Le Crime d’Orcival

Chapitre 12

 

À vingt-six ans, le comte Hector de Trémorel était le modèleachevé, le parfait idéal du gentilhomme viveur, tel qu’il peutl’être à notre époque, inutile à soi et aux autres, nuisible même,semblant mis sur terre expressément pour jouir aux dépens de toutet de tous.

Jeune, très noble, élégant, riche à millions, doué d’une santéde fer, ce dernier descendant d’une grande race, gaspillait le plusfollement, d’aucuns disaient le plus indignement du monde, et sajeunesse et son patrimoine.

Il est vrai, qu’à ces excès de tous les genres, il avait conquisune magnifique et peu enviable célébrité.

On citait ses écuries, ses équipages, ses gens, son mobilier,ses chiens, ses maîtresses.

Ses chevaux de rebut faisaient encore prime, et une drôlessedistinguée par lui acquérait aussitôt une valeur plus grande, commeun effet de commerce sur lequel tomberait la signature de M. deRotchschild.

N’allez pas croire, au moins, que ce jeune homme fût némauvais ! Il avait eu du cœur et même de généreuses idées,autrefois, à vingt ans. Six années de bonheurs malsains l’avaientgâté jusqu’à la moelle.

Vaniteux jusqu’à la folie, il était prêt à tout pour garder safamosité. Il avait l’égoïsme farouche et terrible de quiconque n’ajamais eu à s’occuper que de soi et n’a jamais souffert. Enivréjusqu’au vomissement des plates flagorneries de soi-disant amisqu’attirait son argent, il s’admirait en conscience, prenant pourde l’esprit son cynisme brutal, et pour du caractère son superbedédain de toute morale, son manque absolu de principe et sonscepticisme idiot.

Et faible, avec cela. Ayant des caprices, jamais une volonté.Faible comme l’enfant, comme la femme, comme la fille.

On retrouve sa biographie dans tous les petits journaux dumoment, qui colportaient à l’envi les mots qu’il faisait ou qu’ilaurait pu faire à ses heures de loisir.

Ses moindres faits et gestes sont relatés.

Une nuit, soupant au Café de Paris, il jette toute lavaisselle par la fenêtre ; c’est mille louis qu’il en coûte.Bravo ! Le lendemain, après boire, il fait scandale avec unedrôlesse dans une loge d’avant-scène, et il faut l’intervention ducommissaire de police. On n’est pas plus régence.

Un matin, Paris-badaud apprend avec stupeur qu’il s’envole enItalie avec la femme du banquier X… une mère de famille de dix-neufans.

Il se bat en duel et blesse son adversaire. Quel courage !La semaine suivante, c’est lui qui reçoit un coup d’épée. C’est unhéros !

Une fois, il va à Bade et fait sauter la banque. Une autre fois,après une séance de jeu de soixante heures, il réussit à perdrecent vingt mille francs contre un prince russe.

Il est de ces esprits que le succès exalte, qui convoitent lesapplaudissements, mais qui jamais ne s’inquiètent de la nature deceux qu’ils obtiennent. Le comte Hector était un peu plus que ravidu bruit qu’il faisait par le monde. Avoir sans cesse son nom, sesinitiales, dans les bulletins du Monde parisien luiparaissait comble de l’honneur et de la gloire.

Il n’en laissait rien paraître, toutefois, et même avec unedésinvolture charmante, il disait après chaque nouvelle aventure:

– Ne cessera-t-on donc jamais de s’occuper de moi ?

Puis, dans les grandes occasions, empruntant un mot à Louis XV,il disait :

– Après moi le déluge.

Le déluge arriva de son vivant.

Un matin du mois d’avril, son valet de chambre, qui était unbâtard scrofuleux de quelque portier parisien, par lui formé,dressé et stylé, l’éveilla sur les neuf heures en lui disant :

– Monsieur, il y a dans l’antichambre, en bas, un huissier quivient, à ce qu’il prétend, pour saisir les meubles de Monsieur.

Hector se retourna sur ses oreilles, bâilla, se détira etrépondit :

– Eh bien, dis-lui de commencer l’opération par les écuries etles remises et remonte m’habiller.

