Le Crime d’Orcival

Chapitre 8

 

Dans la salle de billard du château de Valfeuillu, le docteurGendron venait d’achever sa funèbre besogne.

Il avait retiré son vaste habit noir à larges manches, à basquesimmenses, à boutonnière ornée du ruban rouge de la Légiond’honneur, véritable habit de savant, et il avait retroussé, bienau-dessus du coude, les manches de sa chemise de forte toile.

Près de lui, sur une petite table destinée à recevoir lesrafraîchissements, étaient épars les instruments dont il s’étaitservi, des bistouris et plusieurs sondes d’argent.

Il avait dû, pour les investigations, dépouiller le cadavre, etil l’avait ensuite recouvert d’un grand drap blanc qui dessinaitvaguement les formes du corps et dépassait, d’un côté, les bandesdu billard.

La nuit était venue et une grosse lampe, à globe de cristaldépoli, éclairait cette scène sinistre.

Penché au-dessus d’un immense seau d’eau, le docteur finissaitde se laver les mains, lorsque entrèrent le vieux juge de paix etl’agent de la Sûreté. Au bruit de la porte, M. Gendron se redressavivement :

– Ah ! c’est vous, Plantat, dit-il – d’une voix dontl’altération était parfaitement sensible –, où est M.Domini ?

– Parti.

Le docteur ne prit pas la peine de réprimer un mouvement de viveimpatience.

– Il faut pourtant que je lui parle, dit-il, c’est indispensableet le plus tôt sera le mieux. Car enfin, je me trompe peut-être, jepuis me tromper…

M. Lecoq et le père Plantat s’étaient approchés, refermant laporte qu’assiégeaient les domestiques du château. Entrés dans lecercle de la lumière de la lampe, ils purent voir combien étaientbouleversés les traits si régulièrement calmes de M. Gendron.

Il était pâle, plus pâle que la morte qui gisait là sous cegrand drap.

L’altération des traits et de la voix du docteur ne pouvait êtrecausée par la tâche qu’il venait de remplir. Certes, elle étaitpénible, mais M. Gendron est un de ces vieux praticiens qui onttâté le pouls à toutes les misères humaines, dont le dégoût s’estblasé aux plus hideux spectacles, qui en ont vu bien d’autresenfin.

Il fallait qu’il eût découvert quelque chosed’extraordinaire.

– Je vais, mon cher docteur, lui dit le père Plantat, vousadresser la question que vous m’adressiez, il y a quelques heures :Vous trouveriez-vous indisposé, êtes-vous souffrant ?

M. Gendron secoua tristement la tête, et répondit avec uneintention calculée et parfaitement notée :

– Je vous répondrai, mon ami, précisément ce que vous m’avezrépondu : Je vous remercie, ce n’est rien, je vais déjà mieux.

Alors, ces deux observateurs, également profonds, détournèrentla tête, comme si, redoutant d’échanger leurs pensées, ils sefussent défiés de l’éloquence de leurs regards.

M. Lecoq s’avança.

– Je crois savoir, dit-il, les raisons de l’émotion de M. ledocteur. Il vient de découvrir que Mme de Trémorel a été tuée d’unseul coup, et que plus tard les assassins se sont acharnés sur uncadavre déjà presque froid.

Les yeux du docteur eurent, en s’arrêtant sur l’agent de laSûreté, une expression d’immense stupeur.

– Comment avez-vous pu deviner cela ? demanda-t-il.

– Oh ! je n’ai pas deviné seul, répondit modestement M.Lecoq. Je dois partager avec monsieur le juge de paix l’honneur dusystème qui nous a amenés à prévoir ce fait.

M. Gendron se frappa le front.

– En effet, s’écria-t-il, je me rappelle maintenant votrerecommandation ; dans mon trouble, qui a été grand, il fautbien que je le confesse, je l’avais totalement oubliée.

M. Lecoq crut devoir s’incliner.

– Eh bien reprit le médecin, vos prévisions se trouventréalisées. Entre le premier coup de poignard qui a donné la mort etles autres, il ne s’est peut-être pas écoulé tout le temps que voussupposez, mais je suis persuadé que Mme de Trémorel avait cessé devivre depuis près de trois heures, lorsqu’on l’a frappée denouveau.

