Le Crime d’Orcival

Chapitre 27

 

Toutes les prévisions de M. Lecoq se réalisaient. Laurencen’était pas morte, sa lettre à sa famille n’était qu’une odieusetromperie. C’était bien elle, qui sous le nom de Mme Wilsonhabitait l’hôtel où venaient de pénétrer le père Plantat et l’agentde la Sûreté.

Comment la belle et noble jeune fille tant aimée du juged’Orcival en était-elle venue à ces extrémités affreuses ?C’est que la logique de la vie, hélas ! enchaîne fatalementles unes aux autres toutes nos déterminations. C’est que souventune action indifférente, peu répréhensible en elle-même, peut êtrele point de départ d’un crime. Chacune de nos résolutions nouvellesdépend de celles qui l’ont précédées et en est la conséquencemathématique, en quelque sorte, comme le total d’une addition estle produit des chiffres posés.

Malheur à celui qui, pris au bord de l’abîme d’un premiervertige, ne fuit pas au plus vite sans détourner la tête ;c’en est fait de lui. Bientôt, cédant à une attractionirrésistible, il s’approche bravant le péril, son pied glisse, ilest perdu. Vainement revenu au sentiment de la réalité il fera,pour se retenir, d’incroyables efforts, il n’y parviendrapas ; à peine réussira-t-il à retarder sa chute définitive.Quoi qu’il fasse et qu’il tente, il roulera plus bas, toujours plusbas, jusqu’à ce qu’il arrive au fond, tout au fond du gouffre.

Ainsi Trémorel n’avait rien de l’implacable caractère desassassins, il n’était que faible et lâche ; et cependant ilavait commis d’abominables crimes. Tous ses forfaits remontaient aupremier sentiment d’envie qu’il avait ressenti contre Sauvresy etqu’il n’avait pas pris la peine de vaincre. Dieu a dit à la mer :Tu n’iras pas plus loin ; mais il n’est pas d’homme qui,brisant la digue de ses passions, sache où elles s’arrêteront.

Ainsi, le jour où Laurence, la pauvre enfant, éprise deTrémorel, s’était laissé serrer la main en se cachant de sa mère,elle était une fille perdue. Le serrement de main l’avait amenée àfeindre le suicide pour fuir avec son amant ; il pouvait aussibien la conduire à l’infanticide.

Restée seule après le départ d’Hector attiré au faubourgSaint-Germain par la lettre de M. Lecoq, la malheureuse Laurences’efforçait de remonter le cours des événements depuis une année,Combien ils avaient été imprévus et rapides ! Il lui semblaitqu’emportée dans un tourbillon, elle n’avait pas eu une secondepour se recueillir, pour ressaisir son libre arbitre. Elle sedemandait si elle n’était pas le jouet d’un cauchemar hideux et sielle n’allait pas se réveiller tout à l’heure, à Orcival, dans sablanche chambre de jeune fille.

Était-ce bien elle, qui était là dans une maison inconnue, mortepour tous, laissant une mémoire flétrie, réduite à vivre sous unnom d’emprunt, sans famille désormais, sans amis, sans personne aumonde sur qui appuyer sa faiblesse, à la merci d’un homme fugitifcomme elle, libre de briser demain les liens fragiles de lafantaisie qui le retenaient aujourd’hui.

Était-ce bien elle, enfin, qui sentait un enfant tressaillirdans son sein, qui allait être mère et qui se trouvait réduite àcet excès de misère de rougir de cette maternité qui est l’orgueildes jeunes femmes.

Mille souvenirs de son existence passée revenaient à sa mémoire,et cruels comme des remords avivaient son désespoir. Son cœur sefondait en songeant à ses amitiés d’autrefois, à sa mère, à sasœur, aux fiertés de son innocence, aux joies pures du foyerpaternel.

À demi renversée sur un divan du cabinet d’Hector, elle pleuraità chaudes larmes, librement. Elle pleurait sa vie brisée à vingtans, sa jeunesse perdue, ses radieuses espérances évanouies,l’estime du monde, sa propre estime à elle-même, qu’elle neretrouverait jamais.

Tout à coup la porte du cabinet s’ouvrit avec bruit.

Laurence crut que c’était Hector qui rentrait, et brusquementelle se leva, passant son mouchoir sur ses yeux pour essayer decacher ses larmes.

Sur le seuil, un homme qu’elle ne connaissait pas – M. Lecoq –s’inclinait respectueusement.

Elle eut peur. Tant de fois depuis deux jours Trémorel lui avaitrépété : « On nous poursuit, cachons-nous bien » qu’alors mêmequ’il lui semblait qu’elle n’avait plus rien à redouter, elletremblait sans savoir pourquoi.

