Le Crime d’Orcival

Chapitre 20

 

L’heure s’avançait, Hector et Berthe durent passer dans lachambre de Sauvresy. Il dormait. Ils s’installèrent sans bruitchacun d’un côté du feu comme tous les soirs, la femme de chambrese retira.

Afin que la lumière de la lampe ne gênât pas le malade, on avaitdisposé les rideaux de la tête du lit de telle façon que, couché,il ne pouvait voir la cheminée. Pour l’apercevoir, il lui fallaitse hausser sur ses oreillers et se pencher en s’appuyant sur lebras droit.

Mais il dormait, d’un sommeil pénible, fiévreux, agité defrissons convulsifs. Sa respiration pressée et sifflante soulevaitla couverture à intervalles égaux.

Berthe et Trémorel n’échangeaient plus une parole. Le silencemorne, sinistre, n’était troublé que par le tic-tac de la pendule,ou par le froissement des feuillets du livre que lisait Hector.

Dix heures sonnèrent.

Peu après, Sauvresy fit un mouvement, il se retournait, ils’éveillait. Légère et attentive comme une épouse dévouée, d’unsaut, Berthe, fut près du lit. Son mari avait les yeux ouverts.

– Te sens-tu un peu mieux, mon bon Clément ?demanda-t-elle.

– Ni mieux, ni plus mal.

– Souhaites-tu quelque chose ?

– J’ai soif.

Hector, qui avait levé les yeux aux premières paroles de sonami, se replongea dans sa lecture.

Debout devant la cheminée, Berthe préparait avec des soinsminutieux la dernière potion prescrite par le docteur R… et quinécessitait certaines précautions.

La potion prête, elle sortit de sa poche la fiole de cristalbleu et y trempa, comme tous les soirs, une de ses épingles àcheveux. Elle n’eut pas le temps de la retirer, on la touchaitlégèrement à l’épaule.

Un frisson la secoua jusqu’aux talons ; brusquement elle seretourna et poussa un cri terrible, un cri d’épouvante et d’horreur:

– Oh !…

Cette main qui l’avait touchée, c’était celle de son mari. Oui,pendant qu’elle était devant la cheminée, dosant le poison,Sauvresy bien doucement s’était soulevé ; puis doucement, ilavait écarté le rideau, et c’était son bras décharné quis’allongeait vers elle, c’étaient ses yeux effrayants de haine etde colère qui flamboyaient devant les siens.

Au cri de Berthe, un autre cri sourd, un râle plutôt, avaitrépondu.

Trémorel avait tout vu, tout compris, il était anéanti.

« Tout est découvert ! » Ces trois mots éclataient dansleur intelligence comme des obus. Partout autour d’eux, ilséblouissaient, écrits en lettres de feu. Il y eut un momentd’indicible stupeur, une minute de silence si profond qu’onentendit battre les tempes d’Hector.

Sauvresy était rentré sous ses couvertures. Il riait d’un rireéclatant et lugubre, comme le serait le ricanement d’un squelettedont les mâchoires et les dents s’entrechoqueraient.

Mais Berthe n’était pas de ces créatures qu’un seul coup, siterrible qu’il soit, peut abattre. Elle tremblait plus que lafeuille, ses jambes fléchissaient, mais déjà sa pensée s’égarait ensubterfuges possibles. Qu’avait vu Sauvresy, avait-il même vuquelque chose ? Que savait-il ? Et quand il aurait vu leflacon de verre bleu, ces choses-là s’expliquent. Ce pouvait être,ce devait être par un simple effet du hasard que son mari l’avaittouchée à l’épaule juste au moment du crime.

Toutes ces pensées ensemble traversèrent son esprit en uneseconde, rapides comme l’éclair rayant les ténèbres. Et alors, elleosa, elle eut la force d’oser s’approcher du lit, et de dire avecun sourire affreusement contraint, mais enfin avec un sourire :

– Quelle peur tu viens de me faire !

Il la regarda pendant une seconde qui lui parut durer un siècle,et simplement répondit.

– Je le comprends !

Plus d’incertitude possible. Aux yeux de son mari, Berthe ne vitque trop clairement qu’il savait. Mais quoi ? maisjusqu’où ? Elle parvint à prendre sur elle de continuer :

– Souffrirais-tu davantage ?

– Non.

– Alors, pourquoi t’es-tu levé !

– Pourquoi ?…

Il réussit à se hausser sur ses oreillers et avec une force donton ne l’eût pas cru capable, une minute auparavant, il poursuivit:

– Je me suis levé pour vous dire que c’est assez de torturescomme cela, que j’en suis arrivé aux limites de l’énergie humaine,que je ne saurais endurer un jour de plus ce supplice inouï de mevoir, de me sentir mesurer la mort lentement, goutte à goutte, parles mains de ma femme et de mon meilleur ami.

