Le Crime d’Orcival

Chapitre 22

 

Il avait fallu au rebouteux d’Orcival une présence d’espritsingulière et un rare courage, pour se donner la mort dans cecabinet obscur, sans éveiller par aucun bruit suspect l’attentiondes hôtes de la bibliothèque.

Un bout de ficelle, trouvé en tâtant dans l’ombre parmi lesvieux livres et les liasses de journaux, avait été l’instrument deson suicide. Il l’avait lié solidement autour de son cou, et seservant d’un morceau de crayon en guise de tourniquet il s’étaitétranglé.

Il n’offrait rien, d’ailleurs, de cet aspect hideux que lacroyance populaire attribue aux individus qui périssent par lastrangulation. Il avait la face pâle, les yeux à demi ouverts, labouche béante et l’air hébété de l’homme qui, sans grandesdouleurs, perd peu à peu connaissance, sous l’influence d’unecongestion cérébrale.

– Peut-être est-il encore possible de le rappeler à la vie, ditle docteur Gendron ?

Et sortant bien vite sa trousse de sa poche, il s’agenouillaprès du cadavre.

Ce suicide paraissait contrarier vivement et même affecter M.Lecoq. Au moment où tout allait comme sur des roulettes, voilà queson principal témoin, celui qu’il avait arrêté au péril de sesjours, lui échappait.

Le père Plantat au contraire semblait presque satisfait, commesi cette mort eût servi certains projets dont il n’avait pas parléencore et répondu à de secrètes espérances. Peu importait,d’ailleurs, s’il ne s’agissait que de combattre les opinions de M.Domini et de lui fournir les éléments d’une conviction nouvelle. Cecadavre avait une bien autre éloquence que le plus explicite desaveux.

Le docteur venait de se relever ; il reconnaissaitl’inutilité de ses soins.

Vainement il s’était livré à toutes les manœuvres qu’indiquel’expérience en matière de strangulation. Il avait, sans succès,pratiqué l’ouverture de la jugulaire.

– C’est bien fini, dit-il ; la pression a portéparticulièrement entre l’os hyoïde et le cartilage thyroïde :l’asphyxie a dû être complète en très peu d’instants.

Le corps du rebouteux était alors étendu à terre, sur le tapisde la bibliothèque.

– Il n’y a plus qu’à le faire reporter chez lui, dit le pèrePlantat ; nous l’y accompagnerons pour mettre les scellés surtous ses meubles, qui pourraient bien contenir des papiersimportants.

Et se retournant vers son domestique :

– Cours, lui dit-il, jusqu’à la mairie, demander un brancard etdeux hommes de bonne volonté.

La présence du docteur Gendron n’était plus nécessaire ; ilpromit au père Plantat qu’il le rejoindrait, et sortit pour allers’informer de l’état de M. Courtois.

Cependant, Louis n’avait pas tardé à reparaître, suivi non pasd’un homme de bonne volonté, mais de dix. On plaça sur le brancardle corps de Robelot et le funèbre cortège se mit en route.

C’est tout en bas de la côte, à droite du pont de fil de fer quedemeurait le rebouteux d’Orcival. Il occupait seule une petitemaison composée de trois pièces, dont une lui servait de boutique,et était encombrée de paquets de plantes, d’herbes sèches, degraines et de cent autres articles de son commerce d’herboristerie.Il couchait dans la pièce du fond, mieux meublée que ne le sontd’ordinaire les chambres à coucher de campagne.

Les porteurs déposèrent sur le lit leur triste fardeau.

Ils auraient été fort embarrassés, sans doute, si parmi eux nes’était trouvé le tambour de ville, qui est en même temps fossoyeurd’Orcival. Cet homme, expert en tout ce qui concerne lesfunérailles, donna toutes les indications pour la dernièretoilette. Lui-même, d’une main habile et prompte, disposait lesmatelas selon le rite, pliant les draps et les bordant ainsi qu’ona coutume de le faire. Pendant ce temps, le père Plantat visitaittous les meubles dont on avait pris les clés dans les poches dusuicidé.

Les valeurs trouvées en possession de cet homme qui, deux ansplus tôt, vivait au jour le jour et ne possédait pas un souvaillant, devaient être contre lui un témoignage accablant etajouter une preuve aux preuves, moralement indiscutables, mais nonévidentes pourtant de sa complicité. Mais le vieux juge de paixavait beau chercher, il ne rencontrait rien qu’il ne connûtdéjà.

C’étaient les titres de propriété du pré Morin, des champs deFrapesle et des pièces de terre Peyron. À ces titres étaientjointes deux obligations, une de cent cinquante francs et l’autrede huit cent vingt francs, souscrites au profit du sieur Robelotpar deux habitants de la commune.

Le père Plantat dissimulait mal son désappointement.

– Pas de valeurs, fit-il à l’oreille de M. Lecoq, comprenez-vouscela ?

– Très bien, répondit l’agent de la Sûreté. C’était un ruségaillard, ce Robelot, assez prudent pour cacher sa fortune subite,assez patient pour paraître mettre des années à s’enrichir. Vousn’apercevrez, monsieur, dans son secrétaire que les valeurs qu’ilcroyait pouvoir avouer sans danger. Pour combien y en a-t-illà ?

Le juge de paix additionna rapidement les différentes sommes etrépondit :

– Pour quatorze mille cinq cents francs.

– Mme Sauvresy lui a donné davantage, déclara péremptoirementl’homme de la préfecture. N’ayant que quatorze mille francs, iln’aurait pas été assez fou pour les placer en terres. Il faut qu’ilait un magot caché quelque part.

– Sans doute, je suis de cet avis, mais où ?

– Ah ! je cherche.

Il cherchait en effet, sans en avoir l’air, il rôdait toutautour de la chambre, dérangeant les meubles, faisant à certainsendroits sonner le carreau du talon de ses bottes, auscultant lemur par places. Enfin, il revint à la cheminée, devant laquelleplusieurs fois déjà il s’était arrêté.

– Nous sommes au mois de juillet, disait-il, et cependant voicibien des cendres dans ce foyer.

– On ne les retire pas toujours à la fin de l’hiver, objecta lejuge de paix.

– C’est vrai, monsieur, mais celles-ci ne vous semblent-ellespas bien propres et bien nettes ? Je ne leur vois pas cettelégère couche de poussière et de suie qui devrait les recouvriralors que depuis plusieurs mois on n’a pas allumé de feu.

Il se retourna vers la seconde pièce où il avait fait retirerles porteurs, une fois leur besogne terminée, et dit :

– Tâchez donc de me procurer une pioche.

Tous les hommes se précipitèrent ; il revint près du jugede paix.

– Certainement, murmurait-il, comme en aparté, ces cendres ontété remuées récemment, et si elles ont été remuées…

Il s’était baissé déjà, et, écartant les cendres, il avait mis ànu la pierre du foyer. Prenant alors un mince morceau de bois, ille promena facilement dans les jointures de la pierre.

– Voyez, monsieur le juge de paix, disait-il, pas un atome deciment, et la pierre est mobile : le magot doit être là.

On lui apporta une pioche, il ne donna qu’un coup. La pierre dufoyer bascula, laissant béant un trou assez profond.

– Ah ! s’écria-t-il d’un air de triomphe, je savaisbien.

Ce trou était plein de rouleaux de pièces de vingt francs. Oncompta, il s’y trouvait dix neuf mille cinq cents francs.

La physionomie du vieux juge de paix portait en ce momentl’empreinte d’une douleur profonde.

« Hélas ! pensait-il, voici pourtant le prix de la vie demon pauvre Sauvresy. »

En même temps que l’or, l’agent de la Sûreté avait retiré de lacachette un petit papier couvert de chiffres. C’était comme legrand-livre du rebouteux. D’un côté, à gauche, il avait porté lasomme de quarante mille francs. De l’autre côté, à droite, il avaitinscrit diverses sommes, dont le total s’élevait à vingt et unmille cinq cents francs. Ces différentes sommes se rapportaient auprix de ses acquisitions. C’était par trop clair. Mme Sauvresyavait payé quarante mille francs à Robelot son flacon de cristalbleu.

Le père Plantat et l’agent de la Sûreté n’avaient plus rien àapprendre chez le rebouteux.

Ils serrèrent dans le secrétaire l’or de la cachette etapposèrent partout les scellés qui devaient rester à la garde dedeux des hommes présents.

Mais M. Lecoq n’était pas encore complètement satisfait.

Qu’était-ce donc que ce manuscrit lu par le vieux juge depaix ? Un instant il avait pensé que c’était simplement unecopie de la dénonciation à lui confiée par Sauvresy. Mais non, cene pouvait être cela ; Sauvresy n’avait pas pu décrire lesdernières scènes si terribles de son agonie.

Ce point, resté obscur, tracassait prodigieusement l’homme de lapréfecture de police et empoisonnait la joie qu’il éprouvaitd’avoir mené à bonne fin cette enquête si difficile. Une foisencore il voulut essayer d’arracher la vérité au père Plantat. Leprenant sans trop de façon par le collet de sa redingote, ill’attira dans l’embrasure de la fenêtre, et de son air le plusinnocent :

– Pardon, monsieur, lui dit-il à voix basse, est-ce que nousn’allons pas retourner chez vous ?

– À quoi bon, puisque le docteur Gendron, en sortant de chez lemaire, doit nous rejoindre ici ?

– C’est que, monsieur, nous aurions, je crois besoin du dossierque vous nous avez lu cette nuit afin de le communiquer à monsieurle juge d’instruction.

L’agent de la Sûreté s’attendait à voir son interlocuteur bondirà cette proposition, ses prévisions furent trompées.

Le père Plantat eut un triste sourire, et le regardant fixementdans les yeux :

– Vous êtes bien fin, cher M. Lecoq, dit-il, mais je le suisassez pour garder le dernier mot dont vous avez deviné une bonnepartie.

M. Lecoq faillit rougir sous ses favoris blonds.

– Croyez, monsieur… balbutia-t-il.

– Je crois, interrompit le père Plantat, que vous seriezpeut-être bien aise de connaître la source de mes renseignements.Vous avez trop de mémoire pour ne pas vous rappeler que, hier soir,en commençant, je vous ai prévenu que cette relation était pourvous seul et que je n’avais en vous la communiquant, qu’un seul but: faciliter nos recherches. Que voulez-vous que fasse le juged’instruction de notes absolument personnelles, n’ayant aucuncaractère d’authenticité ?

Il réfléchit quelques secondes, comme s’il eût cherché à ajouterune phrase à sa pensée, et ajouta :

– J’ai en vous trop de confiance, M. Lecoq, je vous estime troppour ne pas être certain d’avance que vous ne parlerez aucunementde documents absolument confidentiels. Ce que vous direz vaudratout ce que j’ai pu écrire, maintenant qu’à l’appui de vosassertions vous avez le cadavre de Robelot et la somme considérabletrouvée en sa possession. Si M. Domini hésitait encore à vouscroire, vous savez que le docteur se fait fort de retrouver lepoison qui a tué Sauvresy…

Le père Plantat s’arrêta, il hésitait.

– Enfin, reprit-il, je crois que vous saurez taire ce que vousavez su pénétrer.

La preuve que M. Lecoq est vraiment un homme fort, c’est quetrouver un partenaire de sa force ne lui déplaît pas. Certes, ilétait, en tant que policier, bien supérieur au père Plantat, maisil lui fallait bien reconnaître qu’il ne manquait à ce vieux jugede paix de campagne qu’un peu de pratique et moins de passion.Plusieurs fois déjà depuis la veille, il s’était incliné devant saperspicacité supérieure. Cette fois il lui prit la main et laserrant d’une façon significative :

– Comptez sur moi, monsieur, dit-il.

En ce moment, le docteur Gendron parut sur le seuil.

– Courtois, cria-t-il, va mieux, il pleure comme un enfant, ils’en tirera.

– Le ciel soit loué ! répondit le vieux juge de paix, maispuisque vous voici, partons, hâtons-nous. M. Domini, qui nousattendait ce matin, doit être fou d’impatience.

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