Le Crime d’Orcival

Chapitre 19

 

Le comte de Trémorel ne supposait pas que le répit demandé parBerthe dût être de longue durée. Depuis une semaine, Sauvresysemblait aller mieux. Il se levait maintenant, il commençait àaller et venir dans la maison, et même il recevait sans trop defatigue la visite de ses nombreux amis du voisinage.

Mais, hélas ! le maître du Valfeuillu n’était plus quel’ombre de lui-même. Jamais, à le voir plus blême que la cire,exsangue, chancelant, la joue creuse, l’œil brillant d’un feusombre, on n’aurait reconnu ce robuste jeune homme aux lèvresrouges, au visage épanoui, qui, le long du restaurant de Sèvres,avait arrêté la main de Trémorel.

Il avait tant souffert ! Vingt fois la maladie avait faillile terrasser, vingt fois l’énergie de son indomptable volonté avaitrepris le dessus. Il ne voulait pas, non il ne voulait pas mouriravant de s’être vengé de ces infâmes qui lui avaient pris sonbonheur et sa vie.

Mais quel châtiment leur infliger. Il cherchait, et c’était làl’idée fixe qui, brûlant son cerveau, allumait la flamme de sonregard.

Dans les circonstances ordinaires de la vie, trois partis seprésentent pour servir la colère et la haine du mari trompé. Il ale droit, presque le devoir, de livrer sa femme et son complice auxtribunaux. La loi est pour lui. Il peut épier adroitement lescoupables, les surprendre et les tuer. Il y a un article du codequi ne l’absout pas, mais qui l’excuse. Enfin,rien ne l’empêche d’affecter une philosophique indifférence, derire le premier et le plus haut de son malheur, de chasser purementet simplement sa femme et de la laisser manquer de tout.

Mais quelles pauvres, quelles misérables vengeances !

Livrer sa femme aux tribunaux ? n’est-ce pas, de gaieté decœur, courir au-devant de l’opprobre, offrir son nom, son honneur,sa vie, à la risée publique ?

N’est-ce pas se mettre à la merci d’un avocat qui vous traînedans la boue. On ne défend pas la femme adultère, on attaque sonmari, c’est plus commode. Et quelle satisfactionobtiendrait-il ? Berthe et Trémorel seraient condamnés à un ande prison, à dix huit mois, à deux ans au plus.

Tuer les coupables lui semblait plus simple ; etencore ! Il entrerait, déchargerait sur eux un revolver, ilsn’auraient pas le temps de se reconnaître, leur agonie ne dureraitpas une minute ; et après ? Il lui faudrait se constituerprisonnier, subir un jugement, se défendre, invoquer l’indulgencedu législateur, risquer une condamnation.

Quant à chasser sa femme, c’était la livrer bénévolement àHector. Il devait supposer qu’ils s’adoraient, et il les voyait,quittant le Valfeuillu la main dans la main, heureux, riant, semoquant de lui, pauvre niais !

À cette pensée, il était pris d’accès de rage froide, tant ilest vrai que les pointes aiguës de l’amour-propre ajoutent unedouleur aux plus douloureuses blessures.

Aucune de ces vengeances vulgaires ne pouvait le satisfaire. Ilvoulait quelque chose d’inouï, de bizarre, d’excessif, commel’offense, comme ses tortures.

Et il se reprenait à songer à toutes les histoires sinistresqu’il avait lues, cherchant un supplice applicable auxcirconstances présentes. Il avait le droit d’être difficile, ilétait déterminé à attendre et, d’avance, il avait fait le sacrificede sa vie.

Une seule chose pouvait renverser ses projets, la lettrearrachée à Jenny Fancy. Qu’était-elle devenue ? L’avait-ildonc perdue dans les bois de Mauprévoir ? Il l’avait cherchéepartout et ne l’avait pas retrouvée.

Il s’accoutumait, d’ailleurs, à feindre, trouvant comme unejouissance cruelle dans la contrainte qu’il s’imposait. Il avait suse composer une contenance qui ne laissait rien deviner des penséesqui le hantaient. C’est sans frissonnements apparents qu’ilsubissait les flétrissantes caresses de cette femme jadis tantaimée ; jamais il n’avait tendu à son ami Hector une main pluslargement ouverte.

Le soir, lorsqu’ils se trouvaient tous trois réunis sous lalampe, il prenait sur lui d’être gai. Il bâtissait mille riantschâteaux en Espagne, pour plus tard, quand on lui permettrait desortir, quand il irait tout à fait bien.

Le comte de Trémorel se réjouissait.

– Voici Clément sur pied pour tout de bon cette fois, dit-il unsoir à Berthe.