M. Gendron s’était approché du billard et lentement il avaitrelevé le drap mortuaire, découvrant ainsi la tête et une partie dubuste du cadavre.

– Éclairez-nous donc, Plantat, demanda-t-il.

Le vieux juge de paix obéit. Il prit la lampe et passa del’autre côté du billard. Sa main tremblait si fort que le globe etle verre s’entrechoquaient. La lumière vacillante promenait sur lesmurs des ombres sinistres.

Cependant le visage de la comtesse avait été lavé soigneusement,les plaques de sang et de vase avaient été enlevées. La marque descoups était ainsi plus visible, mais on retrouvait sur cette figurelivide les traces de sa beauté.

M. Lecoq se tenait en haut du billard, se penchant pour examinerde plus près.

– Mme de Trémorel, disait le docteur Gendron, a reçu dix-huitcoups de poignard. De toutes ces blessures, une seule est mortelle,c’est celle dont la direction est presque verticale ; tenez,là, un peu au-dessous de l’épaule.

En même temps, il montrait la plaie béante, et sur son brasgauche il soutenait le cadavre dont les admirables cheveux blondss’éparpillaient sur lui.

Les yeux de la comtesse avaient conservé une expressioneffrayante. Il semblait que de sa bouche entrouverte ce cri allaits’échapper : « À moi ! au secours ! »

Le père Plantat, l’homme au cœur de pierre, détournait la tête,et le docteur, devenu maître de son émotion première, continuait decette voix un peu emphatique des professeurs à l’amphithéâtre.

– La lame du couteau devait être large de trois centimètres etlongue de vingt-cinq au moins. Toutes les autres blessures, aubras, à la poitrine, aux épaules, sont légères relativement. Ondoit les supposer postérieures de deux heures au moins à celle quia déterminé la mort.

– Bien ! fit M. Lecoq.

– Remarquez, reprit vivement le docteur, que je n’émets pas unecertitude ; j’indique simplement une probabilité. Lesphénomènes sur lesquels se base ma conviction personnelle, sonttrop fugitifs, trop insaisissables de leur nature, trop discutésencore pour que je puisse rien assurer.

Cet exposé du docteur parut contrarier vivement M. Lecoq.

– Cependant, dit-il, du moment où…

– Ce que je puis affirmer, interrompit M. Gendron, ce que sansscrupules j’affirmerais devant un tribunal, sous la foi du serment,c’est que toutes les plaies contuses de la tête, à l’exceptiond’une seule, ont été faites bien après la mort. Pas de doutes, pasde discussion possibles. Voici, au-dessus de l’œil, le coup donnépendant la vie. Comme vous le voyez, l’infiltration du sang dansles mailles des tissus a été considérable, la tumeur est énorme,très noire au centre et plombée. Les autres contusions ont si peuce caractère que même ici, où le choc a été assez violent pourfracturer l’os temporal, il n’y a aucune trace d’ecchymose.

– Il me semble, monsieur le docteur, insinua M. Lecoq, que de cefait acquis et prouvé, que la comtesse a été, après sa mort,frappée par un instrument contondant, on peut conclure que c’estégalement lorsqu’elle avait cessé de vivre qu’elle a été hachée decoups de couteau.

M. Gendron réfléchit un moment.

– Il se peut, monsieur l’agent, dit-il enfin, que vous ayezraison, et pour ma part j’en suis persuadé. Pourtant, lesconclusions de mon rapport ne seront pas les vôtres. La médecinelégale ne doit se prononcer que sur des faits patents, démontrés,indiscutables. Si elle a un doute, le moindre, le plus léger, elledoit se taire. Je dirai plus : s’il y a incertitude, mon avis estque l’accusé doit en recueillir le bénéfice et nonl’accusation.

Ce n’était, certes, pas là l’opinion de l’agent de la Sûreté,mais il se garda bien d’en rien dire.

C’est avec une attention passionnée qu’il avait suivi le docteurGendron, et la contraction de sa physionomie disait l’effort de sonintelligence.

– Il me paraît possible maintenant, dit-il, de déterminer où etcomment la comtesse a été frappée.