Il s’arrêta. Hector et Berthe étaient foudroyés.

– Je voulais vous dire encore : Assez de ménagements cruels,assez de raffinements, je souffre. Ah ! ne voyez-vous pas queje souffre horriblement. Hâtez-vous, abrégez mon agonie. Tuez-moi,mais tuez-moi d’un coup, empoisonneurs !

Sur ce dernier mot : empoisonneurs, le comte de Trémorel sedressa comme s’il eût été mû par un ressort, tout d’une pièce, lesyeux hagards, les bras étendus en avant.

Sauvresy, lui, à ce mouvement, glissa rapidement sa main sousles oreillers et en retira un revolver dont il dirigea le canonvers Hector, en criant :

– N’approche pas.

Il avait cru que Trémorel allait se précipiter sur lui, et,puisque le poison était découvert, l’étrangler, l’étouffer.

Il se trompait. Hector se sentait devenir fou. Il retomba commeune masse.

Berthe, plus forte, essayait de se débattre, s’efforçant desecouer les torpeurs de l’épouvante qui l’envahissait.

– Tu es plus mal, mon Clément, disait-elle, c’est encore cetteaffreuse fièvre qui me fait tant de peur qui te reprend. Ledélire…

– Ai-je vraiment le délire ? interrompit-il d’un airsurpris.

– Hélas ! oui, mon bien-aimé, c’est lui qui te hante, quipeuple d’horribles visions ta pauvre tête malade.

Il la regarda curieusement. Réellement, il était stupéfait decette audace qui croissait avec les circonstances…

– Quoi ! ce serait nous qui te sommes si chers, tes amis,moi ta…

L’implacable regard de son mari la força, oui, la força des’arrêter, les paroles expirèrent sur ses lèvres.

– Assez de mensonges, va, Berthe, reprit Sauvresy, ils sontinutiles. Non, je n’ai pas rêvé, non, je n’ai pas eu le délire. Lepoison n’est que trop réel et je pourrais te le nommer sans leretirer de ta poche.

Elle recula épouvantée comme si elle eût vu la main de son mariétendue pour lui arracher le flacon de cristal.

– Je l’ai deviné et reconnu dès le premier moment, car vous avezchoisi un de ces poisons qui ne laissent guère de traces, il estvrai, mais dont les indices ne trompent pas. Vous souvient-il dujour où je me suis plaint d’une saveur poivrée ? Le lendemainj’étais fixé, et j’ai failli ne pas l’être seul. Le docteur R… a euun doute.

Berthe voulut balbutier quelques mots. Sauvresyl’interrompit.

– On s’exerce au poison, poursuivait-il, d’un ton d’effrayanteironie, avant de s’en servir. Vous ne connaissez donc pas le vôtre,vous ne savez donc rien de ses effets ? Maladroits !Comment ! votre poison donne d’intolérables névralgies, desinsomnies dont rien ne triomphe, et vous me regardez sottement,sans surprise, dormir des nuits entières. Comment ! je meplains d’un feu intérieur dévorant, pendant que votre poisoncharrie des glaces dans les veines et dans les entrailles, et vousne vous en étonnez pas ! Vous voyez disparaître et changertous les symptômes, et vous n’êtes pas éclairés. Vous êtes doncfous. Savez-vous ce qu’il m’a fallu faire pour écarter les soupçonsdu docteur R… J’ai dû taire les souffrances réelles de votrepoison, et me plaindre de maux imaginaires, ridicules, absurdes.J’accusais précisément le contraire de ce que j’éprouvais. Vousétiez perdus, je vous ai sauvés.

Sous tant de coups redoublés, la criminelle énergie de Berthechancelait. Elle se demandait si elle ne devenait pas folle.Entendait-elle bien ? Était-ce bien vrai que son mari s’étaitaperçu qu’on l’empoisonnait et qu’il n’avait rien dit, qu’il avaitmême trompé et dérouté le médecin ? Pourquoi ? dans quelbut ?

Sauvresy avait fait une pause de quelques minutes, bientôt ilreprit :

– Si je me suis tu, si je vous ai sauvés, c’est que le sacrificede ma vie était fait. Oui, j’ai été frappé au cœur pour ne plus merelever, le jour où j’ai appris qu’abusant de ma confiance vous metrompiez.

C’est sans émotion apparente qu’il parlait de sa mort, du poisonqu’on lui versait ; mais sur ces mots : « Vous me trompiez »,sa voix s’altéra et trembla.

