Le Crime d’Orcival

Chapitre 11

 

Un silence assez long suivit la déclaration de l’agent de laSûreté. Peut-être ses auditeurs cherchaient-ils des objections.

Enfin, le docteur Gendron prit la parole.

– Dans tout cela, dit-il, je n’aperçois pas le rôle deGuespin.

– Je ne le vois pas non plus, monsieur, répondit M. Lecoq. Etici, je dois vous confesser le fort et le faible de mon systèmed’enquête. Avec cette méthode, qui consiste à reconstituer le crimeavant de s’occuper du criminel, je ne puis, ni me tromper, ni avoirraison à demi. Ou toutes mes déductions sont justes, ou il n’en estpas une seule qui le soit. C’est tout ou rien. Si je suis dans levrai, Guespin n’a pas trempé dans le crime – au moins directement –puisqu’il n’est pas une circonstance qui fasse soupçonner unconcours étranger. Si au contraire, je m’abuse…

M. Lecoq s’interrompit. On eût dit qu’il prêtait l’oreille àquelque bruit insolite venu du jardin.

– Mais je ne m’abuse pas, reprit-il, j’ai contre le comte uneautre charge encore, dont je ne vous ai pas parlé, et qui me paraîtbien concluante.

– Oh ! fit le docteur, à quoi bon désormais ?

– Deux sûretés valent mieux qu’une, monsieur, et moi je doutetoujours. Donc, laissé seul un moment, ce tantôt, par monsieur lejuge de paix, j’ai demandé à François, le valet de chambre, s’ilsavait exactement le compte des chaussures de son maître. Il m’arépondu que oui, et m’a conduit dans le cabinet où on serre leschaussures.

« Il manquait une paire de bottes à tiges de cuir de Russie,mises le matin même – François en est sûr – par le comte deTrémorel.

« Ces bottes, je les ai cherchées avec un soin minutieux, je neles ai pas aperçues.

« Enfin, la cravate que portait le comte dans la journée du 8,qui est bleue avec des raies blanches, a disparu également.

– Voilà, s’écria le père Plantat, voilà l’indiscutable preuve devos suppositions au sujet des pantoufles et du foulard.

– Il me paraît en effet, répondit l’agent de la Sûreté, que lesfaits sont assez rétablis pour nous permettre d’aller de l’avant.Recherchons maintenant les événements qui ont dû déterminer…

Depuis un moment déjà M. Lecoq, tout en parlant, observaitsournoisement le dehors.

Tout à coup, sans un mot, avec cette foudroyante hardiesse etcette précision d’élan du chat qui bondit sur la souris qu’ilguette, il s’élança sur l’appui de la fenêtre ouverte, et de làdans le jardin.

Presque simultanément, on entendit le bruit de la chute, un criétouffé, un juron, puis les trépignements d’une lutte.

Le docteur et le père Plantat s’étaient précipités à la fenêtre.Le jour commençait à poindre, les arbres frissonnaient au ventfrais du matin, les objets apparaissaient vaguement distincts, sansformes arrêtées, au travers de ce brouillard blanc qui plane, lesnuits d’été, sur la vallée de la Seine.

Au milieu du gazon, devant les fenêtres de la bibliothèque, lemédecin et le juge de paix entrevoyaient deux hommes, deux ombresplutôt, qui se démenaient, agitant furieusement les bras.

Par instants, à intervalles très rapprochés, ils entendaient lebruit mou et clapoteux d’un poing fermé qui s’abat en plein sur lachair vive.

Bientôt, les deux ombres n’en formèrent qu’une, puis elles seséparèrent pour se rejoindre de nouveau ; une des deux tomba,se releva aussitôt, et retomba encore.

– Ne vous dérangez pas, messieurs, criait la voix de M. Lecoq,je tiens le gredin.

L’ombre restée debout, qui devait être celle de l’agent de laSûreté, s’inclina, et le combat, qui semblait fini, recommença.L’ombre étendue à terre se défendait avec l’énergie si dangereusedu désespoir. Son torse, au milieu de la pelouse formait comme unegrande tache brune, et ses jambes, lançant des coups de pied, setendaient et se détendaient convulsivement.

Il y eut un moment de confusion tel, que M. Gendron et le pèrePlantat cessèrent de distinguer laquelle des deux ombres étaitcelle de l’agent de la Sûreté.

Elles s’étaient relevées et luttaient. Soudain, une exclamationde douleur retentit, accompagné d’un juron :

– Ah ! canaille !