Il ne parut pas autrement ému, et le domestique se retirasurpris et émerveillé du flegme de son maître.

C’est que le comte avait du moins ce mérite de savoir au juste àquoi s’en tenir sur sa situation financière, et cette invasion del’huissier, il la prévoyait, je dirai plus, il l’attendait.

Il y avait trois ans qu’à la suite d’une chute de cheval qui lemit sur le lit six semaines, le comte de Trémorel avait mesuré laprofondeur du gouffre où il courait.

Alors, il pouvait encore se sauver. Mais quoi ! il lui eûtfallu changer son genre de vie, réformer sa maison, apprendre qu’ilfaut vingt pièces d’un franc pour faire un louis ! Fi,jamais !

Il lui parut que, donner un louis de moins par mois à samaîtresse en titre, ce serait rogner d’un centimètre le piédestalque lui avaient élevé ses contemporains. Plutôt mourir !

Et après mûres réflexions, il se dit qu’il irait jusqu’au bout.Ses aïeux ne mouraient-ils pas tout d’une pièce ? Le mauvaisquart d’heure venu, il s’enfuirait à l’autre bout de la France,démarquerait son linge et se ferait sauter la cervelle au coin dequelque bois.

L’échéance fatale était arrivée.

C’est qu’à force de contracter des obligations, de signer deslettres de change, de renouveler des billets, de payer des intérêtset les intérêts des intérêts, de donner des commissions et des potsde vin, d’emprunter toujours et de ne jamais rendre, Hector avaitdévoré le patrimoine princier – près de quatre millions en terres –recueilli à la mort de son père.

L’hiver qui venait de s’écouler lui avait coûté cinquante milleécus. Il y avait huit jours qu’ayant tenté un dernier emprunt decent mille francs, il avait échoué.

On l’avait refusé, non que ses propriétés ne valussent plusqu’il ne devait, mais les prêteurs sont prudents et ils saventl’incroyable dépréciation des biens vendus aux enchères.

C’est pourquoi le valet de chambre du comte de Trémorel, entrantet disant : « Monsieur, c’est l’huissier », semblait en réalitéquelque spectre de commandeur criant : « Au pistolet, maintenant.»

Il prit crânement l’avertissement et se leva en murmurant :

– Allons, c’est fini.

Il était fort calme et plein d’un beau sang-froid, bien qu’unpeu étourdi. Mais le vertige est assez excusable, lorsque, sanstransition, on passe de tout à rien.

Sa conviction étant qu’il faisait sa dernière toilette, il nevoulait pas qu’elle fût inférieure à ses toilettes de tous lesjours. Parbleu ! C’est en grande tenue de cour que la noblessefrançaise allait au combat.

En moins d’une heure, il fut prêt. Il passa, comme d’ordinaire,sa chaîne de montre à coulants de brillants dans la boutonnière deson gilet, puis il glissa dans la poche de côté de son légerpardessus une paire de mignons pistolets à deux coups, à crossed’ivoire, chef-d’œuvre de Brigt, l’artiste armurier anglais.

Alors, il renvoya son domestique, et ouvrant son secrétaire ilinventoria ses suprêmes ressources.

Il lui restait dix mille et quelques cents francs.

Avec cette somme, il pouvait entreprendre un voyage, prolongerson existence de deux ou trois mois, mais il repoussa avec horreurla pensée – indigne de son beau caractère – d’un misérablesubterfuge, d’un sursis déguisé, d’un recours en grâce.

Il songea, au contraire, que ces dix billets de mille francsallaient lui permettre une somptueuse largesse dont il serait parlédans le monde.

Il se dit qu’il serait chevaleresque d’aller demander à déjeunerà sa maîtresse et de lui faire cadeau de cet argent au dessert.Pendant le déjeuner, il serait étourdissant de verve, de gaieté, descepticisme railleur, puis, à la fin, il annoncerait sonsuicide.