– Je ne voulais pas, je ne pouvais pas le croire d’abord. Jedoutais du témoignage de mes sens plutôt que de vous. Il a bienfallu me rendre à l’évidence. Je n’étais plus dans ma maison, qu’unde ces tyrans grotesques qu’on berne et qu’on bafoue. Cependant, jevous gênais encore. Il fallait à vos amours plus d’espace et deliberté. Vous étiez las de contrainte, excédés de feintes. Et c’estalors que, songeant que ma mort vous faisait libres et riches, vousavez chargé le poison de vous débarrasser de moi.

Berthe avait du moins l’héroïsme du crime. Tout était découvert,elle jetait le masque. Elle essaya de défendre son complice, quirestait anéanti dans un fauteuil.

– C’est moi qui ai tout fait, s’écria-t-elle, il estinnocent.

Un mouvement de rage empourpra le visage pâle de Sauvresy.

– Ah ! vraiment, reprit-il, mon ami Hector estinnocent ! Ce n’est donc pas lui, qui pour me payer – non lavie, il était trop lâche pour se tuer, mais l’honneur, qu’il medoit – m’a pris ma femme ? Misérable ! Je lui tends lamain quand il se noie, je l’accueille comme un frère aimé, et pourprix de mes services, il installe l’adultère à mon foyer… non cetadultère brillant qui a l’excuse de la passion et la poésie dupéril bravé, mais l’adultère bourgeois, bas, ignoble, de la viecommune…

Et tu savais ce que tu faisais, mon ami Hector, tu savais – jete l’avais dit cent fois – que ma femme était tout pour moi,ici-bas, le présent et l’avenir, la réalité, le rêve, le bonheur,l’espérance, la vie, enfin ? Tu savais que, pour moi, laperdre, c’était mourir.

Si encore tu l’avais aimée ! Mais non, ce n’est pas elleque tu aimais. C’est moi que tu haïssais. L’envie te dévorait, etvraiment tu ne pouvais pas me dire en face : « Tu es trop heureux,rends-m’en raison ! » Alors, lâchement, dans l’ombre, tu m’asdéshonoré. Berthe n’était que l’instrument de tes rancunes. Etaujourd’hui, elle te pèse, tu la méprises et tu la crains. Mon amiHector, tu as été chez moi le vil laquais qui pense venger sabassesse en souillant de sa salive les mets qu’il porte à la tabledu maître !

Le comte de Trémorel ne répondit que par un gémissement. Lesparoles terribles de cet homme mourant tombaient sur sa conscienceplus cruelles que des soufflets sur sa joue.

– Voilà, Berthe, continuait Sauvresy, voilà l’homme que tu m’aspréféré, pour lequel tu m’as trahi. Tu ne m’as jamais aimé, moi, jele reconnais maintenant, jamais ton cœur ne m’a appartenu. Et moije t’aimais tant !…

Du jour où je t’ai vue, tu es devenue mon unique pensée, ouplutôt ma pensée même, comme si ton cœur à toi eut battu à la placedu mien.

En toi tout m’était cher et précieux. J’adorais tes caprices,tes fantaisies, j’adorais jusqu’à tes défauts. Il n’est rien que jen’eusse entrepris pour un de tes sourires, pour me faire dire :merci ! entre deux baisers. Tu ne sais donc pas, que bien desannées après notre mariage, ce m’était encore un bonheur, une fête,de m’éveiller le premier pour te regarder dormir d’un sommeild’enfant, pour admirer, pour toucher tes beaux cheveux blondsépandus sur la batiste des oreillers. Berthe !…

Il s’attendrissait au souvenir de ces félicités passées, de cesjouissances immatérielles à force d’être profondes, et qui nereviendraient plus.

Il oubliait leur présence, la trahison infâme, le poison.

Il oubliait qu’il allait mourir assassiné par cette femme tantaimée, et ses yeux s’emplissaient de larmes, sa voix s’étouffaitdans sa gorge ; il s’arrêta.

Plus immobile et plus blanche que le marbre, Berthe écoutait,essayant de pénétrer le sens de cette scène.

– Il est donc vrai, reprit le malade, que ces beaux yeuxlimpides éclairent une âme de boue ! Ah ! qui n’eût ététrompé comme moi ! Berthe, à quoi rêvais-tu lorsque tut’endormais bercée entre mes bras ? Quelles chimères caressaitta folie ?

Trémorel est arrivé, et tu as cru voir en lui l’idéal de tessonges. Tu admirais les rides précoces du viveur comme le sceaufatal qui marque le front de l’archange déchu. Tu as pris pour deslambeaux de pourpre les guenilles pailletées de son passé qu’ilsecouait sous tes yeux.