Elle ne comprenait que trop le sens de cette phrase.

– Vous songez donc toujours à Mlle Courtois ?demanda-t-elle.

– Ne m’avez-vous pas permis d’espérer ?

– Je vous ai prié d’attendre Hector, et vous avez bien fait dene pas vous hâter. Je sais une femme qui vous apporterait non pasun, mais trois millions de dot.

Il fut péniblement surpris. En vérité, il ne songeait qu’àLaurence, et voici qu’un nouvel obstacle se dessinait !

– Et quelle est cette femme ?

Elle se pencha à son oreille, et d’une voix frémissante :

– Je suis la seule héritière de Clément, dit-elle, il peutmourir, je puis être veuve demain.

Hector fut comme pétrifié.

– Mais Sauvresy, répondit-il, se porte, Dieu merci ! àmerveille.

Berthe fixa sur lui ses grands yeux clairs, et, avec un calmeeffrayant, dit :

– Qu’en savez-vous ?

Trémorel ne voulut pas, n’osa pas demander la signification deces paroles étranges. Il était de ces hommes faibles qui fuient lesexplications, qui, plutôt que de se mettre en garde lorsqu’il enest temps encore, se laissent niaisement acculer par lescirconstances. Êtres mous et veules qui, avec une lâchepréméditation, se bandent les yeux pour ne pas voir le danger quiles menace, et qui, à une situation nette et définie qu’ils n’ontpas le courage d’envisager, préfèrent les langueurs du doute et lestransactions de l’incertitude.

D’ailleurs, bien que redoutant Berthe et la détestant un peu, iléprouvait, à mesurer ses angoisses, une puérile satisfaction. Àvoir l’acharnement et la persistance qu’elle déployait pour ledéfendre, pour le conserver, il concevait de sa valeur et de sonmérite une estime plus grande.

« Pauvre femme, pensait-il, voici que dans sa douleur de meperdre, de me voir à une autre, elle est venue à souhaiter la mortde son mari. »

Et telle était son absence de sens moral, qu’il ne comprenaitpas tout ce qu’il y avait de vil, de répugnant d’odieux, dans lesidées qu’il supposait à Mme Sauvresy et dans ses propresréflexions.

Cependant, les alternatives de mieux et de plus mal de Sauvresydonnaient tort à l’assurance du comte de Trémorel. Ce jour-là même,et lorsqu’on croyait bien qu’enfin la convalescence de Sauvresyallait désormais marcher rapidement, il fut obligé de se remettreau lit.

Cette rechute se déclara après un verre de quinquina qu’il avaitl’habitude, depuis une semaine, de prendre avant son repas dusoir.

Seulement, cette fois, les symptômes changèrent du tout au tout,comme si, à la maladie qui avait failli l’emporter, succédait uneautre maladie différente.

Il se plaignait de picotements à la peau, de vertiges, decommotions convulsives qui contractaient et tordaient tous sesmembres, particulièrement ses bras. D’intolérables névralgiesfaciales lui arrachaient des cris par moments. Un affreux goût depoivre, persistant, tenace, que rien ne pouvait atténuer, luifaisait sans cesse ouvrir et fermer la bouche. Il ressentait uneagitation inquiète qui se traduisait par des insomnies dont lamorphine à hautes doses ne triomphait pas. Enfin, il éprouvait unaffaissement mortel et un froid de plus en plus intense, venant nonde l’extérieur mais de l’intérieur, comme si la température ducorps eût graduellement diminué.

Quant au délire, il avait complètement disparu, et le maladeconservait la parfaite lucidité de son intelligence.

Au milieu de telles épreuves, Sauvresy montrait la plusindomptable vaillance, réagissant tant qu’il pouvait contre ladouleur.

Jamais il n’avait paru attacher une importance si grande àl’administration de son immense fortune. Perpétuellement il étaiten conférence avec des gens d’affaires. Il mandait à tout proposdes notaires et des avocats et s’enfermait avec eux des journéesentières.

Puis, sous prétexte qu’il lui fallait des distractions, ilrecevait tous les gens d’Orcival qui le venaient voir, et quand parhasard il n’avait pas de visiteur, vite il envoyait chercherquelqu’un, assurant que seul il ne pouvait s’empêcher de songer àson mal, souffrant par là même bien davantage.

De ce qu’il faisait, de ce qu’il tramait, pas un mot, et Berthe,réduite aux conjectures, était dévorée d’anxiété.

Souvent, lorsqu’un homme d’affaires était resté avec son mariplusieurs heures, elle le guettait à sa sortie, et se faisant aussiaimable, aussi séduisante que possible, elle mettait en œuvre toutesa finesse pour obtenir quelque renseignement qui l’éclairât.