Et tout aussitôt, un grand cri, un cri déchirant traversal’espace, et la voix railleuse de l’homme de la préfecture dit:

– Le voilà ! je l’ai décidé à venir nous présenter sescivilités, éclairez-nous un peu.

Le médecin et le juge de paix se précipitèrent ensemble vers lalampe. De leur empressement, un retard résulta, et au moment où ledocteur Gendron s’emparant du luminaire, relevait à sa hauteur, laporte du salon s’ouvrit, brutalement poussée.

– Je vous présente, messieurs, disait l’agent de la Sûreté, lesieur Robelot, rebouteux à Orcival, herboriste par prudence etempoisonneur par vocation.

Telle était la stupéfaction du père Plantat et de M. Gendron,que ni l’un ni l’autre ne put répondre.

C’était bien le rebouteux, en effet, remuant dans le vide sesmâchoires désarticulées. Son adversaire l’avait jeté bas au moyende ce terrible coup du genou qui est la suprême défense etl’ultima ratio des pires rôdeurs de barrièresparisiens.

Mais ce n’était pas la présence, presque inexplicable pourtant,de Robelot, qui surprenait si fort le juge et son ami. Leur stupeurvenait de l’apparence de cet autre homme qui, de sa poigne d’acier,aussi rigide que des menottes maintenait l’ancien garçon delaboratoire du docteur et le poussait en avant.

Il avait incontestablement la voix de M. Lecoq, son costume, sacravate à nœud prétentieux, sa chaîne de montre en crin jaune, etcependant ce n’était pas, non ce n’était plus M. Lecoq.

Sorti par la fenêtre, blond, avec des favoris bien ratissés, ilrentrait par la porte, brun et le visage glabre.

Celui qui était sorti, était un homme mûr, à physionomiecapricieuse, prenant à volonté, l’air idiot ou l’airintelligent ; celui qui rentrait était un beau garçon detrente-cinq ans à l’œil fier, à la lèvre frémissante : demagnifiques cheveux noirs bouclés faisaient vigoureusementressortir la pâleur mate de son teint et le ferme dessin de sa têteénergique.

Il avait au cou, un peu au-dessous du menton, une blessure quisaignait.

– Monsieur Lecoq ! s’exclama le juge de paix, recouvrantenfin la parole.

– Lui même, répondit l’agent de la sûreté, et, pour cette foisseulement, le vrai.

Et s’adressant au rebouteux, tout en lui donnant un rude coupd’épaule :

– Avance, toi, dit-il.

Le rebouteux tomba à la renverse sur un fauteuil, mais l’hommede la police continua à le tenir.

– Oui, poursuivait-il, ce gredin m’a arraché mes ornementsblonds. C’est grâce à lui, et bien malgré moi, que je vous apparaisau naturel, avec la tête qui m’a été donnée par le Créateur, et quiest bien à moi.

Il eut un geste insouciant et ajouta, moitié fâché, moitiésouriant :

– Je suis le vrai Lecoq, et sans mentir, il n’y a pas plus detrois personnes qui le connaissent après vous, messieurs : deuxamis sûrs et une amie qui l’est infiniment moins, celle dont jeparlais tout à l’heure.

Les yeux du père Plantat et de M. Gendron interrogeaient avectant d’insistance, que l’agent de la Sûreté continua :

– Que voulez-vous ! Tout n’est pas rose, dans le métier. Oncourt, à écheniller la société, des dangers qui devraient bien nousconcilier l’estime de nos contemporains à défaut de leur affection.Tel que vous me voyez je suis condamné à mort par sept malfaiteurs,les plus dangereux qui soient en France. Je les ai fait prendre, etils ont juré – et ce sont des hommes de parole – que je ne mourraisque de leur main. Où sont-ils, ces misérables ? Quatre sont àCayenne, un est à Brest ; j’ai de leurs nouvelles. Mais lesdeux autres ? J’ai perdu leur piste. Qui sait si l’un deux nem’a pas suivi jusqu’ici, qui me dit que demain, au détour d’unchemin creux, je ne recevrai pas six pouces de fer dans leventre.

Il eut un sourire mélancolique.

– Et pas de récompense, poursuivit-il, pour les périls que nousbravons. Que je tombe demain, on ramassera mon cadavre, on leportera à l’un des domiciles officiels qu’on me connaît et toutsera dit.

Le ton de l’homme de la police était devenu amer, la sourdeirritation de sa voix trahissait bien des rancunes.