Ton amour, sans souci du mien, s’est élancé au-devant de lui quine songeait même pas à toi. Tu allais au mal comme à ton essencemême. Et moi qui croyais ta pensée plus immaculée que la neige desAlpes. En toi il n’y a même pas eu de lutte. Tu ne t’es pasabandonnée, tu t’es offerte. Nul trouble ne m’a révélé ta premièrefaute. Tu m’apportais sans rougir ton front mal essuyé des baisersde ton amant.

La lassitude domptait son énergie. Sa voix peu à peu se voilaitet devenait plus faible.

– Tu as eu ton bonheur entre les mains, Berthe, et tu l’as briséinsoucieusement comme l’enfant brise le jouet dont il ignore lavaleur. Qu’attendais-tu de ce misérable pour lequel tu as eul’affreux courage de me tuer le baiser aux lèvres, doucement,lentement, heure par heure ? Tu as cru l’aimer, mais le dégoûtà la longue doit t’être venu. Regarde-le et juge-nous. Vois quelest l’homme, de moi étendu sur ce lit où je vais rendre le derniersoupir dans quelques heures, et de lui qui agonise de peur dans soncoin. Du crime, tu as l’énergie, et il n’en a que la bassesse.Ah ! si je m’appelais Hector de Trémorel et qu’un homme eûtosé parler comme je viens de le faire, cet homme n’existerait plus,eût-il pour se défendre dix revolvers comme celui que je tiens.

Ainsi remué du pied dans la boue, Hector essaya de se lever, derépondre. Ses jambes ne le portaient plus, sa gorge ne rendait quedes sons rauques et inarticulés.

Et Berthe, en effet, examinant ces deux hommes, reconnaissaitavec rage son erreur.

Son mari, en ce moment, lui apparaissait sublime : ses yeuxavaient des profondeurs inouïes, son front rayonnait, tandis quel’autre ; l’autre !… à le considérer seulement elle sesentait prise de nausées.

Ainsi, toutes ces chimères décevantes après lesquelles elleavait couru, amour, passion, poésie, elle les avait eues entre lesmains, elle les avait tenues, et elle n’avait pas su s’enapercevoir. Mais où en voulait venir Sauvresy, quelle idéepoursuivait-il ? Il continuait péniblement :

– Ainsi donc, voici notre situation : vous m’avez tué, vousallez être libres, mais vous vous haïssez, vous vous méprisez…

Il dut s’interrompre, il étouffait. Il essaya de se hausser surses oreillers, de s’asseoir sur son lit, il était trop faible.Alors, il s’adressa à sa femme.

– Berthe, dit-il, aide-moi à me soulever.

Elle se pencha sur le lit, s’appuyant au dossier, et prenant sonmari sous les bras, elle parvint à le placer comme il le désirait.Dans cette nouvelle position, il parut plus à l’aise, et à deux outrois reprises, il respira longuement.

– Maintenant, fit-il, je voudrais boire. Le médecin m’a permisun peu de vin vieux, si fantaisie m’en prenait ; donne-moitrois doigts de vin vieux.

Elle se hâta de lui en apporter un verre, il le vida et le luirendit.

– Il n’y avait pas de poison dedans ? demanda-t-il. Cettequestion effrayante, le sourire qui l’accompagnait brisèrentl’endurcissement de Berthe.

Depuis un moment, avec son dégoût pour Trémorel, les remords enelle s’étaient éveillés et déjà elle se faisait horreur.

– Du poison ! répondit-elle avec violence,jamais !

– Il va pourtant falloir m’en donner tout à l’heure, pourm’aider à mourir.

– Toi ! mourir, Clément ! non, je veux que tu vives,pour que je puisse racheter le passé. Je suis une infâme, j’aicommis un crime abominable, mais tu es bon. Tu vivras ; je nete demande pas d’être ta femme, mais ta servante, je t’aimerai, jem’humilierai, je te servirai à genoux, je servirai tes maîtressessi tu en as, et je ferai tant qu’un jour, après dix ans, aprèsvingt ans d’expiation, tu me pardonneras.

C’est à peine si, dans son trouble mortel, Hector avait pusuivre cette scène. Mais aux gestes de Berthe, à son accent, à sesdernières paroles surtout, il eut comme une lueur d’espoir, il crutque peut-être tout allait être fini, oublié, que Sauvresy allaitpardonner. Se soulevant à demi, il balbutia :

– Oui, grâce, grâce !

Les yeux de Sauvresy lançaient des éclairs, la colère donnait àsa voix des vibrations puissantes.

