami, unnom de femme à murmurer.

Le passé lui apparaissant comme en un miroir fidèle, il étaitsurpris, consterné, de l’imbécillité de ses plaisirs, de l’inanitédes jouissances qui avaient été le but et comme la fin de sonexistence.

Et pour qui avait-il vécu, en définitive ? Pour les autres.Il avait cru poser sur un piédestal, il avait paradé sur untréteau.

« Ah ! j’étais fou, se disait-il, j’étais fou ! »

Ne voyant pas qu’après avoir vécu pour les autres, pour lesautres il allait se tuer.

Il s’attendrissait. Qui penserait à lui, dans huit jours ?Personne. Ah si, miss Fancy, peut-être, une fille ! Et encore,non. Dans huit jours elle serait consolée et rirait de lui avec unnouvel amant. Mais il se souciait bien de Fancy,vraiment !…

Cependant, les tambours battaient la retraite autour dujardin.

La nuit était venue, et avec la nuit un brouillard épais etfroid se levait. Le comte de Trémorel quitta son banc, il étaitglacé jusqu’aux os.

– Retournons au chemin de fer, murmura-t-il.

Hélas ! en ce moment, l’idée de se brûler la cervelle aucoin d’un bois, comme il le disait si allègrement le matin, lui fithorreur. Il se représenta son cadavre défiguré, sanglant, gisantsur le revers de quelque fossé. Que deviendrait-il ? Desmendiants passeraient, ou des maraudeurs, qui le dépouilleraient.Et après ? La justice viendrait, on enlèverait ce corpsinconnu, et sans doute, en attendant la constatation de l’identité,on le porterait à la Morgue.

Il frissonna. Il se voyait étendu sur une de ces larges dallesde marbre qu’arrose un jet continu d’eau glacée ; il entendaitle frémissement de la foule qu’attire en ce lieu sinistre unemalsaine curiosité.

Alors, comment mourir ? Il chercha et s’arrêta à l’idée dese tuer dans quelque hôtel garni de la rive gauche.

– Voilà qui est décidé, dit-il.

Et, sortant du jardin avec les derniers promeneurs, il gagna leQuartier Latin.

Son insouciance du matin avait fait place à une résignationmorne. Il souffrait, il se sentait la tête lourde, il avaitfroid.

« Si je ne devais mourir cette nuit, pensa-t-il, je serais bienenrhumé demain. »

Cette saillie de son esprit ne le fit pas sourire, mais elle luidonna la conscience d’être un homme très fort.

Il s’était engagé dans la rue Dauphine et cherchait des yeux unhôtel. Puis il pensa qu’il n’était pas sept heures et que demanderune chambre, ce serait peut-être éveiller certains soupçons. Ilréfléchit qu’il avait encore cent quarante francs dans sa poche,résolut d’aller dîner. Ce serait son dernier repas. En effet, ilentra dans un restaurant, rue Contrescarpe, et se fit servir.

Mais il s’efforçait en vain de secouer la tristesse de plus enplus anxieuse qui l’envahissait. Il se mit à boire. Il vida troisbouteilles sans parvenir à changer le cours de ses idées.Retrouvant dans le vin l’amertume de ses réflexions, il luisemblait détestable, bien qu’il fût excellent et le plus cher del’établissement, coté vingt-cinq francs sur la carte.

Et les garçons regardaient avec surprise ce dîneur lugubre quitouchait à peine aux mets qu’il demandait et qui, à mesure qu’ilvidait son verre, devenait plus sombre.

La carte de son dîner s’éleva à quatre-vingt dix francs. Il jetasur la table son dernier billet de cent francs et sortit.

Il n’était pas tard encore, il entra dans un estaminet pleind’étudiants qui buvaient, et alla s’asseoir à une table isolée,tout au fond de la salle, derrière les billards.

On lui apporta du café, et il vida dans sa tasse tout le carafonqu’on lui servit, puis un second, puis un troisième…

Il ne voulait pas en convenir, se l’avouer, il cherchait às’exalter, à se monter au niveau du courage dont il allait avoirbesoin ; il n’y réussissait pas.

Pendant le dîner, et depuis qu’il était au café, il avaitprodigieusement bu ; à tout autre moment il eût été ivre, maisl’alcool, loin de lui donner sa folie passagère, lui tournait surl’estomac et l’anéantissait.