– Qui êtes-vous ? demanda-t-elle d’un ton hautain, qui vousa permis de pénétrer jusqu’ici, que voulez-vous ?

M. Lecoq est un de ces hommes qui ne laissent rien au hasard del’inspiration, qui prévoient tout, qui règlent les actions de lavie comme les scènes du théâtre. Il s’attendait à cette colèrelégitime, à ces questions, et il avait ménagé son effet.

Pour toute réponse, il fit un pas de côté, démasquant ainsi lepère Plantat placé derrière lui.

En reconnaissant son vieil ami, Laurence éprouva un si rudechoc, qu’en dépit de sa vaillance elle faillit se trouver mal.

– Vous, balbutia-t-elle, vous.

Le vieux juge de paix était, s’il se peut, plus ému qu’elleencore. Était-ce vraiment sa Laurence, qui était là devantlui ? Le chagrin avait si bien fait son œuvre qu’elle semblaitvieille ; ayant cessé de se serrer à risquer d’en mourir, sagrossesse était très apparente.

– Pourquoi m’avoir cherchée ? reprit elle. Pourquoi ajouterune douleur à ma vie ? Ah ! je l’avais bien dit à Hector,qu’on n’ajouterait pas foi à la lettre qu’il me dictait. Il est deces malheurs contre lesquels la mort seule est un refuge.

Le père Plantat allait répondre, mais M. Lecoq s’était promis demener l’entretien.

– Ce n’est pas vous, madame, que nous cherchons, dit-il, maisbien M. de Trémorel.

– Hector ! et pourquoi, s’il vous plaît ?

Au moment de frapper cette malheureuse enfant, coupableseulement d’avoir cru aux serments d’un misérable, M. Lecoq hésita.Et cependant il est de ceux qui pensent que la vérité brutale estmoins affreuse que des ménagements cruels.

– M. de Trémorel, répondit-il, a commis un grand crime.

– Lui !… vous mentez, monsieur.

L’agent de la Sûreté secoua tristement la tête.

– Je dis vrai, malheureusement, insista-t-il. M. de Trémorel aassassiné sa femme dans la nuit de mercredi à jeudi ; je suisagent de police, et j’ai ordre de l’arrêter.

Il supposait que cette terrible accusation allait foudroyerLaurence et la renverser. Il se trompait. Elle était foudroyée,mais elle restait debout. Le crime lui faisait horreur, mais il nelui paraissait pas absolument invraisemblable, ayant compris lahaine que Berthe inspirait à Hector.

– Eh bien ! soit, s’écria-t-elle, sublime d’énergie et dedésespoir, soit, je suis sa complice, arrêtez-moi.

Ce cri, qui paraissait arraché à la passion la plus folle,atterra le père Plantat, mais ne surprit pas M. Lecoq.

– Non, madame, reprit-il, non, vous n’êtes pas la complice decet homme. D’ailleurs le meurtre de sa femme est le moindre de sesforfaits. Savez-vous pourquoi il ne vous a pas épousée ? C’estque de concert avec Mme Berthe, qui était sa maîtresse, il aempoisonné Sauvresy, son sauveur, son meilleur ami. Nous en avonsla preuve.

C’était plus que n’en pouvait supporter l’infortunée Laurence,elle chancela et tomba mourante sur le canapé.

Mais elle ne doutait pas. Cette terrible révélation déchirait levoile qui, jusqu’alors, avait pour elle recouvert le passé. Oui,l’empoisonnement de Sauvresy lui expliquait toute la conduited’Hector, sa position, ses craintes, ses promesses, ses mensonges,sa haine, son abandon, son mariage, sa fuite, tout enfin.

Pourtant, elle essayait encore, non de le défendre, mais deprendre la moitié de ses crimes.

– Je le savais, balbutia-t-elle, d’une voix brisée par lessanglots, je savais tout.

Le vieux juge de paix était au désespoir.

– Comme vous l’aimez, pauvre enfant, s’écria-t-il, comme vousl’aimez !

Cette douloureuse exclamation rendit à Laurence toute sonénergie, elle fit un effort et se redressa l’œil brillantd’indignation :

– Moi l’aimer, s’écria-t-elle, moi !… Ah ! tenez, àvous, mon seul ami je puis expliquer ma conduite, car vous êtesdigne de me comprendre. Oui, je l’ai aimé ; c’est vrai, aiméjusqu’à l’oubli du devoir, jusqu’à l’abandon de moi-même. Mais unjour il s’est montré à moi tel qu’il est, je l’ai jugé, et monamour n’a pas résisté au mépris. J’ignorais l’assassinat terriblede Sauvresy, mais Hector m’avait avoué que son honneur et sa vieétaient entre les mains de Berthe…, et qu’elle l’aimait. Je l’ailaissé libre de m’abandonner, de se marier, sacrifiant ainsi plusque ma vie à ce que je croyais son bonheur, et cependant je n’avaisplus d’illusions. En fuyant avec lui, je me sacrifiais encore.Quand j’ai vu que cacher ma honte devenait impossible, j’ai voulumourir. Si je vis, si j’ai écrit à ma malheureuse mère une lettreinfâme, si en un mot, j’ai cédé aux prières d’Hector, c’est qu’ilme priait au nom de mon enfant… de notre enfant.