– Heureusement, reprit-il, mes précautions sont prises. Tant queje suis dans l’exercice de mes fonctions, je me méfie, et quand jesuis sur mes gardes, je ne crains personne. Mais il est des joursoù on est las de craindre, où on veut pouvoir tourner court une ruesans redouter le poignard. Ces jours-là je redeviensmoi-même ; je me débarbouille, je jette mon masque, mapersonnalité se dégage des mille déguisements que j’endosse tour àtour. Voici quinze ans que je suis à la préfecture, nul n’y connaîtmon visage vrai, ni la couleur de mes cheveux…

Maître Robelot, mal à l’aise sur son fauteuil, essaya unmouvement.

– Ah ! ne fais pas le méchant, lui dit M. Lecoq, changeantsubitement de ton, il t’en cuirait, lève-toi plutôt et dis-nous ceque tu faisais dans ce jardin ?

– Mais vous êtes blessé ! s’écria le juge de paix,remarquant le filet de sang qui glissait le long de la chemise del’agent de la Sûreté.

– Oh ! ce n’est rien, monsieur, une égratignure, ce drôleavait un grand coutelas fort pointu dont il a voulu jouer…

Le juge de paix voulut absolument examiner cette blessure, etc’est seulement quand le docteur eut reconnu sa parfaite innocuité,qu’il s’occupa du rebouteux.

– Voyons, maître Robelot, demanda-t-il, que veniez-vous fairechez moi ?

Le misérable ne répondit pas.

– Prenez garde, insista le père Plantat, votre silence nousconfirmera dans l’idée que vous êtes venu avec les piresdesseins.

Mais c’est en vain que le père Plantat épuisa son éloquencepersuasive, le rebouteux se renfermait dans une farouche etsilencieuse immobilité.

Alors M. Gendron se décida à prendre la parole, espérant ;non sans raison, qu’il aurait quelque influence sur son anciendomestique.

– Réponds, interrogea-t-il, que voulais-tu ?

Le rebouteux fit un effort, et ses yeux dénoncèrent une vivesouffrance. Parler, avec sa mâchoire démise, était douloureux.

– Je venais pour voler, répondit-il, je l’avoue.

– Voler !… quoi ?

– Je ne sais pas.

– On n’escalade pas un mur, on ne risque pas la prison sans uneintention bien arrêtée d’avance.

– Eh bien, donc je voulais…

Il s’arrêta.

– Quoi ? parle.

– Prendre des fleurs rares dans la serre.

– Avec ton coutelas, n’est-ce pas ? fit en ricanant M.Lecoq.

Le rebouteux lui lançant un regard terrible, il continua :

– Ne me regarde pas ainsi, tu ne me fais pas peur. Puis, toi quies fin, ne nous dis donc pas de niaiseries. Si tu nous croisbeaucoup plus bêtes que toi, tu te trompes, je t’en préviens.

– Je voulais prendre les pots, balbutia maître Robelot, pour lesrevendre.

– Allons donc ! fit l’agent de la Sûreté en haussant lesépaules, ne répète donc pas tes inepties. Toi, un homme qui achèteet paie comptant des terres excellentes, voler des pots debruyère ! À d’autres. Ce soir, mon garçon, on t’a retournécomme un vieux gant. Bien malgré toi, tu as donné la volée à unsecret qui te tourmente diablement, et tu venais ici pour tâcher dele reprendre. En y réfléchissant, tu t’es dit, toi rusé, que sansdoute M. Plantat n’avait encore parlé à qui que ce soit et tuarrivais avec le projet ingénieux de l’empêcher de parler désormaisà âme qui vive.

Le rebouteux voulut protester.

– Tais-toi donc, lui dit M. Lecoq, et ton coutelas ?

Pendant cet interrogatoire sommaire du rebouteux, le pèrePlantat réfléchissait.

– Peut-être, murmura-t-il, peut-être ai-je parlé trop tôt.

– Pourquoi donc ? répondit l’agent de la Sûreté, jecherchais une preuve palpable à donner à M. Domini, nous luiservirons ce joli garçon, et s’il n’est pas content, c’est qu’ilest trop difficile.

– Mais que faire de ce misérable ?

– Il doit bien y avoir dans la maison un endroit pourl’enfermer ; s’il le faut, je le ficellerai.

– J’ai là, proposa le juge de paix, un cabinet noir.

– Est-il sûr ?

– Trois des côtés sont formés de murs épais, le quatrième quidonne ici même est fermé par une double porte, pas d’ouvertures,pas de fenêtres, rien.