Mais nul de ceux auxquels elle s’adressait ne pouvait ou nevoulait rassurer sa curiosité. Ils n’avaient tous que des réponsesvagues, soit que Sauvresy leur eût recommandé la discrétion, soitqu’ils n’eussent rien à dire.

Personne, d’ailleurs, n’entendit Sauvresy se plaindre. Sesconversations roulaient d’habitude sur Berthe et sur Hector. Ilvoulait que tout le monde sût bien leur dévouement. Il ne lesappelait que ses « anges gardiens », bénissant le ciel de lui avoirdonné une telle femme et un tel ami.

Avec tout cela, si grave était son état que l’optimisme deTrémorel commençait à désespérer. Ses alarmes étaient vives. Quellesituation lui ferait la mort probable de son ami ? Berthe,veuve, deviendrait implacable, elle serait libre de tout oser, etque n’oserait-elle pas ?

Il se promit qu’à la première occasion il s’efforcerait dedémêler les sentiments exacts de Mme Sauvresy. Elle vint d’ellemême au-devant de ses intentions.

C’était dans l’après-midi, le père Plantat était près du malade,ils avaient la certitude de n’être ni écoutés, ni interrompus.

– Il me faut un conseil, Hector, commença Berthe, et seul vouspouvez me le donner. Comment savoir, si, dans ces derniers jours,Clément n’a pas changé ses dispositions à mon égard ?

– Ses dispositions ?

– Oui. Je vous ai dit que par un testament dont j’ai la copie,Sauvresy me lègue toute sa fortune. Je tremble qu’il ne l’aitrévoqué.

– Quelle idée !

– Ah ! j’ai des raisons pour craindre. Est-ce que laprésence au Valfeuillu de tous ces gens de loi ne trahit pasquelque machination perfide ? Savez-vous que d’un trait deplume cet homme peut me ruiner. Savez-vous qu’il peut m’enlever sesmillions et me réduire aux cinquante mille francs de madot !

– Mais il ne le fera pas, répondit-il, cherchant sottement à larassurer, il vous aime…

– Qui vous le garantit ? interrompit-elle brusquement. Jevous ai annoncé trois millions, c’est trois millions qu’il me faut,non pour moi, Hector, mais pour vous ; je les veux, je lesaurai. Mais comment savoir, comment savoir ?…

L’indignation de Trémorel était grande. Voilà donc où l’avaientconduit ses atermoiements, l’étalage de ses convoitises d’argent.Elle se croyait le droit, maintenant, de disposer de lui sans sesoucier de sa volonté, l’achetant en quelque sorte. Et ne pouvoir,n’oser rien dire !

– Il faut patienter, conseilla-t-il, attendre…

– Attendre quoi ? reprit-elle avec violence, qu’il soitmort ?

– Ne parlez pas ainsi, fit-il.

– Pourquoi donc ?

Berthe se rapprocha de lui, et d’une voix sourde, sifflante:

– Il n’a plus huit jours à vivre, dit-elle, et tenez…

Elle sortit de sa poche et lui montra un petit flacon de verrebleu bouché à l’émeri.

– … Voici qui m’assure que je ne me trompe pas.

Hector devint livide et ne put retenir un cri d’horreur. Ilcomprenait tout, maintenant, il s’expliquait l’inexplicablefacilité de Berthe, son affectation à ne plus parler de Laurence,ses propos bizarres, son assurance.

– Du poison, balbutiait-il, confondu de tant de perversité, dupoison !

– Oui, du poison.

– Vous ne vous en êtes pas servie ?

Elle arrêta sur lui son regard insupportable de fixité, ceregard qui brisait sa volonté, sous lequel d’ordinaire il sedébattait en vain, et d’une voix calme, appuyant sur chaque mot,elle répondit :

– Je m’en suis servie.

Certes, le comte de Trémorel était un homme dangereux, sanspréjugés, sans scrupules, ne reculant devant aucune infamie quandil s’agissait de l’assouvissement de ses passions, capable detout ; mais ce crime horrible réveilla en lui tout ce qui luirestait encore d’énergie honnête.

– Eh bien ! s’écria-t-il révolté, vous ne vous en servirezplus.

Il se dirigeait déjà vers la porte, frémissant, éperdu ;elle l’arrêta.

– Avant d’agir, fit-elle froidement, réfléchissez. Vous êtes monamant, j’en fournirai la preuve ; à qui ferez-vous entendrequ’étant mon amant vous n’êtes pas mon complice ?

Il sentit toute la portée de cette terrifiante menace dans labouche de Berthe.