Le docteur avait recouvert le cadavre et le père Plantat avaitreplacé la lampe sur la petite table.

Ils engagèrent tous deux M. Lecoq à s’expliquer.

– Eh bien ! reprit l’homme de la police, la direction de lablessure de Mme de Trémorel me prouve qu’elle était dans sachambre, prenant le thé, assise et le corps un peu incliné enavant, lorsqu’elle a été assassinée. L’assassin est arrivépar-derrière, le bras levé, il a bien choisi sa place et a frappéavec une force terrible. Telle a été la violence du coup, que lavictime est tombée en avant, et que dans la chute, son frontrencontrant l’angle de la table, elle s’est fait la seule blessureecchymosée que nous ayons remarquée à la tête.

M. Gendron examinait alternativement M. Lecoq et le pèrePlantat, qui échangeaient des regards au moins singuliers.Peut-être se doutait-il du jeu qu’ils jouaient.

– Évidemment, dit-il, le crime doit avoir eu lieu commel’explique monsieur l’agent.

Il y eut un autre silence si embarrassant que le père Plantatjugea convenable de l’interrompre. Le mutisme obstiné de M. Lecoqle taquinait.

– Avez-vous vu, lui demanda-t-il, tout ce que vous aviez àvoir !

– Pour aujourd’hui, oui, monsieur Pour les quelquesperquisitions qui me seraient encore utiles, j’ai besoin de lalumière du jour. Il me paraît d’ailleurs que, sauf un détail quim’inquiète, je tiens complètement l’affaire.

– Il faut alors être ici demain de bon matin.

– J’y serai, monsieur, à l’heure qu’il vous plaira.

– Vos explorations terminées, nous nous rendrons ensemble àCorbeil, chez monsieur le juge d’instruction.

– Je suis aux ordres de monsieur le juge de paix.

Le silence recommença.

Le père Plantat se sentait deviné et il ne comprenait rien ausingulier caprice de l’agent de la Sûreté qui, si prompt quelquesheures plus tôt, se taisait maintenant.

M. Lecoq, lui, ravi de taquiner un peu le juge de paix, seproposait de l’étonner prodigieusement le lendemain en luiprésentant un rapport qui serait le fidèle exposé de toutes sesidées. En attendant, il avait tiré sa bonbonnière et confiait millechoses au portrait.

– Puisqu’il en est ainsi, fit le docteur, il ne nous reste plus,ce me semble, qu’à nous retirer.

– J’allais demander la permission de le faire, dit M.Lecoq ; je suis à jeun depuis ce matin.

Le père Plantat prit un grand parti :

– Regagnez-vous Paris ce soir, M. Lecoq ? demanda-t-ilbrusquement.

– Non, monsieur, je suis arrivé ici ce matin avec l’intentiond’y coucher. J’ai même apporté mon sac de nuit, qu’avant de venirau château j’ai déposé à cette petite auberge qui est au bord de laroute et qui a un grenadier peint sur sa devanture. C’est là que jeme propose de souper et de coucher.

– Vous serez fort mal au Grenadier fidèle, fit le vieuxjuge de paix, vous ferez acte de prudence en venant dîner avecmoi.

– Monsieur le juge de paix est vraiment trop bon…

– De plus, comme nous avons à causer et peut-être, longuement,je vous offre une chambre ; nous allons prendre votre sac denuit en passant.

M. Lecoq s’inclina, la bouche en cœur, à la fois flatté etreconnaissant de l’invitation.

– Et vous aussi, docteur, continua le père Plantat, bon gré malgré je vous enlève. Ah ! ne dites pas non. Si vous tenezabsolument à rentrer à Corbeil ce soir, nous vous reconduironsaprès souper.

Restaient les scellés à poser.

L’opération fut promptement terminée. Des bandes étroites deparchemin, retenues par de larges cachets de cire, aux armes de lajustice de paix, furent placées à toutes les portes du premierétage, à la porte de la chambre à la hache, et aussi aux battantsd’une armoire où toutes les pièces de conviction, recueillies parl’enquête et minutieusement décrites dans les procès-verbaux,avaient été déposées.

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