– C’est notre affaire.

Le père Plantat ouvrit alors le cabinet qui sert de décharge àsa bibliothèque, sorte de trou noir, humide faute d’air, étroit, ettout plein de livres de rebut, de paquets de journaux et de vieuxpapiers.

– Tu seras, là-dedans, comme un petit roi, dit l’agent aurebouteux.

Et, après l’avoir fouillé, il le poussa dans le cabinet. Robelotne résista pas, mais il demanda à boire et une lumière. On luipassa une carafe pleine d’eau et un verre.

– Quant à de la lumière, lui dit M. Lecoq, tu t’en passeras. Tun’aurais qu’à nous jouer quelque mauvais tour.

La porte du cabinet noir refermée, le père Plantat tendit lamain à l’agent de la Sûreté.

– M. Lecoq, lui dit-il, d’une voix émue, vous venez probablementde me sauver la vie au péril de la vôtre ; je ne vous remerciepas. Un jour viendra, je l’espère, où il me sera possible…

L’homme de la préfecture l’interrompit d’un geste.

– Vous savez, monsieur, fit-il, combien ma peau est compromise,la risquer une fois de plus n’est pas un mérite ; puis, sauverla vie à un homme, ce n’est pas toujours lui rendre service…

Il resta pensif quelques secondes et ajouta :

– Vous me remercierez plus tard, monsieur, lorsque j’auraiacquis d’autres droits à votre gratitude.

M. Gendron, lui aussi, avait donné une cordiale poignée de mainà l’agent de la Sûreté.

– Laissez-moi, lui disait-il, vous exprimer toute monadmiration. Je n’avais pas idée de ce que peuvent être lesinvestigations d’un homme de votre trempe. Arrivé ce matin, sansdétails, sans renseignements, vous êtes parvenu par le seul examendu théâtre du crime, par la seule force du raisonnement et de lalogique, à trouver le coupable ; et, bien plus, à nousdémontrer, à nous prouver, que le coupable ne peut pas être unautre que celui que vous dites.

M. Lecoq s’inclina modestement. En réalité, les éloges de cejuge si compétent chatouillaient délicieusement sa vanité.

– Et cependant, répondit-il, je ne suis pas encore parfaitementsatisfait. Certes, la culpabilité de M. de Trémorel m’estsurabondamment prouvée. Mais quels mobiles l’ont poussé ?Comment a-t-il été conduit à cette épouvantable détermination detuer sa femme et d’essayer de faire croire que lui-même avait étéassassiné ?

– Ne peut-on supposer, objecta le docteur, que dégoûté de Mme deTrémorel, il s’est défait d’elle pour rejoindre une autre femmeaimée, adorée jusqu’à la folie ?

M. Lecoq hocha la tête.

– On ne tue pas sa femme, dit-il, pour cette seule raison qu’onne l’aime plus et qu’on en adore une autre. On quitte sa femme, onva vivre avec sa maîtresse, et tout est dit. Cela se voit tous lesjours, et ni la loi, ni l’opinion ne condamnent bien sévèrementl’homme qui agit ainsi.

– Mais, objecta le médecin, quand c’est la femme qui possède lafortune !…

– Ce n’est pas ici le cas, répondit l’agent de la Sûreté ;je suis allé aux informations, M. de Trémorel possédait de son chefcent mille écus, débris d’une fortune colossale sauvés par son amiSauvresy, et sa femme, par leur contrat de mariage, lui a de plusreconnu un demi-million. Avec huit cent mille francs, on peut vivreà l’aise partout. D’ailleurs, le comte était parfaitement maître detoutes les valeurs de la communauté. Il pouvait vendre, acheter,réaliser, emprunter, placer et déplacer les fonds à safantaisie.

Le docteur Gendron n’avait rien à répondre. M. Lecoq continua,parlant avec une certaine hésitation, tandis que ses yeuxinterrogeaient le père Plantat.

– C’est dans le passé, je le sens, qu’il faut chercher lesraisons de ce meurtre d’aujourd’hui et les motifs de la terriblerésolution de l’assassin. Un crime liait le comte et la comtesse siindissolublement, que la mort seule de l’un pouvait rendre laliberté à l’autre. Ce crime, je l’ai soupçonné du premier coup, jel’ai entrevu à chaque moment depuis ce matin, et l’homme que nousvenons d’enfermer là, Robelot le rebouteux, qui voulait assassinermonsieur le juge de paix, en a été l’agent ou le complice.