– Grâce ! s’écria-t-il, pardon !… Avez-vous eu pitiéde moi pendant une année que vous vous êtes joués de mon bonheur,depuis quinze jours que vous mêlez du poison à toutes mestisanes ! Grâce ? Mais vous êtes fous ? Pourquoidonc pensez-vous que je me suis tu en découvrant votre infamie, queje me suis laissé tranquillement empoisonner, que j’ai pris soin dedérouter les médecins ? Espérez-vous que j’ai agi ainsiuniquement pour préparer une scène d’adieux déchirants et vousdonner à la fin ma bénédiction ? Ah ! connaissez-moimieux !

Berthe sanglotait. Elle essaya de prendre la main de son mari,il la repoussa durement.

– Assez de mensonges, dit-il, assez de perfidies ! Je voushais !… Vous ne sentez donc pas qu’il n’y a plus que la hainede vivante en moi !

L’expression de Sauvresy était atroce en ce moment.

– Voici bientôt deux mois, reprit-il, que je sais la vérité.Tout se brisa en moi, l’âme et le corps. Ah ! il m’en a coûtéde me taire, j’ai failli en mourir. Mais une pensée me soutenait :je voulais me venger. Aux heures de répit, je ne songeais qu’àcela. Je cherchais un châtiment proportionné à l’offense. Je n’entrouvais pas, non, je ne pouvais en trouver, lorsque vous avez prisle parti de m’empoisonner. Le jour où j’ai deviné le poison, j’aieu un tressaillement de joie, je tenais ma vengeance.

Une terreur toujours croissante envahissait Berthe et lastupéfiait autant que Trémorel.

– Pourquoi voulez-vous ma mort ? continuait Sauvresy, pourêtre libres, pour vous marier ? Eh bien ! c’est là ce queje veux aussi. Le comte de Trémorel sera le second mari de Mmeveuve Sauvresy.

– Jamais ! s’écria Berthe, non jamais !

– Jamais ! répéta Hector comme un écho.

– Cela sera pourtant, puisque moi je le veux. Oh ! mesprécautions sont bien prises, allez, et vous ne sauriez m’échapper.Écoutez-moi donc : Dès que j’ai été certain du poison, j’aicommencé par écrire notre histoire très détaillée à tous les trois,j’ai de plus, tenu jour par jour, heure par heure, pour ainsi dire,un journal fort exact de mon empoisonnement ; enfin, j’airecueilli du poison que vous me donniez…

Berthe eut un geste que Sauvresy prit pour une dénégation, caril insista :

– Certainement, j’en ai recueilli, et je puis même vous direcomment. Toutes les fois que Berthe me donnait une potion suspecte,j’en gardais une gorgée dans ma bouche, et fort soigneusement jecrachais cette gorgée dans une bouteille cachée sous montraversin.

Ah ! vous vous demandez comment j’ai pu faire toutes ceschoses sans que vous vous en soyez doutés, sans qu’aucun domestiques’en soit aperçu ? Sachez donc que la haine est plus forteencore que l’amour, et que jamais l’adultère n’aura les perfidiesde la vengeance. Soyez sûrs que je n’ai rien laissé au hasard, rienoublié.

Hector et Berthe regardaient Sauvresy avec cette attention fixe,voisine de l’hébétement. Ils s’efforçaient de comprendre, ils necomprenaient pas encore.

– Finissons-en, reprit le mourant, mes forces s’épuisent. Donc,ce matin même, cette bouteille contenant un litre environ depotion, notre biographie et la relation de mon empoisonnement ontété remises aux mains d’un homme sûr et dévoué que vousn’arriveriez pas à corrompre si vous le connaissiez. Rassurez-vous,il ignore la nature du dépôt. Le jour où vous vous marierez, cetami vous rendra le tout. Si au contraire, d’aujourd’hui en un an,vous n’êtes pas mariés, il a ordre de remettre le dépôt confié àson honneur entre les mains du procureur impérial.

Un double cri d’horreur et d’angoisse apprit à Sauvresy qu’ilavait bien choisi sa vengeance.

– Et songez-y bien, ajouta-t-il, le paquet remis à la justice,c’est le bagne, pour vous, sinon l’échafaud.

Sauvresy avait abusé de ses forces. Il retomba sur son lithaletant, la bouche entrouverte, les yeux éteints ; les traitssi décomposés qu’on eût pu croire qu’il allait expirer.

Mais ni Berthe ni Trémorel ne songeaient à le secourir. Ilsrestaient là, en face l’un de l’autre, la pupille dilatée, hébétés,comme si leurs pensées se fussent rencontrées dans les tourments decet avenir que leur imposait l’implacable ressentiment de l’hommequ’ils avaient outragé. Ils étaient, maintenant, indissolublementunis, confondus dans une destinée pareille, sans que rien pût lesséparer, que la mort. Une chaîne les liait plus étroite et plusdure que celle des forçats, chaîne d’infamies et de crimes, dont lepremier anneau était un baiser et le dernier un empoisonnement.