– Allez, poursuivit-elle d’un ton ironique parlez, demandez àfaire des révélations. Quoi qu’il arrive, dans le bonheur ou dansl’infamie, nous ne serons plus séparés, nos destinées serontpareilles.

Hector s’était laissé tomber pesamment sur un fauteuil, plusassommé que s’il eût reçu un coup de massue.

Il prenait entre ses mains crispées son front qui lui semblaitprès d’éclater. Il se voyait, il se sentait enfermé dans un cercleinfernal sans issue.

– Mais je suis perdu, balbutia-t-il sans savoir ce qu’il disait,je suis perdu !…

Il était à faire pitié, sa figure était affreusement décomposée,de grosses gouttes de sueur perlaient à la racine de chacun de sescheveux, ses yeux avaient l’égarement de la folie.

Berthe lui secoua rudement le bras, sa misérable lâchetél’indignait.

– Vous avez peur, lui disait-elle, vous tremblez !Perdu ! Vous ne prononceriez pas ce mot, si vous m’aimiezautant que je vous aime. Serez-vous perdu parce que je serai votrefemme, parce qu’enfin nous nous aimerons librement, à la face detoute la terre. Perdu ! Mais vous n’avez donc pas idée de ceque j’ai enduré ? Vous ne savez donc pas que je suis lasse desouffrir, lasse de craindre, lasse de feindre !

– Un si grand crime !

Elle eut un éclat de rire qui le fit frissonner.

– Il fallait, reprit-elle avec un regard écrasant de mépris,faire vos réflexions le jour où vous m’avez prise à Sauvresy, lejour où vous avez volé la femme de cet ami qui vous avait sauvé lavie. Pensez-vous que ce crime soit moins grand, moinsaffreux ? Vous saviez, comme moi, tout ce qu’il y avait pourmoi d’amour au fond du cœur de mon mari, vous saviez qu’entremourir et me perdre de cette façon, s’il lui eût fallu choisir, iln’eût pas hésité.

– Mais il ne sait rien, balbutiait Hector, il ne se doute derien.

– Vous vous trompez, Sauvresy sait tout.

– C’est impossible.

– Tout, vous dis-je, et cela depuis le jour où il est revenu sitard de la chasse. Vous souvient-il qu’observant son regard, jevous ai dit : « Hector, mon mari, se doute de quelque chose !» Vous avez haussé les épaules. Vous rappelez-vous les pas dans levestibule, le soir où j’étais allée vous rejoindre dans votrechambre ? Il nous avait épiés. Enfin, voulez-vous une preuveplus forte, plus décisive ? Examinez cette lettre que j’airetrouvée froissée, mouillée, dans la poche d’un de sesvêtements.

En parlant ainsi, elle mettait sous ses yeux la lettre arrachéeà miss Jenny Fancy, et il la reconnaissait bien.

– C’est une fatalité, répétait-il, visiblement accablé,vaincu ; mais nous pouvons rompre. Berthe, je puism’éloigner.

– Il est trop tard. Croyez-moi, Hector, c’est notre vieaujourd’hui que nous défendons. Ah ! vous ne connaissez pasClément. Vous ne vous doutez pas de ce que peut être la fureur d’unhomme comme lui lorsqu’il s’aperçoit qu’on s’est odieusement jouéde sa confiance, qu’on l’a trahi indignement. S’il ne m’a rien dit,s’il ne nous a rien laissé voir de son implacable ressentiment,c’est qu’il médite quelque affreux projet de vengeance.

Tout ce que disait Berthe n’était que trop probable, et Hectorle comprenait bien.

– Que faire ? demanda-t-il, sans idée, presque sans voix,que faire ?

– Savoir quelles dispositions il peut avoir prises ?

– Mais comment ?

– Je l’ignore encore. J’étais venue vous demander conseil et jevous trouve plus lâche qu’une femme. Laissez-moi donc agir, ne vousoccupez plus de rien, puisque je prends tout sur moi.

Il voulut essayez une objection.

– Assez, dit-elle, il ne faut pas qu’il puisse nous ruiner, jeverrai, je réfléchirai…

On l’appelait en bas. Elle descendit, laissant Hector perdu dansses mortelles angoisses.

Le soir, après bien des heures, pendant que Berthe paraissaitheureuse et souriante, sa figure à lui portait si bien la trace deses poignantes émotions que Sauvresy lui demanda affectueusements’il ne se trouvait pas indisposé.

– Tu t’épuises à me veiller, mon bon Hector, disait-il, commentreconnaître jamais ton paternel dévouement ?

Trémorel n’avait pas la force de répondre.