Cette fille ne manquerait pas d’aller partout raconter lascène ; elle répéterait sa dernière conversation – sontestament politique – et le soir on en causerait dans tous lescafés, il en serait question dans tous les journaux. Cette idée,ces perspectives d’éclat le réjouirent singulièrement et leréconfortèrent tout à fait. Il allait sortir, lorsque son regardtomba sur l’amas de paperasses que contenait son secrétaire.Peut-être s’y trouvait-il un écrit oublié capable de ternir lapureté d’acier de sa mémoire.

Vivement il vida les tiroirs dans la cheminée sans regarder,sans choisir, et il mit le feu à cette masse de papiers.

C’est avec un sentiment d’orgueil bien légitime qu’il regardaits’enflammer tous ces chiffons, lettres d’amour ou lettresd’affaires, doubles obligations, titres de noblesse ou depropriété. N’était-ce pas son passé éblouissant qui flambait àmettre le feu dans la cheminée !

Le dernier chiffon était consumé, il songea à l’huissier etdescendit.

Cet officier ministériel dans l’exercice de ses fonctions,n’était autre que M. Z…, huissier audiencier, le mieux mis et leplus poli des huissiers, homme de goût et d’esprit, ami desartistes, poète lui-même, à ses heures.

Il avait déjà saisi dans les écuries huit chevaux, avec leursharnachements, selles, brides, mors, couvertes ; et dans laremise, cinq voitures avec leurs apparaux, coussins doubles,capotes mobiles, timons de rechange, lorsqu’il aperçut dans la courle comte Hector.

– Je procédais fort lentement, monsieur le comte, lui dit-il,après l’avoir salué, peut-être désirez-vous arrêter les poursuites.La somme est importante, il est vrai, mais dans votre position…

– Sachez, monsieur, répondit superbement M. de Trémorel, que sivous êtes ici c’est que cela me convient. Mon hôtel ne me plaîtplus, je n’y remettrai jamais les pieds, ainsi vous êtes lemaître ; allez.

Et pirouettant sur ses talons, il s’éloigna.

Et Me Z… bien désillusionné se remit à l’œuvre. Il allait depièce en pièce, admirant et saisissant. Il décrivait les coupes devermeil gagnées aux courses, les collections de pipes, les trophéesd’armes. Il saisit la bibliothèque, un meuble splendide, et tousles volumes qu’elle contenait : un Manuel d’hippiatrique, LaChasse et la pêche, Les Mémoires de Casanova, Le Duel et lesduellistes, Thérèse, La Chasse au chien d’arrêt…

Pendant ce temps, le comte de Trémorel plus que jamais résolu ausuicide, remontait le boulevard, se rendant chez sa maîtresse, quioccupait près de la Madeleine un petit appartement de six millefrancs.

Cette maîtresse, Hector l’avait huit ou dix mois auparavantlancée dans le demi-monde, sous le nom de miss Jenny Fancy.

La vérité est qu’elle s’appelait Pélagie Taponnet, et qu’elleétait, sans que le comte s’en doutât, la sœur adultérine de sonvalet de chambre.

Protégée par le comte de Trémorel, miss Fancy a eu dans ledemi-monde parisien un réel et bruyant succès de toilettes et debeauté.

Elle était loin cependant d’être belle, dans l’acceptionclassique du mot. Mais elle présentait le type accompli du « joli »parisien, type qui, pour être de pure convention, n’en a pas moinsdes admirateurs passionnés. Elle avait des mains délicates d’undessin parfait, un pied mignon, de superbes cheveux châtains, ladent blanche du chat, et par-dessus tout, de grands yeux noirsinsolents ou langoureux, caressants, provocants, des yeux à fairedescendre les saints de pierre de leur niche.

Miss Fancy n’était pas fort intelligente, mais elle eut vitepris le facile « bagout » des coureuses de premièresreprésentations ; enfin, elle faisait valoir ses toilettesexcentriques.

Le comte l’avait ramassée dans un bal public de bas étage, où,un soir, par le plus grand des hasards, il était entré pendantqu’elle dansait des pas risqués en bottines percées. En moins dedouze heures, sans transition, elle passa de la plus affreusemisère à un luxe dont évidemment elle ne pouvait même avoirl’idée.