M. Lecoq qui sentait que le temps pressait essaya uneobservation, Laurence ne l’écouta pas.

– Mais qu’importe ! poursuivait-elle. Je l’ai aimé, je l’aisuivi, je suis à lui. La constance, voilà la seule excuse d’unefaute comme la mienne. Je ferai mon devoir. Je ne saurais êtreinnocente quand mon amant a commis un crime, je veux la moitié duchâtiment.

Elle parlait avec une animation si extraordinaire que l’agent dela Sûreté désespérait de la calmer, lorsque deux coups de sifflet,donnés dans la rue, arrivèrent jusqu’à lui. Trémorel rentrait, iln’y avait plus à hésiter, il saisit presque brutalement le bras deLaurence.

– Tout cela, madame, fit-il d’un ton dur, vous le direz auxjuges, mes ordres ne concernent que le sieur Trémorel. Voici, ausurplus, le mandat d’amener…

Il sortit à ces mots le mandat décerné par M. Domini et le posasur la table.

À force de volonté, Laurence était redevenue presque calme :

– Vous m’accorderez bien, demanda-t-elle, cinq minutesd’entretien avec M. le comte de Trémorel.

M. Lecoq eut un tressaillement de joie. Cette demande, ill’avait prévue, il l’attendait.

– Cinq minutes, soit, répondit-il. Mais renoncez, madame, àl’espoir de faire évader le prévenu, la maison est cernée ;regardez dans la cour et dans la rue, vous verrez mes hommes enembuscade. D’ailleurs, je vais rester là, dans la piècevoisine.

On entendit le pas du comte dans l’escalier.

– Voici Hector, fit Laurence, vite, bien vite, cachez-vous.

Et comme ils disparaissaient elle ajouta, mais non si bas quel’agent de la Sûreté ne l’entendit :

– Soyez tranquilles, nous ne nous évaderons pas.

Elle laissa retomber la portière ; il était temps, Hectorentrait. Il était plus pâle que la mort, ses yeux avaient uneaffreuse expression d’égarement.

– Nous sommes perdus, dit-il, on nous poursuit. Vois, cettelettre que je viens de recevoir, ce n’est pas l’homme dont elleporte la signature qui l’a écrite, il me l’a dit. Viens, partons,quittons cet hôtel…

Laurence l’écrasa d’un regard plein de haine et de mépris, etdit :

– Il est trop tard.

Sa contenance, sa voix étaient si extraordinaires que Trémorel,malgré son trouble, en fut frappé et demanda :

– Qu’y a-t-il ?

– On sait tout, on sait que vous avez assassiné votre femme.

– C’est faux.

Elle haussa les épaules.

– Eh bien ! oui, c’est vrai, oui, c’est que je t’aimaistant !…

– Vraiment ! Est-ce aussi par amour pour moi que vous avezempoisonné Sauvresy ?

Il comprit, qu’en effet, il était découvert, qu’on l’avaitattiré dans un piège, qu’on était venu, en son absence, informerLaurence de tout. Il n’essaya pas de nier.

– Que faire ? s’écria-t-il, que faire ?

Laurence l’attira vers elle, et, d’une voix frémissante, ellemurmura :

– Sauvez le nom de Trémorel, il y a des armes ici.

Il recula, comme s’il eût vu la mort elle-même.

– Non, fit-il, non, je peux encore fuir, me cacher, je parsseul, tu viendras me rejoindre.

– Je vous l’ai déjà dit, il est trop tard, la police a cerné lamaison. Et vous le savez, c’est le bagne ou l’échafaud.

– On peut se sauver par la cour.

– Elle est gardée, voyez.

Il courut à la fenêtre, aperçut les hommes de M. Lecoq et revinthideux de terreur, à moitié fou.

– On peut toujours essayer, disait-il, en se déguisant…

– Insensé ! Il y a là, tenez, un agent de police, et c’estlui qui a laissé sur le coin de cette table ce mandat d’arrêt.

Il vit qu’il était perdu sans ressources.

– Faut-il donc mourir ! murmura-t-il.