« Et cet homme-là saurait tout ! pensait-il. Quelle force,quelle courage ! Quel sort nous réserve-t-il donc ? »

Cependant, le spectacle auquel il assistait lui faisaithorreur.

Toutes les fois que Berthe donnait à boire à son mari, elleretirait de ses cheveux une grande épingle noire, la plongeait dansla bouteille de verre bleu et en détachait ainsi quelques grainsblanchâtres qu’elle faisait dissoudre dans les potions ordonnéespar le médecin.

On devrait supposer que, dominé par des circonstances atroces,harcelé de terreurs croissantes, le comte de Trémorel avait renoncécomplètement à la fille de M. Courtois. On se tromperait. Autant etplus que jamais, il songeait à Laurence. Les menaces de Berthe, lesobstacles devenus infranchissables, les angoisses, le crime nefaisaient qu’augmenter les violences, non de son amour, mais de sapassion pour elle, et attisaient la flamme de ses convoitises poursa personne.

Une lueur, petite, chétive, tremblante, qui éclairait lesténèbres de son désespoir, le consolait, le ranimait, lui rendaitle présent plus facile à supporter.

Il se disait que Berthe ne pouvait songer à l’épouser aulendemain de la mort de son mari. Des mois se passeraient, uneannée, et après il saurait encore gagner du temps. Enfin, un jour,il signifierait ses volontés.

Qu’aurait-elle à dire ? Parlerait-elle du crime ?Voudrait-elle le compromettre comme complice ? Qui lacroirait ? Comment arriverait-elle à prouver, que lui, aimantet épousant une autre femme, avait intérêt à la mort deSauvresy ? On ne tue pas un homme, son ami, pour son plaisir.Provoquerait-elle une exhumation ?

Elle se trouvait actuellement, supposait-il, dans une de cescrises qui ne souffrent ni le libre arbitre, ni l’exercice de laraison.

Plus tard, elle réfléchirait, et alors elle serait arrêtée parla seule probabilité de dangers dont la certitude, en ce moment, nel’effrayait aucunement.

Il ne voulait d’elle pour femme à aucun prix, jamais.

Il l’eût détestée riche à millions, il la haïssait pauvre,ruinée, réduite à ses propres moyens. Et elle pouvait être ruinée,elle devait l’être, si on admettait que Sauvresy fût instruit detout.

Attendre ne l’inquiétait pas. Il se savait assez aimé deLaurence pour être sûr qu’elle l’attendrait un an, trois ans s’ille fallait.

Déjà, il exerçait sur elle un empire d’autant plus absoluqu’elle ne cherchait ni à combattre, ni à repousser cette penséed’Hector qui doucement l’envahissait, pénétrait tout son être,remplissait son cœur et son intelligence.

Hector, en y appliquant tout l’effort de sa réflexion, se disaitque peut-être, dans l’intérêt de sa passion, autant valait queBerthe agît comme elle le faisait.

Il s’efforçait de dompter les révoltes de sa conscience, en seprouvant qu’en somme il n’était pas coupable.

De qui venait l’idée ? D’elle. Qui l’exécutait ? Elleseule. On ne pouvait lui reprocher qu’une complicité morale etinvolontaire, forcée, imposée en quelque sorte par le soin de sadéfense légitime.

Parfois, pourtant, d’amères répugnances lui montaient à lagorge. Il eût compris un meurtre soudain, violent, rapide. Il sefût expliqué le coup de couteau ou le coup de poignard. Mais cettemort lente, versée goutte à goutte, édulcorée de tendresses, voiléesous des baisers, lui paraissait particulièrement hideuse.

Il avait peur et horreur de Berthe, comme d’un reptile, commed’un monstre. Si parfois ils se trouvaient seuls et qu’ellel’embrassât, il frissonnait de la tête aux pieds. Elle était sicalme, si avenante, si naturelle ; sa voix avait si bien lesmêmes inflexions molles et caressantes, qu’il n’en revenait pas.C’était sans s’interrompre de causer qu’elle glissait son épingle àcheveux dans le flacon bleu, et il ne surprenait en elle, lui quil’étudiait, ni un tressaillement, ni un frémissement, ni même unbattement de paupières. Il fallait qu’elle fût de bronze.

Cependant il trouvait qu’elle ne prenait pas assez deprécautions, elle pouvait être découverte, surprise. Il lui dit sesfrayeurs, et combien elle le faisait frémir à tout moment.

– Ayez donc confiance en moi, répondit-elle ; je veuxréussir, je suis prudente.

– On peut avoir des soupçons ?

– Qui ?

– Eh ! le sais-je ? tout le monde, les domestiques, lemédecin.