Désormais Sauvresy pouvait mourir, sa vengeance planait sur leurtête, faisant ombre à leur soleil. Libres en apparence, ils iraientdans la vie écrasés par le fardeau du passé, plus esclaves que lesNoirs des marais empestés de l’Amérique du Sud.

Séparés par la haine et le mépris, ils se voyaient rivés par laterreur commune du châtiment, condamnés à un embrassementéternel.

Mais ce serait méconnaître Berthe que de croire qu’elle envoulut à son mari. C’est en ce moment qu’il l’écrasait du talonqu’elle l’admirait.

Agonisant, si faible qu’un enfant eût eu raison aisément de sondernier souffle, il prenait pour elle des proportionssupra-humaines.

Elle n’avait idée ni de tant de constance ni de tant de courages’alliant à tant de dissimulation et de génie. Comme il les avaitdevinés ! Comme il avait su se jouer d’eux ! Pour être leplus fort, le maître, il n’avait eu qu’à vouloir. Jusqu’à uncertain point elle jouissait de l’étrange atrocité de cette scène,trop excessive pour être de celles qui entrent dans les prévisionshumaines. Elle ressentait quelque chose comme un âpre orgueil à s’ytrouver mêlée, à y jouer un rôle. En même temps elle étaittransportée de rage et de regrets en songeant que cet homme ellel’avait eu à elle, en son pouvoir, qu’il avait été à ses genoux.Elle était bien près de l’aimer. Entre tous les hommes, maîtressede ses destinées, c’est lui qu’elle eût choisi. Et il allait luiéchapper.

Cependant, il faut bien le dire : le caractère de Berthe n’estpas une exception.

On rencontre assez souvent des caractères pareils, seulement lesien fut poussé à l’extrême. L’imagination est, selon lescirconstances, le foyer qui vivifie la maison ou l’incendie qui ladévore. L’imagination de Berthe, faute d’aliments pour sa flamme,mit le feu à tous ses mauvais instincts.

Les femmes douées de cette effroyable énergie ne sont médiocresni pour le crime ni pour la vertu, ce sont des héroïnes sublimes oudes monstres. Elles peuvent être des anges de dévouement, desSophie Gleire, des Jane Lebon, alors elles partagent le martyre dequelque obscur inventeur ou donnent leur vie pour une idée.D’autres fois, elles épouvantent la société par leur cynisme, ellesempoisonnent leur mari en écrivant des lettres en beau style etfinissent dans les maisons centrales.

Et à tout prendre, mieux vaut une nature passionnée comme cellede Berthe, qu’un tempérament flasque et mou comme celui deTrémorel.

La passion, au moins, va de son mouvement propre, terrible commecelui du boulet, mais de son mouvement. La faiblesse est comme unemasse de plomb suspendue au bout d’une corde, et qui va heurtant etblessant de droite et de gauche, selon la direction que lui imprimele premier venu. Trémorel, pendant que les sentiments les plusviolents bouillonnaient dans l’âme de Berthe, Trémorel commençait àrevenir à lui. Comme toujours, la crise passée, il se relevait,pareil à ces roseaux que le vent couche dans la vase et qui seredressent plus boueux après chaque bourrasque.

La certitude que Laurence désormais était perdue pour luicommençait à entrer dans son entendement, et son désespoir étaitsans bornes.

Le silence dura ainsi un bon quart d’heure au moins.

Enfin, Sauvresy triompha du spasme qui l’avait abattu. Ilrespirait, il parlait.

– Je n’ai pas tout dit encore… commença-t-il.

Sa voix était faible comme un murmure, et cependant elleretentit comme un mugissement formidable aux oreilles desempoisonneurs.

– … Vous allez voir si j’ai tout calculé, tout prévu. Moi mort,l’idée vous viendrait peut-être de fuir, de passer à l’étranger.C’est ce que je ne permettrai pas. Vous devez rester à Orcival, auValfeuillu. Un ami – non celui qui a reçu le dépôt, un autre – estchargé, sans en savoir la raison, de vous surveiller. Si l’un devous, retenez bien mes paroles, disparaissait huit jours, leneuvième l’homme du dépôt recevrait une lettre qui le détermineraità aller prévenir immédiatement le procureur impérial.

Oui, il avait tout prévu, et Trémorel à qui cette idée de fuiteétait venue déjà, fut accablé.

– Je me suis arrangé d’ailleurs, continuait Sauvresy, pour quecette tentation de fuite ne vous soit pas trop forte. Je laisse, ilest vrai, toute ma fortune à Berthe, mais je la lui laisse enusufruit seulement. La nue propriété ne lui appartiendra que lelendemain de votre mariage.

Berthe eut un geste de répugnance que son mari interpréta mal.Il crut qu’elle pensait à cette copie à laquelle il avait ajoutéquelques lignes.

– Tu songes à la copie du testament que tu as entre les mains,lui dit-il, c’est une copie inutile, et si j’y ai ajouté quelquesmots sans valeur, c’est que je redoutais vos convoitises et qu’ilme fallait endormir vos défiances. Mon testament, le vrai – et ilinsista sur ce mot : vrai –, celui qui est déposé chez le notaired’Orcival et qui vous sera communiqué, porte une date postérieurede deux jours. Je puis vous donner lecture du brouillon.

Il tira d’un portefeuille, caché comme le revolver sous sonchevet, une feuille de papier et lut :

« Atteint d’une maladie qui ne pardonne pas et que je sais êtreincurable, j’exprime ici, librement et dans la plénitudes de mesfacultés, mes volontés dernières.

Mon vœu le plus cher est que ma bien aimée veuve, Berthe,épouse, aussitôt que les délais légaux seront expirés, mon cher amile comte Hector de Trémorel. Ayant été à même d’apprécier lagrandeur d’âme, et la noblesse de sentiment de ma femme et de monami, je sais qu’ils sont dignes l’un de l’autre et que, l’un parl’autre, ils seront heureux. Je meurs plus tranquille, sachant queje laisse à ma Berthe un protecteur dont j’ai éprouvé… »

Il fut impossible à Berthe d’en entendre davantage.

– Grâce ! s’écria-t-elle, assez !

– Assez, soit, répondu Sauvresy. Je vous ai lu ce brouillon pourvous montrer que si, d’un côté, j’ai tout disposé pour assurerl’exécution de mes volontés, de l’autre j’ai tout fait pour vousconserver la considération du monde. Oui, je veux que vous soyezestimés et honorés, c’est sur vous seuls que je compte pour mavengeance. J’ai noué autour de vous un réseau que vous ne sauriezbriser. Vous triomphez. La pierre de ma tombe sera bien comme vousl’espériez, l’autel de vos fiançailles ; sinon, le bagne.

Sous tant d’humiliations, sous tant de coups de fouet lecinglant en plein visage, la fierté de Trémorel se révolta, à lafin.

– Tu n’as oublié qu’une chose, ami Sauvresy, s’écria-t-il, onpeut mourir.

– Pardon, reprit froidement le malade, j’ai prévu le cas etj’allais vous en avertir. Si l’un de vous mourait brusquement avantle mariage, le procureur impérial serait prévenu.

– Tu te méprends ; j’ai voulu dire : on peut se tuer.

Sauvresy toisa Hector d’un regard outrageant.

– Toi, te tuer ! fit-il, allons donc ! Jenny Fancy,qui te méprise presque autant que moi, m’a éclairé sur la portée detes menaces de suicide. Te tuer !… Tiens, voici mon revolver,brûle-toi la cervelle, et je pardonne à ma femme.

Hector eut un geste de rage, mais il ne prit pas l’arme que luitendait son ami.

– Tu vois bien, insista Sauvresy, je le savais bien, tu aspeur…

Et s’adressant à Berthe :

– Voilà ton amant, dit-il.

Les situations excessives ont ceci de bizarre que les acteurs yrestent naturels dans l’exception. Ainsi, Berthe, Hector etSauvresy acceptaient, sans s’en rendre compte, les conditionsanormales dans lesquelles ils se trouvaient placés, et ilsparlaient presque simplement, comme s’il se fût agi de choses de lavie ordinaire et non de faits monstrueux.

Mais les heures volaient, et Sauvresy sentait la vie se retirerde lui.

– Il ne reste qu’un acte à jouer, fit-il ; Hector, vaappeler les domestiques, qu’on fasse lever ceux qui sont couchés,je veux les voir avant de mourir.

Trémorel hésitait.

– Va donc, veux-tu que je sonne, veux-tu que je tire un coup depistolet pour attirer ici toute la maison !

Hector sortit.

Berthe était seule avec son mari ; seule !

Elle eut l’espoir que peut-être elle parviendrait à le fairerevenir sur ses résolutions, qu’elle obtiendrait son pardon. Ellese rappelait le temps où elle était toute puissante, le temps oùson regard fondait les résolutions de cet homme qui l’adorait.

Elle s’agenouilla devant le lit.

Jamais elle n’avait été si belle, si séduisante, siirrésistible. Les poignantes émotions de la soirée avaient faitmonter toute son âme à son front, ses beaux yeux noyés de larmessuppliaient, sa gorge haletait, sa bouche s’entrouvrait comme pourdes baisers, cette passion pour Sauvresy née dans la fièvreéclatait en délire.