Le docteur Gendron n’avait pas assisté aux diverses scènes qui,dans la journée au Valfeuillu, le soir chez le maire d’Orcival,avaient établi une tacite entente entre le père Plantat et l’hommede la préfecture. Il lui fallait toute la perspicacité dont il estdoué pour combler les lacunes et deviner les sous-entendus de laconversation qu’il écoutait depuis deux heures. Les derniers motsde l’agent de la Sûreté furent pour lui un trait de lumière, et ils’écria :

– Sauvresy !…

– Oui, répondit M. Lecoq, oui, Sauvresy !… Et ce papier quecherchait le meurtrier avec tant d’acharnement, cette lettre pourlaquelle il négligeait le soin de son salut, doit contenirl’irrécusable preuve du crime.

En dépit des regards les plus significatifs, des provocationsles plus directes à une explication, le vieux juge de paix setaisait. Il semblait à cent lieues de l’explication actuelle, etson regard perdu dans le vide, paraissait suivre dans les brumes dupassé des événements oubliés.

M. Lecoq, après une courte délibération intérieure, se décida àfrapper un grand coup.

– Quel passé, fit-il, que celui-ci dont le fardeau est siécrasant que, pour s’y soustraire, un homme jeune, riche, heureux,M. le comte Hector de Trémorel, arrive à combiner froidement uncrime, résigné d’avance à disparaître ensuite, à cesser d’existerlégalement, à perdre tout ensemble, sa personnalité, sa situation,son honneur et son nom ! Quel passé, que celui dont le poidspeut décider au suicide une jeune fille de vingt ans !

Le père Plantat s’était redressé, pâle, plus ému peut-être qu’ilne l’avait été de la journée.

– Ah ! s’écria-t-il d’une voix altérée, vous ne pensez pasce que vous dites là. Laurence n’a jamais rien su !

M. Gendron qui étudiait sérieusement le vrai Lecoq, crut voir unfin sourire éclairer la figure si intelligente du policier.

Le vieux juge de paix, cependant, poursuivait calme et dignedésormais, d’un ton qui n’était pas exempt d’une certaine hauteur:

– Il n’était besoin, M. Lecoq, ni de ruses ni de subterfugespour me déterminer à dire ce que je sais.

« Je vous ai témoigné assez d’estime et de confiance, pour vousôter le droit de vous armer contre moi du secret douloureux –ridicule, si vous voulez – que vous avez surpris.

Si grand que soit son aplomb, l’agent de la Sûreté fut quelquepeu décontenancé et essaya de protester.

– Oui, interrompit le père Plantat, votre surprenant génied’investigations vous a conduit à la vérité. Mais vous ne savez pastout, et maintenant encore, je me tairais si les raisons qui mecommandaient le silence n’avaient cessé d’exister.

Il ouvrit le tiroir à secret d’un bureau de vieux chêne placéprès de la cheminée, et en sortit un dossier assez volumineux qu’ildéposa sur la table.

– Voici quatre ans, reprit-il, que jour par jour, je devraisdire : heure par heure, je suis les phases diverses du drameaffreux qui, cette nuit, au Valfeuillu, s’est dénoué dans le sang.Dans le principe, ce fut curiosité pure d’ancien avoué désœuvré.Plus tard, j’espérais sauver l’existence et l’honneur d’unepersonne bien chère.

« Pourquoi je n’ai rien dit de mes découvertes ? C’est,messieurs, le secret de ma conscience, elle ne me reproche rien. Etd’ailleurs, hier encore, je fermais les yeux à l’évidence, il m’afallu le brutal témoignage du fait…

Le jour était venu. Dans les allées du jardin, les merleseffrontés couraient en sifflant. Le pavé de la route d’Évry sonnaitsous le sabot des attelages matinaux se rendant aux champs. Aucunbruit ne troublait le morne silence de la bibliothèque, aucun,sinon le bruissement des feuilles de papier que tournait le vieuxjuge de paix et de temps à autre une plainte du rebouteux qui,enfermé dans le cabinet noir, souffrait et geignait.

– Avant de commencer, dit le père Plantat, je devrais,messieurs, consulter vos forces, voici vingt-quatre heures que noussommes debout…

Mais le docteur et l’agent de la Sûreté protestèrent qu’ilsn’avaient nul besoin de repos. La fièvre de la curiosité avaitchassé la lassitude. Enfin, ils allaient avoir le mot de cettesanglante énigme.

– Soit, reprit le juge de paix, alors écoutez-moi.

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