Éveillée un matin sur le grabat malpropre d’un cabinet garni àdouze francs par mois, elle s’endormit le soir sous les courtinesde satin d’un lit de palissandre.

Cet éblouissant changement ne la surprit pas autant qu’on lepourrait supposer.

Il n’est pas, à Paris, de fillette un peu jolie qui n’attende,pleine de confiance, des aventures plus surprenantes encore. Ilfaut à l’artisan enrichi quinze ans pour s’habituer à l’habitnoir ; la Parisienne quitte sa robe de six sous pour levelours et la moire, et on jurerait que jamais elle n’a porté autrechose.

Quarante-huit heures après son installation, miss Fancy avaitmis ses domestiques sur un bon pied ; on lui obéissait audoigt et à l’œil, et elle faisait marcher comme il faut sescouturières et ses modistes.

Cependant le premier étourdissement d’un plaisir absolumentnouveau se dissipa vite. Bientôt, Jenny, seule une partie de lajournée, dans son bel appartement, ne sut plus à quellesdistractions se prendre.

Ses toilettes qui d’abord l’avaient transportée ne lui disaientplus rien. La jouissance d’une femme n’est complète, que doublée dela jalousie des rivales.

Or, les rivales de Fancy habitaient au faubourg du Temple, touten haut, près de la barrière, elles ne pouvaient envier sasplendeur qu’elles ne connaissaient pas, et il lui était absolumentinterdit d’aller se montrer à elles, d’aller les éclabousser. Àquoi bon, alors, une voiture !

Quant à Trémorel, Jenny le subissait, ne pouvant faireautrement. Il lui semblait le plus ennuyeux des hommes. Ses amis,elle les considérait tous comme des êtres assommants.

Peut-être sentait-elle un écrasant mépris sous les manièresironiquement polies, et comprenait-elle combien peu elle était,pour tous ces gens riches, ces viveurs, ces joueurs, ces blasés,ces repus.

Ses plaisirs, et encore elle les goûtait modérément, étaient unesoirée chez quelque femme dans sa position, une nuit de baccarat oùelle gagnait, un souper où elle gâchait tout.

Le reste du temps, elle s’ennuyait.

Elle s’ennuyait à périr, elle avait la nostalgie de la ruellefangeuse de son quartier, de son garni infect.

Cent fois elle eut envie de planter là Trémorel, de renoncer àson luxe, à son argent, à ses domestiques et de reprendre sonancienne existence. Dix fois, elle fit son paquet, toujoursl’amour-propre la retint au dernier moment.

Telle est, aussi exactement que possible, la femme chez laquellece matin de la saisie, le comte Hector se présenta sur les onzeheures.

Certes, elle ne l’attendait guère si matin, et elle fut biensurprise quand il lui annonça qu’il venait lui demander à déjeuner,la priant de faire se dépêcher la cuisinière, parce qu’il étaitfort pressé.

Jamais miss Fancy n’avait vu son amant si aimable, jamaissurtout elle ne l’avait vu si gai. Tant que dura le déjeuner, ilfut, comme il se l’était promis, étincelant de verve.

Le café servi Hector jugea le moment opportun pour parler.

– Tout ceci, mon enfant, dit-il, n’est qu’une préface destinée àte préparer à une nouvelle assez surprenante. Donc, tu sauras queje suis ruiné.

Elle le regarda ébahie, paraissant ne pas comprendre.

– J’ai dit ruiné, insista-t-il en riant très fort, tout ce qu’ily a de plus ruiné, ruiné à plates coutures.

– Ah ! tu veux te moquer de moi, tu plaisantes !…

– Jamais je n’ai parlé si sérieusement, reprit Hector. Cela tesemble invraisemblable, n’est-ce pas ? Eh bien ! c’estpourtant très vrai.

Les grands yeux de Jenny interrogeaient toujours.