– Il n’y a nul danger ? Et quand même !…

– On chercherait, Berthe, y songez-vous ? On descendraitaux plus minutieuses investigations.

Elle eut un sourire où éclatait la plus magnifiquecertitude.

– On peut chercher, reprit-elle, examiner, expérimenter, on neretrouvera rien. Vous imagineriez-vous que j’emploie niaisementl’arsenic ?

– De grâce, taisez-vous !…

– J’ai su me procurer un de ces poisons inconnus encore, quidéfient toutes les analyses ; un de ces poisons dont bien desmédecins, à cette heure, et je parle des vrais, des savants, nesauraient seulement pas dire les symptômes.

– Mais où avez-vous pris… Il s’arrêta net devant ce mot :poison ; il n’osait le prononcer.

– Qui vous a donné cela ? reprit-il.

– Que vous importe ! J’ai su prendre de telles précautionsque celui qui me l’a donné court les mêmes dangers que moi, et ille sait. Donc, rien à craindre de ce côté. Je l’ai payé assez cherpour qu’il n’ait jamais l’ombre d’un regret.

Une objection abominable lui vint sur les lèvres. Il avait enviede dire : « C’est bien lent ! » Il n’eut pas ce courage, maiselle lut sa pensée dans ses yeux.

– C’est bien lent parce que cela me convient ainsi, dit-elle.Avant tout, il faut que je sache à quoi m’en tenir au sujet dutestament, et j’y travaille.

Elle ne s’occupait que de cela, en effet, et pendant les longuesheures qu’elle passait près du lit de Sauvresy, peu à peu, avec desnuances insaisissables à force de délicatesse, avec les plusinfinies précautions, elle amenait la pensée défiante du malade àses dispositions dernières.

Si bien que lui-même il aborda ce sujet d’un si poignant intérêtpour Berthe.

Il ne comprenait pas, disait-il, qu’on n’eût pas toujours sesaffaires en ordre, et ses volontés suprêmes écrites, en cas demalheur. Qu’importe qu’on soit bien portant ou malade ?

Aux premiers mots, Berthe essaya de l’arrêter. De telles idéeslui faisaient, gémissait-elle, trop de peine.

Même, elle pleurait des larmes très réelles, qui glissaient,brillantes comme des diamants, le long de ses joues et la rendaientplus belle et plus irrésistible, des larmes vraies, qui mouillaientson mouchoir de fine batiste.

– Folle, lui disait Sauvresy, chère folle, crois-tu donc quecela fait mourir ?

– Non, mais je ne veux pas.

– Laisse donc. Avons-nous été moins heureux parce que lelendemain de mon mariage j’ai fait un testament qui te donne toutema fortune ? Et, tiens, tu dois en avoir une copie ; situ étais complaisante, tu irais me la chercher.

Elle devint toute rouge, puis fort pâle. Pourquoi demandait-ilcette copie ? Voulait-il la déchirer ? Une rapideréflexion la rassura. On ne déchire pas une pièce que d’un mot surune autre feuille de papier on peut anéantir.

Cependant, elle se défendit un peu.

– J’ignore où est cette copie.

– Je le sais, moi. Elle est dans le tiroir à gauche de l’armoireà glace : Va, tu me feras bien plaisir.

Et pendant qu’elle était sortie :

– Pauvre femme, dit Sauvresy à Hector, pauvre Berthe adorée, sije mourais, elle ne me survivrait pas.

Trémorel ne trouvait rien à répondre, son anxiété étaitinexprimable et visible.

« Et cet homme-là se douterait de quelque chose !pensait-il, non, ce n’est pas possible. »

Berthe rentrait.

– J’ai trouvé, disait-elle.

– Donne.

Il prit cette copie de son testament, et la lut avec unesatisfaction évidente, hochant la tête à certains passages où ilrappelait son amour pour sa femme.

Quand il eut fini sa lecture :

– Maintenant, demanda-t-il, donnez-moi une plume avec del’encre.

Hector et Berthe lui firent remarquer qu’écrire allait lefatiguer, mais il fallut le contenter. Placés au pied du lit, horsde la vue de Sauvresy, les deux coupables échangeaient les regardsles plus inquiets. Que pouvait-il écrire ainsi ? Mais ilvenait de terminer.

– Prends, dit-il à Trémorel, lis tout haut ce que je viensd’ajouter.

Hector se rendit au désir de son ami, bien que sentant quel’émotion devait faire chevroter sa voix, et il lut :

« Aujourd’hui (le jour et la date), sain d’esprit, bien quesouffrant, je déclare n’avoir pas une ligne à changer à cetestament. Jamais je n’ai plus aimé ma femme, jamais je n’ai tantdésiré la faire héritière, si je viens à mourir avant elle, de toutce que je possède.