Il était là, à sa table, le front entre ses mains, lorsqu’ungarçon qui traversait la salle lui tendit un journal.

Machinalement il le prit, l’ouvrit et lut :

« Au moment de mettre sous presse, on nous apprend ladisparition d’un personnage bien connu qui aurait, ajoute-t-on,annoncé son intention formelle de se suicider. Si étranges sont lesfaits qu’on nous raconte, que, n’ayant pas le temps d’aller auxrenseignements, nous renvoyons les détails à demain. »

Ces quelques lignes éclatèrent comme des obus dans le cerveau ducomte de Trémorel.

C’était son arrêt de mort, sans sursis, signé par ce tyran dont,pendant des années, il avait été l’assidu courtisan :l’opinion.

– On ne cessera donc jamais de s’occuper de moi !murmura-t-il avec une rage sourde – et sincèrement pour la premièrefois de sa vie.

Puis, résolument, il ajouta :

– Allons, il faut en finir.

Cinq minutes plus tard, en effet, muni d’un livre et de quelquescigares, il frappait à la porte de l’hôtel duLuxembourg.

Conduit par le domestique à la meilleure chambre de la maison,il fit allumer un grand feu et demanda de l’eau sucrée et tout cequ’il fallait pour écrire. Sa résolution à ce moment était aussiinébranlable que le matin.

– Il n’y a plus à hésiter, murmurait-il, il n’y a plus àreculer.

Il s’assit devant la table, près de la cheminée, et d’une mainferme écrivit la déclaration destinée au commissaire de police.

« Qu’on n’accuse personne de ma mort… » commençait-il, et ilterminait en recommandant d’indemniser le propriétaire del’hôtel.

La pendule marquait onze heures moins cinq minutes, il posa sespistolets sur la cheminée, en murmurant :

– À minuit, je me brûle la cervelle, j’ai encore une heure àvivre.

Le comte de Trémorel s’était laissé tomber sur son fauteuil, latête renversée sur le dossier, les pieds appuyés à la tablette dela cheminée. Pourquoi ne se tuait-il pas tout de suite ?Pourquoi s’accorder, s’imposer cette heure d’attente, d’angoisses,de tortures. Il n’aurait su le dire. Il cherchait à réfléchir auxcirconstances diverses de sa vie. Il était frappé de lavertigineuse rapidité des événements qui l’avaient amené dans cettemisérable chambre d’hôtel garni. Comme le temps passe ! Il luisemblait que c’était hier que, pour la première fois, il était alléemprunter cent mille francs. Mais que sert à l’homme qui a roulé aufond de l’abîme la connaissance des causes de sa chute !

La grande aiguille de la pendule avait dépassé la demie de onzeheures.

Il songeait encore à cet article du journal qui venait de luitomber sous les yeux. À qui attribuer la communication de lanouvelle !

À miss Fancy, sans aucun doute. La porte de la salle à mangerouverte, elle était revenue à elle et s’était élancée sur ses pas,à demi habillée, échevelée, tout en larmes. Où était-elle allée, nel’apercevant pas sur le boulevard ? Chez lui d’abord, puis auclub, puis chez quelques-uns des amis.

Si bien que ce soir, à ce moment même, il n’était question quede lui, dans son monde. Tous ceux qui l’avaient connu, et ilsétaient nombreux, s’abordaient en se disant :

– Vous savez la nouvelle ?

– Ah ! oui, ce pauvre Trémorel, quel plongeon !C’était un excellent garçon. Seulement…

Il lui semblait entendre la litanie des « seulement » saluée dericanements et de plaisanteries de mauvais goût. Puis, son suicideconstaté ou non, on se partageait ses dépouilles. L’un prenait samaîtresse, l’autre achetait ses chevaux, le troisième s’arrangeaitdu mobilier.

Le temps passait. La vibration stridente qui annonce la sonneried’une pendule se fit entendre. C’était l’heure.

Le comte se leva, saisit ses pistolets et alla se placer près dulit, s’arrangeant de façon à ne pas rouler à terre – précautionabsurde, incompréhensible quand on est de sang-froid, et queprennent cependant tous ceux qui se suicident.

Le premier coup de minuit sonna… Il ne tira pas.