– Que veux-tu, continua-t-il avec une superbe insouciance, lavie est comme une grappe de raisin qu’on mange lentement grain àgrain ou dont on exprime le suc dans un verre pour le boire d’untrait. J’ai choisi la seconde méthode. Ma grappe à moi se composaitde quatre millions, ils sont bus. Je ne les regrette pas, j’ai eude la vie pour mon argent. Mais à présent, je puis me flatterd’être aussi gueux que n’importe quel gueux de France. Tout à cetteheure est saisi chez moi, je suis sans domicile, je n’ai plus lesou.

Il parlait, il parlait, s’animant au choc des pensées diversesqui se pressaient tumultueusement dans son cerveau, s’exaltant aucliquetis des mots.

Et il ne jouait pas la comédie. Sa bonne foi était complète,intacte, entière. Il ne songeait même pas à se trouver bien.

– Mais… alors… hasarda miss Fancy…

– Quoi ? tu te trouves libre ? Cela va sans sedire.

Elle ne savait trop encore si elle devait s’affliger ou seréjouir.

– Oui ! déclara-t-il, je te rends ta liberté. Jenny eut ungeste sur lequel Hector se méprit.

– Oh ! mais, sois tranquille, ajouta-t-il vivement je ne tequitte pas ainsi, je ne veux pas que demain tu te trouves dansl’embarras. Le loyer ici étant à ton nom, le mobilier te reste, et,de plus, j’ai songé à toi. J’ai là, dans ma poche, cinq centslouis, c’est toute ma fortune, je te l’apporte.

Il lui présentait en même temps sur une assiette – imitant enriant les garçons de restaurant qui rapportent la monnaie – ses dixderniers billets de mille francs.

Elle les repoussa avec horreur.

– Eh bien ! fit-il, reprenant son ton d’homme supérieur,voilà un beau mouvement, mon enfant, c’est bien, très bien. Je l’aitoujours pensé, vois-tu, et toujours dit, tu es une bonne fille,trop bonne même, il faudra te corriger.

Oui, elle était bonne fille, miss Jenny Fancy, autrement ditPélagie Taponnet, car au lieu de serrer les billets de banque et demettre Hector à la porte comme c’était incontestablement son droit,elle essaya, le croyant très malheureux, de le consoler, de leréconforter.

Depuis que Trémorel lui avait confessé qu’il était sans le sou,elle ne le haïssait presque plus, et même, par un revirementfréquent chez les femmes de cette trempe, elle commençait àl’aimer.

Hector saisi, sans asile, n’était plus l’homme terrible, payantpour être le maître, le millionnaire dont un caprice rejette auruisseau la femme qu’il en a tirée par fantaisie. Ce n’était plusle tyran, l’être exécré. Ruiné, il descendait de son piédestal, ilrentrait dans le droit commun, il redevenait un homme comme lesautres, préférable aux autres, étant vraiment remarquablementbeau.

Puis prenant pour un généreux élan du cœur le dernier artificed’une vanité malade, Fancy était extrêmement touchée de ce don dedix mille francs.

– Tu n’es pas si pauvre que tu dis, reprit-elle, puisque tu asencore cette somme.

– Eh ! chère enfant, c’est à peine ce que tu me coûtes parmois, je t’ai donné tout autant deux ou trois fois pour quelquespetits diamants que tu portais une soirée.

Elle réfléchit un moment, et tout étonnée, comme après unedécouverte :

– Tiens ! dit-elle, c’est pourtant vrai.

Depuis longtemps Hector ne s’était autant amusé.

– Mais, reprit gravement miss Fancy, je puis dépenser moins,oh ! oui, beaucoup moins, et être, je te l’assure, tout aussiheureuse. Autrefois, avant de te connaître, quand j’étais jeune –elle avait dix-neuf ans – dix mille francs me semblaient une de cessommes fabuleuses dont on parle, mais que peu d’hommes ont vueréunie en un seul tas, que bien peu ont tenue entre les mains.

Elle essayait de glisser les billets dans la poche du comte quise défendait.

– Ainsi, tiens, reprends, garde…

– Que veux-tu que j’en fasse ?