– Oui, il le faut, mais, auparavant, écrivez une déclaration devos crimes, on peut soupçonner des innocents…

Machinalement il s’assit, prit la plume que lui tendaitLaurence, et écrivit :

« Près de paraître devant Dieu, je déclare que seul et sanscomplices j’ai empoisonné Sauvresy et tué la comtesse de Trémorelma femme. »

Quand il eut signé et daté, Laurence ouvrit un des tiroirs dubureau où se trouvaient des pistolets. Hector en saisit un, elles’empara de l’autre.

Mais comme à l’hôtel autrefois, comme dans la chambre deSauvresy mourant, Trémorel, au moment d’appuyer l’arme sur sonfront, sentit le cœur lui manquer. Il était livide, ses dentsclaquaient, il tremblait au point qu’il faillit laisser échapper lepistolet.

– Laurence, balbutia-t-il, ma bien-aimée, que vas-tudevenir ?…

– Moi ! j’ai juré que partout et toujours je vous suivrais.Comprenez-vous ?

– Ah ! c’est horrible, dit-il encore. Ce n’est pas moi quiai empoisonné Sauvresy, c’est elle, il y a des preuves ;peut-être qu’avec un bon avocat…

M. Lecoq ne perdait ni un mot, ni un geste de cette scènepoignante. Volontairement ou involontairement, qui sait ? ilpoussa la porte qui fît du bruit.

Laurence crut que cette porte s’ouvrait, que l’agent revenait,qu’Hector allait tomber vivant aux mains de la police…

– Misérable lâche ! s’écria-t-elle en l’ajustant, tire ousinon…

Il hésitait, le bruit se renouvela, elle fit feu. Trémorel tombamort.

D’un geste rapide, Laurence ramassa l’autre pistolet et déjàelle le tournait contre elle, quand M. Lecoq bondit jusqu’à elle etlui arracha l’arme des mains.

– Malheureuse ! s’écria-t-il, que voulez-vous ?

– Mourir. Est-ce que je puis vivre, maintenant ?

– Oui, vous pouvez vivre, répondit l’agent de la Sûreté, et jedirai plus, vous devez vivre.

– Je suis une fille perdue…

– Non. Vous êtes une pauvre enfant séduite par un misérable.Vous êtes bien coupable, dites-vous, soit, vivez pour expier. Lesgrandes douleurs comme la vôtre ont leur mission en ce monde,mission de dévouement et de charité. Vivez, et le bien que vousferez vous rattachera à la vie. Vous avez cédé aux trompeusespromesses d’un scélérat, souvenez-vous, quand vous serez riche,qu’il y a de pauvres filles honnêtes, forcées de se vendre pour unmorceau de pain. Allez à ces malheureuses, arrachez-les à ladébauche, et leur honneur sera le vôtre.

M. Lecoq observait Laurence tout en parlant, et il s’aperçutqu’il la touchait. Pourtant ses yeux restaient secs et avaient unéclat inquiétant.

– D’ailleurs, reprit-il, votre vie n’est pas à vous, vous êtesmère.

– Eh ! répondit-elle, c’est pour mon enfant qu’il faut queje meure maintenant, si je ne veux pas mourir de honte quand il medemandera qui est son père…

– Vous lui répondrez, madame, en lui montrant un honnête homme,en lui montrant un vieil ami, M. Plantat, qui est prêt à lui donnerson nom.

Le vieux juge de paix était mourant ; pourtant, il eutencore la force de dire :

– Laurence, ma fille bien-aimée, je vous en conjure,acceptez…

Ces simples mots, prononcés avec une douceur infinie,attendrirent enfin la malheureuse jeune fille et la décidèrent.Elle fondit en larmes, elle était sauvée.

M. Lecoq aussitôt, s’empressa de jeter sur les épaules deLaurence un châle qu’il avait aperçu sur un meuble, et passant lebras de la jeune fille sous celui du père Plantat :

– Partez, dit-il au vieux juge de paix, emmenez-la ; meshommes ont ordre de vous laisser passer, et Pâlot vous cédera savoiture.

– Mais où aller ?

– À Orcival, M. Courtois est informé par une lettre de moi quesa fille est vivante, et il l’attend. Allez ! allez !

Resté seul, ayant entendu le roulement de la voiture quiemmenait Laurence et le père Plantat, l’agent de la Sûreté vint seplacer devant le cadavre de Trémorel.

« Voilà, se disait-il, un misérable que j’ai tué au lieu del’arrêter et de le livrer à la justice. En avais-je le droit ?Non, mais ma conscience ne me reproche rien, c’est donc que j’aibien agi. »

Et courant à l’escalier, il appela ses hommes.

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