Clément Sauvresy. »

Si forte était Berthe, si parfaitement et toujours maîtresse deses impressions, qu’elle parvint à refouler la satisfaction immensequi l’inondait. Tous ses vœux étaient comblés, et pourtant elleparvint à voiler de tristesse l’éclat de ses beaux yeux.

– À quoi bon ! fit-elle avec un soupir.

Elle disait cela, mais une demi-heure plus tard, seule avecTrémorel, elle se livrait à tous les enfantillages de la joie laplus folle.

– Plus rien à craindre, disait-elle, plus rien. À nousmaintenant la liberté, la fortune, l’ivresse de notre amour, leplaisir, la vie, toute la vie ! Trois millions, Hector, nousavons trois millions au moins ! Je le tiens donc, cetestament ! Désormais il n’entrera plus un homme d’affairesici. C’est maintenant que je vais me hâter.

Incontestablement, le comte était content de la savoir libre,parce qu’on se défait bien plus facilement d’une veuve millionnaireque d’une pauvre femme sans le sou. L’action de Sauvresy calmaitbien des anxiétés aiguës.

Cependant, cette expansion de gaieté pareille à un éclat derire, cette inaltérable sécurité lui semblèrent monstrueuses. Ileût souhaité plus de solennité dans le crime, quelque chose degrave et de recueilli. Il jugea qu’il devait au moins calmer cedélire.

– Vous penserez plus d’une fois à Sauvresy, fit-il d’une voixsombre.

Elle fit une roulade : prrr, et vivement répondit :

– À lui ? quand et pourquoi faire ? Ah ! sonsouvenir ne sera pas lourd. J’espère bien que nous ne cesserons pasd’habiter le Valfeuillu qui me plaît, seulement nous aurons unhôtel à Paris, le vôtre que nous rachèterons. Quel bonheur, monHector, quelle félicité !

La seule perspective de ce bonheur entrevu l’épouvantait aupoint de lui inspirer un bon mouvement. Il espéra toucherBerthe.

– Une dernière fois, je vous en conjure, lui dit-il, renoncez àce terrible, à ce dangereux projet. Vous voyez bien que vous vousabusiez, que Sauvresy ne se doute de rien, qu’il vous aimetoujours.

L’expression de la physionomie de la jeune femme changeabrusquement, elle restait pensive.

– Ne parlons plus de cela, dit-elle enfin. Il se peut que je metrompe. Il se peut qu’il n’ait que des doutes, il se peut que, mêmeayant découvert quelque chose, il espère me ramener à force debonté. C’est que voyez-vous…

Elle se tut. Peut-être ne voulait-elle pas l’effrayer.

Il ne l’était déjà que trop. Le lendemain, ne pouvant supporterla vue de cette agonie, craignant sans cesse de se trahir, ilpartit pour Melun sans rien dire. Mais il avait laissé son adresse,et, sur un mot d’elle, lâchement il revint. Sauvresy le redemandaità grands cris.

Elle lui avait écrit une lettre d’une inconcevable imprudencequi lui fit dresser les cheveux sur la tête.

Il comptait à son retour lui adresser des reproches, c’est ellequi lui en adressa.

– Pourquoi cette fuite ?

– Je ne saurais rester ici, je souffre, je tremble, jemeurs.

– Quel lâche vous faites ! dit-elle.

Il voulait répliquer, mais elle mit un doigt sur sa bouche, enmontrant de l’autre main la porte de la pièce voisine.

– Chut !… il y a là trois médecins en consultation depuisune heure, et je n’ai pu réussir à surprendre une seule de leursparoles. Qui sait ce qu’ils disent ? Je ne serai tranquillequ’après leur départ.

Les transes de Berthe n’étaient pas sans quelque fondement. Lorsde la dernière rechute de Sauvresy, quand il s’était plaint denévralgies très douloureuses à la face, et d’un odieux goût depoivre, le docteur R… avait laissé échapper un singulier mouvementde lèvres.

Ce n’était rien, ce mouvement, mais Berthe l’avait surpris, elleavait cru y deviner l’involontaire traduction d’un soupçon rapide,et il était resté présent à son esprit comme un avertissement etune menace.

Le soupçon, cependant, s’il y en eût jamais un, dut s’évanouirbien vite. Douze heures plus tard, les phénomènes avaientcomplètement changé et le lendemain le malade éprouvait tout autrechose. Même, cette variété d’indices, cette inconsistance dessymptômes n’avait pas dû peu contribuer à égarer les conjecturesdes médecins.

Depuis ces derniers jours, Sauvresy ne souffrait presque plus,affirmait-il, et reposait assez bien la nuit. Mais il accusait desaccidents bizarres, déconcertants et parfois excessifs.

Évidemment il allait s’affaiblissant d’heure en heure, ils’éteignait et tout le monde s’en apercevait.

C’est en cet état de choses que le docteur R… avait demandé uneconsultation et lorsque Trémorel reparut, Berthe, le cœur serré, enattendait les résultats.

Enfin, la porte du petit salon s’ouvrit et la placide figure deshommes de l’art dut rassurer l’empoisonneuse.

Désolantes étaient les conclusions de cette consultation. Toutavait été tenté, épuisé, on n’avait négligé aucune des ressourceshumaines ; on ne pouvait plus rien attendre que de l’énergiqueconstitution du malade.

Plus froide que le marbre, immobile, les yeux pleins de larmes,Berthe, en écoutant cet arrêt cruel, offrait si bien l’imageparfaite de la Douleur ici-bas, que tous ces vieux médecins enfurent remués.

– N’y a-t-il donc plus d’espoir, Ô mon Dieu !s’écria-t-elle d’une voix déchirante.

C’est à peine si le docteur R… osa essayer de la rassurer unpeu. Il lui répondit vaguement quelques-unes de ces phrases banalesqui signifient tout et ne veulent rien dire, et qui sont comme lelieu commun ; des consolations qu’on sait inutiles.

– Il ne faut jamais désespérer, disait-il, chez des malades del’âge de Sauvresy, la nature, lorsqu’on s’y attend le moins, faitsouvent des miracles.

Mais ayant pris Hector à part, le docteur l’engagea à préparerau coup terrible cette malheureuse jeune femme, si dévouée, siintéressante et qui aimait tant son mari.

– Car, voyez-vous, ajouta-t-il, je ne crois pas que M. Sauvresypuisse vivre plus de deux jours.

L’oreille au guet, Berthe avait surpris le fatal ultimatum de laFaculté, et Trémorel en revenant de conduire les médecinsconsultants la trouva rayonnante. Elle lui sauta au cou.

– C’est maintenant, disait-elle, que l’avenir vraiment nousappartient. Un seul point noir, imperceptible, obscurcissait notrehorizon et il s’est dissipé. À moi de réaliser la prédiction dudocteur R…

Ils dînèrent tous deux comme d’ordinaire dans la salle à manger,pendant qu’une des femmes de chambre restait près du malade.

Berthe était d’une gaieté expansive qu’elle avait peine àdissimuler. La certitude du succès et de l’impunité, l’assurance detoucher au but la faisaient se départir de sa dissimulation sihabile. Malgré la présence des domestiques, elle parlait vivement àmots couverts de sa délivrance prochaine. Ce mot : délivrance, futprononcé.

Elle fut ce soir-là l’imprudence même. Un doute, chez un seuldes domestiques, moins que cela, une mauvaise disposition, et ellepouvait être compromise, perdue.

À tout moment Hector, qui sentait ses cheveux se dresser sur satête, lui donnait des coups de pied sous la table en roulant degros yeux pour la faire taire ; en vain. C’est qu’il est deces heures où l’armure de l’hypocrisie devient si lourde à porter,qu’on est forcé coûte que coûte de la déposer, ne fût-ce qu’uninstant, pour se délasser, pour se détirer. Heureusement on apportale café et les gens se retirèrent.

Pendant qu’Hector fumait son cigare, Berthe, plus librement,poursuivait son rêve. Elle comptait passer au Valfeuillu tout letemps de son deuil, et Hector, pour garder les apparences, loueraitdans les environs quelque jolie petite maison où elle irait lesurprendre, le matin.

L’ennui, c’est qu’il lui faudrait faire semblant de pleurerSauvresy mort, comme elle avait fait semblant de l’aimer vivant.Elle n’en aurait donc jamais fini avec cet homme ! Enfin unjour viendrait où, sans scandaliser les imbéciles, elle pourraitquitter les vêtements noirs. Quelle fête ! Puis ils semarieraient. Où ? À Paris ou à Orcival.

Puis, elle s’inquiétait du délai après lequel une veuve a ledroit de choisir un nouveau mari, car il y a une loi, à ce sujet,et elle disait qu’elle avait envie d’en finir le soir même, que ceserait un jour de gagné. Hector dut lui prouver longuementqu’attendre était indispensable ; on courait à brusquer desdangers réels.

Lui aussi cependant il eût voulu voir son ami sous la terre,pour en finir avec ses terreurs, pour secouer l’obsessionépouvantable de Berthe.

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