– Je ne sais, mais il me semble que cet argent peut en rapporterd’autre. Ne peux-tu jouer à la Bourse, parier aux courses, gagner àBade, tenter quelque chose enfin ? J’ai entendu parler de gensqui maintenant sont riches comme des rois, qui ont commencé avecrien, et qui n’avaient pas ton éducation à toi, qui as tout vu, quiconnais tout. Que ne fais-tu comme eux ?

Elle parlait vivement, avec cet entraînement de la femme quicherche à faire triompher son idée.

Et lui, la regardait, stupéfait de lui trouver cettesensibilité, cet intérêt désintéressé à sa personne, plus étonnéqu’un prosecteur de l’école, qui, préparant sa leçon, rencontreraitle cœur de son sujet à droite au lieu de le découvrir à gauche.

– Tu veux bien, n’est-ce pas ? insistait-elle, tu veuxbien…

Il secoua l’espèce de torpeur pleine de charmes où le plongeaitla mine câline de sa maîtresse.

– Oui, lui dit-il, tu es une bonne fille, mais prends ces cinqcents louis puisque je te les donne, et ne t’inquiète de rien.

– Mais toi ? as-tu encore de l’argent ? que tereste-t-il ?

– J’ai encore…

Il s’arrêta, inspectant ses poches, comptant l’or de sonporte-monnaie, ce qui ne lui était jamais arrivé.

– Ma foi ! il me reste trois cent quarante francs, c’estbien plus qu’il ne me faut, aussi, avant de partir, je veux donnerdix louis à tes domestiques, ils m’ont bien servi.

– Et que deviendras-tu après ! mon Dieu ?

Il se posa sur sa chaise, caressant négligemment sa belle barbe,et ajouta :

– Je vais me brûler la cervelle.

– Oh ! s’écria-t-elle effrayée.

Hector supposa que la jeune femme doutait. Il sortit de sa pocheses petits pistolets à crosse d’ivoire, et les lui montrant :

– Tu vois, lui dit-il, ces joujoux ? Eh bien, en tequittant, je vais aller quelque part, n’importe où, j’appuierai lescanons comme cela, sur mes tempes – il faisait le geste – jepresserai la détente, et tout sera dit.

Elle le regardait, la pupille dilatée par l’épouvante, pâle, lesein ému.

Mais en même temps elle l’admirait. Elle était émerveillée detant de courage, de ce calme, de cette insouciance railleuse. Queldédain superbe de la vie ! Dévorer sa fortune et se tueraprès, sans cris, sans pleurs, sans regrets, lui paraissait un acted’héroïsme inouï, sans exemple, sans pareil. Et, dans son extase,il lui semblait que devant elle se dressait un homme nouveau,inconnu, beau, radieux, éblouissant. Elle se sentait prise pour luide tendresses infinies ; elle l’aimait comme jamais ellen’avait aimé, en elle s’éveillaient des ardeurs ignorées.

– Non ! s’écria-t-elle, non ! cela ne sera pas.

Et, se levant brusquement, elle bondit jusqu’à Hector.

Elle s’était suspendue au cou de son amant, et la tête rejetéeen arrière pour le bien voir, pour plonger ses yeux dans les siens,elle continuait :

– Tu ne te tueras pas, n’est-ce pas ? tu me le promets, tume le jures. Non, ce n’est pas possible, tu ne le voudrais pas.C’est que je t’aime, vois-tu, je t’aime… moi qui ne pouvais pas tesouffrir autrefois. Ah ! je ne te connaissais pas, tandis quemaintenant… Va ! nous serons heureux. Toi qui as toujours vécudans les grandeurs tu ne sais pas ce que c’est que dix mille francsmais je le sais, moi.

« On peut vivre longtemps, très longtemps et très bien, aveccela. Sans compter que si nous voulons vendre tout ce qu’il y a icid’inutile, les chevaux, la voiture, mes diamants, mon cachemirevert nous en tirerons bien le triple, le quadruple même, de cettesomme. Trente mille francs ! c’est une fortune. Songe à ce quecette somme représente de jours de bonheur !…

Le comte de Trémorel secouait la tête négativement, souriantravi.