– Clément, balbutiait-elle, d’une voix pleine de caresses,énervante, lascive, mon mari, Clément !…

Il abaissa sur elle un regard de haine.

– Que veux-tu ?

Elle ne savait comment commencer, elle hésitait, elle tremblait,elle se troublait… elle aimait.

– Hector ne saurait pas mourir, fit-elle, mais moi…

– Quoi, que veux-tu dire ? parle.

– C’est moi, misérable, qui te tue, je ne te survivrai pas.

Une inexprimable angoisse contracta les traits de Sauvresy.Elle, se tuer ! Mais alors, c’en était fait de savengeance ; sa mort, à lui, ne serait plus qu’un suicideabsurde, ridicule, grotesque. Et il savait que le courage nemanquerait pas à Berthe au dernier moment.

Elle attendait, il réfléchissait.

– Tu es libre, répondit-il enfin, ce sera un dernier sacrifice àton amant. Toi morte, Trémorel épousera Laurence Courtois et, dansun an, il aura oublié jusqu’au souvenir de notre nom.

D’un bond, Berthe fut debout, terrible. Elle voyait Trémorelmarié, heureux !…

Un sourire de triomphe, pareil à un rayon de soleil, éclaira lepâle visage de Sauvresy. Il avait touché juste. Il pouvaits’endormir en paix dans sa vengeance. Berthe vivrait. Il savaitquels ennemis il laissait en présence.

Mais déjà les domestiques arrivaient un à un.

Presque tous étaient au service de Sauvresy depuis de longuesannées déjà, et ils l’aimaient, c’était un bon maître. En le voyantsur son lit, hâve, défait, portant déjà sur sa figure l’empreintede la mort, ils étaient émus, ils pleuraient.

Alors, Sauvresy dont les forces étaient vraiment à bout, se mità leur parler d’une voix à peine distincte, et entrecoupée dehoquets sinistres. Il avait tenu, disait-il, à les remercier deleur attachement à sa personne, et à leur apprendre que par sesdernières dispositions il leur laissait à chacun une petitefortune.

Puis arrivant à Berthe et à Hector, il poursuivait :

– Vous avez été témoins, mes amis, des soins dont j’ai étél’objet de la part de cet ami incomparable et de ma Berthe adorée.Vous avez vu leur dévouement. Hélas ! je sais quels serontleurs regrets ! Mais s’ils veulent adoucir mes derniersinstants et me faire une mort heureuse, ils se rendront à la prièreque je ne cesse de leur adresser, ils me jureront de s’épouseraprès ma mort. Oh ! mes amis bien aimés, cela vous semblecruel en ce moment ; mais ne savez-vous pas que toute douleurhumaine s’émousse. Vous êtes jeunes, la vie a encore bien desfélicités pour vous. Je vous en conjure, rendez-vous aux vœux d’unmourant.

Il fallait se rendre. Ils s’approchèrent du lit et Sauvresy mitla main de Berthe dans celle d’Hector :

– Vous jurez de m’obéir ? demanda-t-il.

Ils frissonnaient à se tenir ainsi, ils semblaient près des’évanouir. Cependant ils répondirent, et on put les entendre :

– Nous le jurons.

Les domestiques s’étaient retirés, navrés de cette scènedéchirante, et Berthe murmurait :

– Oh ! c’est infâme, c’est horrible !

– Infâme, oui, murmura Sauvresy, mais non plus infâme que tescaresses, Berthe, que tes poignées de main, Hector… non plushorrible que vos projets, que vos convoitises… que vosespérances…

Sa voix s’éteignait dans un râle.

Bientôt son agonie commença. D’horribles convulsions tordaientses membres, comme des sarments, dans son lit ; deux ou troisfois il cria :

– J’ai froid, j’ai froid !

Son corps, en effet, était glacé, et rien ne pouvait leréchauffer.

Le désespoir était dans la maison, on ne croyait pas à une finsi prompte. Les domestiques allaient et venaient effarés, ils sedisaient : – Il va passer, ce pauvre monsieur ; pauvremadame !

Mais bientôt les convulsions cessèrent. Il restait étendu sur ledos, respirant si faiblement que par deux fois on crut que toutétait fini.

Enfin, un peu avant deux heures, ses joues tout à coup secolorèrent, un frisson le secoua. Il se dressa sur son séant et,l’œil dilaté, le bras roidi dans la direction de la fenêtre, ils’écria :

– Là, derrière le rideau, je les vois.

Une dernière convulsion le rejeta sur son oreiller.

Clément Sauvresy était mort.

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