Hector était brave et sa réputation de courage n’était plus àfaire. Il s’était battu en duel dix fois au moins, et toujours surle terrain on avait admiré son insouciance railleuse. Un jour, ilavait tué son homme, et, le soir, il s’était endormi fortpaisiblement. On citait de lui des paris effrayants, des traitsd’une témérité folle.

Oui, mais il ne tirait toujours pas.

C’est qu’il est deux sortes de courage. L’un, le faux, brille deloin comme le manteau pailleté du baladin, mais il lui faut leplein soleil, l’excitation de la lutte, le transport de la colère,l’incertitude du résultat, et par-dessus tout la galerie quiapplaudit ou qui siffle. C’est le vulgaire courage du duelliste etdu coureur de courses au clocher. L’autre, le vrai, ne se drapepas ; il méprise l’opinion, il obéit à la conscience et non àla passion, le succès ne le préoccupe, pas, il fait son œuvre sansbruit. C’est le courage de l’homme fort qui, ayant mesuréfroidement le péril, dit : « Je ferai ceci ! » et le fait.Depuis plus de deux minutes, minuit avait sonné, et Hector étaittoujours là, le pistolet appuyé sur la tempe.

« Aurais-je peur ? » se demanda-t-il.

Il avait peur en effet, et ne voulait pas se l’avouer. Il remitses armes sur la table et revint s’asseoir près du feu. Tous sesmembres tremblaient.

« C’est nerveux, se disait-il, ça va passer. »

Et il se donna jusqu’à une heure.

Il faisait des efforts inouïs pour se prouver, pour se démontrerla nécessité du suicide. Que deviendrait-il, s’il ne se tuaitpas ? Comment vivrait-il ? Lui faudrait-il donc serésigner à travailler !

Pouvait-il, d’ailleurs, reparaître, alors que, par la bouche desa maîtresse, il avait annoncé son suicide à tout Paris ?Quelles huées, s’il se montrait, quels quolibets !

Il eut un mouvement de fureur qu’il prit pour un éclair decourage et il sauta sur ses pistolets. Le froid de l’acier sur sapeau lui causa une sensation telle, qu’il faillit s’évanouir,lâchant son arme qui retomba sur le lit.

– Je ne peux pas, répétait-il dans son angoisse, je ne peuxpas.

La douleur physique lui faisait horreur. Tout son être serévoltait à cette idée d’une balle brutale qui déchirerait sa peau,labourerait ses chairs, broyant les muscles, brisant les os. Iltomberait sanglant, mutilé, et les débris de sa cervelleéclabousseraient les murs.

Ah ! que n’avait-il cherché une mort plus douce ! Quen’avait-il choisi le poison, ou le charbon encore ; lecharbon, comme le petit cuisinier de chez Vachette. Mais leridicule d’outre-tombe ne l’épouvantait plus.

Il n’avait peur que d’une chose, de n’avoir pas le courage de setuer. Toujours de demi-heure en demi-heure il se remettait. Ce futune nuit horrible, une agonie comme doit l’être celle des condamnésà mort dans leur cachot. Il pleura de douleur et de rage, il setordit les mains, il cria grâce, il pria.

Enfin, au matin, brisé, anéanti, il s’endormit sur sonfauteuil.

Trois ou quatre coups frappés à la porte le tirèrent d’unsommeil peuplé de fantômes. Il alla ouvrir. C’était le garçon quivenait prendre ses ordres et qui resta pétrifié sur le seuil, à lavue de cet homme aux vêtements en désordre, la cravate dénouée,livide, les yeux gonflés, les cheveux collés aux tempes par lasueur.

– Je n’ai besoin de rien, répondit Hector, je descends.

Il descendit. Il lui restait assez d’argent pour payer sadépense, bien juste, car il ne put donner au garçon que six sous depourboire.

C’est sans but, sans idée, qu’il quitta cet hôtel où il avaittant souffert. Plus que jamais il était décidé à mourir, seulementil souhaitait quelques jours de répit, une semaine, pour seremettre, pour se reconnaître. Mais comment vivre unesemaine ? Il n’avait plus un centime sur lui.

Une idée de salut lui vint : le mont-de-piété.

Il ne connaissait cette providence à douze pour cent que de nom,précisément assez pour savoir que, sur ses bijoux, on luiavancerait une certaine somme. Mais où prendre un bureaud’engagement ? N’osant s’en faire indiquer un, il cherchait auhasard, à travers le Quartier Latin qu’il connaissait à peine. Ilavait relevé la tête, il marchait d’un pas plus ferme, il cherchaitquelque chose, il avait un but.

Rue de Condé, au-dessus d’une grande maison noire, il vit uneenseigne : Mont-de-piété. Il entra.

La salle était petite, humide, malpropre et pleine de monde. Ilest vrai que si l’endroit était lugubre les emprunteurs semblaientporter gaiement leur misère.

C’étaient des étudiants et des femmes du quartier des écoles,qui causaient et riaient en attendant leur tour.

Le comte de Trémorel s’avançait, tenant à la main sa montre, sachaîne et un fort beau brillant qu’il avait retiré de son doigt. Latimidité de la misère le prenait, il ne savait à qui s’adresser.Une jeune femme eut pitié de son embarras.

– Tenez, lui dit-elle, mettez vos objets là, sur ce bout deplanchette, devant ce grillage garni de rideaux verts.

Au bout d’un moment, une voix qui paraissait venir d’une piècevoisine, cria :

– Douze cents francs, la montre et la bague.

L’énormité de la somme produisit une telle sensation que toutesles conversations s’arrêtèrent. Tous les yeux cherchaient lemillionnaire qui allait empocher tant de louis. Le millionnaire nerépondit pas.

Heureusement la même femme qui avait déjà conseillé Hector luipoussa le bras.

– C’est pour vous, les douze cents francs, lui dit-elle,répondez si vous acceptez, ou non.

– J’accepte ! cria Hector.

Une joie profonde, immense, lui faisait oublier jusqu’à sestoitures de la nuit. Douze cents francs ! Que de joursreprésentait cette somme. N’avait-il pas entendu dire qu’il y a desemployés qui ne gagnent guère que cela par an.

Les autres emprunteurs se moquaient de lui. Ils semblaient làcomme chez eux. Ils avaient certaines façons de répondre : Oui, quifaisaient beaucoup rire. Quelques-uns causaient familièrement avecles employés ou faisaient des remarques.

Hector attendait depuis bien longtemps, lorsqu’un des employésqui écrivaient derrière un autre grillage, cria :

– À qui les douze cents francs ?…

Le comte s’avança, il comprenait le mécanisme.

– À moi, répondit-il.

– Votre nom ?

Hector hésita. Prononcer son noble nom tout haut, en pareillieu, jamais. Il dit un nom en l’air :

– Durand.

– Où sont vos papiers ?

– Quels papiers ?

– Un passeport, une quittance de loyer, un permis de chasse.

– Je n’ai rien de tout cela.

– Allez le chercher, ou amenez deux témoins patentés.

– Mais, monsieur…

– Il n’y a pas de monsieur ! À un autre…

Si étourdi du contretemps que fût Hector, le ton de l’employél’indigna.

– Alors, dit-il, rendez-moi mes bijoux.

L’employé le regarda d’un air goguenard.

– Impossible. Tout nantissement enregistré ne peut être renduque sur justification de possession légitime.

Et sans vouloir rien entendre, il continua sa besogne.

– Un châle français, trente-cinq francs, à qui ?

C’est au milieu des quolibets qu’Hector sortit dumont-de-piété.

Jamais le comte de Trémorel n’avait autant souffert et même iln’avait pas idée d’angoisses pareilles. Après cette lueur d’espoir,brusquement éteinte, les ténèbres lui semblaient plus profondes etplus inexorables. Il restait plus nu, plus dépouillé que lenaufragé auquel la mer a arraché ses dernières épaves, lemont-de-piété lui avait pris ses dernières ressources.

Toute la poésie fanfaronne dont il se plaisait autrefois à parerson suicide, s’évanouissait, laissant voir la réalité la plustriste, la plus ignoble.

Il allait finir, non plus comme le beau joueur quivolontairement quitte le tapis vert où il laisse sa fortune, maiscomme le Grec qui, surpris et chassé, sait que toutes les porteslui seront fermées. Sa mort n’avait rien de volontaire, il nepouvait ni hésiter, ni choisir son heure, il allait se tuer fautede pouvoir vivre un seul jour de plus. Et jamais l’existence ne luiavait paru chose si bonne.

Jamais il ne s’était senti cette exubérance de force et dejeunesse.

Il découvrait tout à coup autour de lui, comme en un paysinexploré, une foule de jouissances plus enviables les unes que lesautres, et qu’il n’avait pas goûtées. Lui qui se vantait d’avoirtordu la vie pour en exprimer le plaisir, il n’avait pas vécu. Ilavait eu tout ce qui se vend et s’achète, rien de ce qui se donneou se conquiert, il n’avait rien eu.

Déjà il n’en était plus à se reprocher les dix mille francsofferts à Jenny. Il regrettait moins. Il regrettait les deux centsfrancs partagés aux domestiques, le pourboire abandonné la veilleau garçon du restaurant ; moins encore, les vingt sous jetéssur l’éventaire de la marchande de violettes.

Il pendait à sa boutonnière, ce bouquet fané, passé flétri. Àquoi lui servait-il ? Tandis que ces vingt sous !… Il nepensait plus aux millions dissipés, il ne pouvait chasser la penséede ce misérable franc.

C’est que le viveur, l’heureux du monde, l’homme qui la veilleavait son hôtel, dix domestiques, huit chevaux dans ses écuries, lecrédit qui résulte d’une colossale fortune dissipée, le comte deTrémorel avait envie de fumer et il n’avait pas de quoi acheter uncigare ; il avait faim et il n’avait pas de quoi payer unrepas dans la plus infime des gargotes.

Certes, s’il l’eût voulu, il eût pu se procurer bien de l’argentencore, et bien facilement. Il lui suffisait de rentrertranquillement chez lui, de tenir tête aux huissiers, de sedébattre au milieu de la ruine.

Mais quoi ! il affronterait donc son monde, il confesseraitdonc ses terreurs invincibles au dernier moment il subirait desregards plus cruels qu’une balle de pistolet. On n’a pas le droitde tromper ainsi son public ; quand on a annoncé son suicide :on se tue. Ainsi Hector allait mourir parce qu’il avait parlé,parce que le journal avait annoncé l’événement. Cela, au moins ilse l’avouait, et tout en marchant, il s’adressait les reproches lesplus amers.

Il se souvenait d’un joli endroit où il s’était battu en duel,une fois, dans les bois de Viroflay ; il s’était dit qu’il setuerait là, et il s’y rendait, suivant cette route charmante, duPoint-du-Jour.

Comme la veille, le temps était superbe, et à tout moment desgroupes de femmes et de jeunes gens le dépassaient. Ils serendaient, ceux-là, à quelque partie de campagne, et ils étaientdéjà loin, qu’on entendait encore leurs éclats de rire.

Dans les guinguettes, au bord de l’eau, sous les tonnelles dontles chèvrefeuilles bourgeonnaient, des ouvriers buvaient, choquantleurs verres.

Tous ces gens paraissaient heureux et contents, et cette gaietésemblait à Hector insulter sa misère présente. N’y avait-il doncque lui de malheureux au monde ! Il avait soif, cependant, unesoif intense, insupportable.

Aussi, arrivé au pont de Sèvres, il quitta la route etdescendant la berge, assez rapide à cet endroit, il gagna le bordde la Seine. Il se baissa, puisa de l’eau dans le creux de sa main,et but.

Une lassitude invincible l’accablait. Il y avait là de l’herbe,il s’assit ou plutôt se laissa tomber. La fièvre du désespoirvenait, et la mort maintenant lui apparaissait comme unrefuge ; il songeait presque avec joie que sa pensée allaitêtre anéantie et qu’il ne souffrirait plus.

Au-dessus de lui, à quelques mètres, étaient les fenêtresouvertes d’un des restaurants de Sèvres.

On pouvait le voir de là aussi bien que du pont, mais il ne s’eninquiétait pas, il ne s’inquiétait plus de rien.

« Autant ici qu’ailleurs ! » se dit-il. Déjà il armait sonpistolet lorsqu’il s’entendit appeler :

– Hector ! Hector !…

D’un bond il fut debout, cachant son arme, cherchant qui criaitainsi son nom. Sur la berge, à cinq pas, un homme courait vers lui,les bras tendus.

C’était un homme de son âge, un peu gros peut-être, mais bienpris, avec une bonne figure épanouie, éclairée par de grands yeuxnoirs, où éclataient la franchise et la bonté, un de ces hommessympathiques à première vue, qu’on aime quand on les connaît depuishuit jours.

Hector le reconnut. C’était son plus ancien ami, un camarade decollège ; ils avaient été aussi liés que possible autrefois,mais le comte, ne le trouvant pas assez fort pour lui, avait cessépeu à peu de le voir et il l’avait perdu de vue depuis deuxans.

– Sauvresy ! fit-il, stupéfait.

– Moi-même, repartit le jeune homme, qui arrivait essoufflé etfort rouge ; voici bien deux minutes que je suis tesmouvements, que faisais-tu là ?

– Mais… rien, répondit Hector, embarrassé.

– Insensé ! reprit Sauvresy, c’est donc vrai ce qu’on m’adit chez toi, ce matin, car je suis allé chez toi…

– Et que t’a-t-on dit ?

– Qu’on ne savait ce que tu étais devenu, que tu avais la veillequitté ta maîtresse en lui déclarant que tu allais te brûler lacervelle. Déjà un journal a annoncé ta mort avec force détails.

Cette nouvelle parut causer au comte de Trémorel une impressionterrible.

– Tu vois donc bien, répondit-il d’un ton tragique, qu’il fautque je me tue !

– Pourquoi ? pour éviter à ce journal le désagrément d’unerectification ?

– On dira que j’ai reculé…

– Très joli ! Alors, selon toi, on est forcé de faire unefolie par cette raison qu’on a dit qu’on la ferait ! C’estabsurde. Pourquoi veux-tu te tuer ?

Hector réfléchissait, il entrevoyait la possibilité devivre.

– Je suis ruiné, répondit-il tristement.

– Alors c’est pour cela que… Tiens, mon ami, laisse-moi te ledire, tu es fou ! Ruiné !… c’est un malheur, mais quandon a notre âge, on refait sa fortune. Sans compter que tu n’es passi ruiné que tu le dis, puisque j’ai, moi, cent mille livres derentes.

– Cent mille livres…

– Au bas mot, toute ma fortune étant en terres qui ne rapportentpas quatre pour cent.

Trémorel savait son ami riche, mais non tant que cela. Peut-êtreest-ce un mouvement irraisonné d’envie qui lui fit dire :

– Eh bien ! moi qui ai eu plus que cela, je n’ai pasdéjeuné ce matin.

– Malheureux ! et tu ne me dis rien ! Mais c’est vrai,tu es dans un état à faire pitié ; viens du moins, viensvite !

Et il l’entraînait vers le restaurant.

Trémorel suivait de mauvaise grâce cet ami qui venait de luisauver la vie. Il avait la conscience d’avoir été surpris dans unesituation affreusement ridicule. Un homme bien résolu à se brûlerla cervelle, si on l’appelle, presse la détente et ne cache pas sonarme. Entre tous ses amis un seul l’aimait assez pour ne pas voirle ridicule, un seul était assez généreux pour ne pas le railleroutrageusement, celui-là était Sauvresy.

Mais installé dans un cabinet devant une bonne table, Hectorn’eut pas la force de conserver sa raideur. Il eut cette heure desensibilité folle, d’expansion abandonnée qui suit le salut, aprèsun péril immense. Il fut lui, il fut jeune, il fut vrai. Il dittout à Sauvresy, absolument tout, ses forfanteries d’autrefois, sesterreurs au dernier moment, son agonie de l’hôtel, ses rages, sesregrets, ses angoisses au mont-de-piété…

– Ah disait-il, tu me sauves, tu es mon ami, mon seul ami, monfrère !…

Ils restèrent là à causer plus de deux heures.

– Voyons, dit enfin Sauvresy, arrêtons nos plans. Tu veuxdisparaître quelques jours ; je comprends cela. Mais tu vas cesoir même adresser quatre lignes aux journaux. Demain, je vaisprendre tes affaires en main, je m’y connais, sans savoir où tu enes, je me charge de te sauver encore une jolie aisance, nous avonsde l’argent, tes créanciers seront coulants.

– Mais que deviendrais-je ? demanda Hector qu’effrayait laseule pensée de l’isolement.

– Comment ! Mais je t’emmène, parbleu ! chez moi, auValfeuillu. Ne sais-tu donc pas que je suis marié ? Ah !mon ami, il n’est pas d’homme plus heureux que moi. J’ai épousé,par amour, la plus belle et la meilleure des femmes. Tu seras unfrère pour nous… Mais viens, ma voiture est là, devant lagrille.

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