Oui, il était ravi ; sa vanité, délicieusement chatouillée,s’épanouissait à la chaleur de cette passion qui jaillissait desyeux si beaux de miss Fancy.

Voilà comment on l’aimait, lui, comment on le regrettait. Quelhéros le monde allait perdre !

– Car nous ne resterons pas ici, poursuivit Jenny, nous ironsnous cacher à l’autre bout de Paris dans un petit logement. Tu nesais pas, toi, que du côté de Belleville, sur les hauteurs, ontrouve pour mille francs par an des logements délicieux entourés dejardins. Comme nous y serions bien, serrés l’un contrel’autre ! Tu ne me quitterais jamais, car je serais jalouse,vois-tu, oh ! mais jalouse ! Nous n’aurions pas dedomestiques, et tu verrais comme je sais bien tenir notre petitménage…

Hector ne répondait toujours pas.

– Tant que durera l’argent, continuait Jenny, nous rirons. Quandil n’y en aura plus, si tu es toujours décidé, tu te tueras,c’est-à-dire, nous nous tuerons ensemble. Mais pas avec unpistolet, n’est-ce pas cela doit faire trop de mal. Nous allumeronsun grand réchaud de charbon, nous nous endormirons dans les brasl’un de l’autre, et tout sera dit. Il paraît qu’on ne souffre pasdu tout. Une de mes amies qui avait déjà perdu connaissance quandon a enfoncé sa porte, m’a dit qu’elle n’avait rien senti, qu’unpeu de mal à la tête.

Cette proposition tira Hector de l’engourdissement voluptueux oùl’avaient maintenu les regards et l’étreinte de sa maîtresse.

Elle réveillait en lui un souvenir qui froissait toutes sesvanités de gentilhomme et de viveur.

Trois ou quatre jours auparavant, il avait lu, dans un journal,le récit du suicide d’un marmiton de chez Vachette qui, dans unaccès de désespoir amoureux, avait dérobé chez son patron unréchaud, et était allé s’asphyxier bravement dans son taudis. Même,avant de mourir, il avait écrit à son infidèle, une lettre trèstouchante.

Cette idée de finir comme le cuisinier le fit frémir. Ilentrevit la possibilité d’une comparaison horrible. Quelridicule ! Et le comte de Trémorel qui avait passé sa vie àfaire profession de tout braver, avait une peur folle duridicule.

Aller se faire périr par le charbon à Belleville, avec unegrisette. Horreur !

Il dénoua presque brutalement les bras de miss Fancy et larepoussa.

– Assez de sentiment comme cela, dit-il de son ton d’autrefois.Tout ce que tu dis, ma chère enfant, est fort joli, maiscomplètement absurde. Un homme de mon nom ne déchoit pas, ilmeurt.

En retirant de sa poche les billets qu’y avait glissés missFancy, il les rejeta sur la table.

– Allons, adieu !

Il voulait sortir, mais rouge, échevelée, l’œil flamboyant derésolution, Jenny courut se placer devant la porte.

– Tu ne sortiras pas, cria-t-elle, je ne veux pas, tu es à moi,entends-tu, puisque je t’aime ; si tu fais un pas,j’appelle.

Le comte de Trémorel haussa les épaules.

– Il faut pourtant en finir, dit-il.

– Tu ne passeras pas.

– Fort bien ! ce sera donc ici que je me ferai sauter lacervelle.

Et sortant un de ses pistolets, il l’appuya contre sa tempe endisant :

– Si tu appelles, si tu ne me laisses pas le passage libre, jetire.

Si miss Fancy eut appelé, très certainement le comte de Trémoreleût pressé la détente, il était mort. Mais elle n’appela pas, ellene le put, elle poussa un grand cri et tomba évanouie.

– Enfin ! fit Hector, remettant son arme dans sa poche.

Aussitôt, sans prendre le soin de relever sa maîtresse quigisait à terre, il sortit, refermant la porte à double tour.

Puis, dans l’antichambre, ayant appelé les domestiques, il leurremit dix louis pour se les partager et s’éloigna rapidement.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer