Le Crime d’Orcival

Chapitre 4

 

Monsieur le maire d’Orcival se trompait.

La porte du salon s’ouvrit brusquement et on aperçut, tenu d’uncôté par un gendarme, de l’autre par un domestique, un homme,d’apparence grêle, qui se défendait furieusement et avec uneénergie qu’on ne lui eût point soupçonnée.

La lutte avait duré assez longtemps déjà, et ses vêtementsétaient dans le plus effroyable désordre. Sa redingote neuve étaitdéchirée, sa cravate flottait en lambeaux, le bouton de son colavait été arraché, et sa chemise ouverte laissait à nu sa poitrine.Il avait perdu sa coiffure, et ses longs cheveux noirs et platsretombaient pêle-mêle sur sa face contractée par une affreuseangoisse. Dans le vestibule et dans la cour, on entendait les crisfurieux des gens du château et des curieux – ils étaient plus decent – que la nouvelle d’un crime avait réunis devant la grille etqui brûlaient de savoir et surtout de voir.

Cette foule enragée criait :

– C’est lui ! À mort l’assassin ! C’est Guespin !Le voilà !

Et le misérable pris d’une frayeur immense continuait à sedébattre.

– Au secours ! hurlait-il d’une voix rauque, à moi !Lâchez-moi, je suis innocent !

Il s’était cramponné à la porte du salon et on ne pouvait lefaire avancer.

– Poussez-le donc, commanda le maire, que l’exaspération de lafoule gagnait peu à peu, poussez-le !

C’était plus facile à ordonner qu’à exécuter. La terreur prêtaità Guespin une force énorme.

Mais le docteur ayant eu l’idée d’ouvrir le second battant de laporte du salon, le point d’appui manqua au misérable, et il tomba,ou plutôt roula aux pieds de la table sur laquelle écrivait le juged’instruction.

Il fut debout aussitôt, et des yeux chercha une issue pour fuir.N’en ayant pas, car les fenêtres aussi bien que la porte étaientencombrées de curieux, il se laissa tomber dans un fauteuil.

Ce malheureux offrait l’image de la terreur arrivée à sonparoxysme. Sur sa face livide, se détachaient, bleuâtres, lesmarques des coups qu’il avait reçus dans la lutte ; ses lèvresblêmes tremblaient et il remuait ses mâchoires dans le vide, commes’il eût cherché un peu de salive pour sa langue ardente ; sesyeux démesurément agrandis étaient injectés de sang et exprimaientle plus affreux égarement ; enfin son corps était secoué despasmes convulsifs.

Si effrayant était ce spectacle, que monsieur le maire d’Orcivalpensa qu’il pouvait devenir un enseignement d’une haute portéemorale ; il se retourna donc vers la foule, en montrantGuespin, et d’un ton tragique, il dit :

– Voilà le crime !

Les autres personnes, cependant, le docteur, le juged’instruction et le père Plantat, échangeaient des regardssurpris.

– S’il est coupable, murmurait le vieux juge de paix, commentdiable est-il revenu ?

Il fallut un bon moment pour faire retirer la foule ; lebrigadier de gendarmerie n’y parvint qu’avec l’aide de ses hommes,puis il revint se placer près de Guespin, estimant qu’il ne seraitpas prudent de laisser seul, avec des gens sans armes, un sidangereux malfaiteur.

Hélas ! il n’était guère redoutable en ce moment, lemisérable. La réaction venait, son énergie surexcitée s’affaissaitcomme la flamme d’une poignée de paille, ses muscles tendus outremesure devenaient flasques, et sa prostration ressemblait àl’agonie d’un accès de fièvre cérébrale.

Pendant ce temps, le brigadier rendait compte desévénements.

– Quelques domestiques du château et des habitations voisinespéroraient devant la grille, racontant les crimes de la nuit et ladisparition de Guespin, la veille au soir, lorsque tout à coup onl’avait aperçu au bout du chemin, qui arrivait, la démarchechancelante et chantant à pleine gorge comme un homme ivre.

– Était-il vraiment ivre ? demanda M. Domini.

– Ivre perdu, monsieur, répondit le brigadier.

– Ce serait donc le vin qui nous l’aurait livré, murmura le juged’instruction, et ainsi tout s’expliquerait.

– En apercevant ce scélérat, poursuivit le gendarme, pour qui laculpabilité de Guespin ne semblait pas faire l’ombre d’un doute,François, le valet de chambre de feu monsieur le comte, et ledomestique de monsieur le maire, Baptiste, qui se trouvaient là, sesont précipités à sa rencontre et l’ont empoigné. Il était si soûl,qu’ayant tout oublié, il croyait qu’on voulait lui faire une farce.La vue d’un de mes hommes l’a dégrisé. À ce moment, une des femmeslui a crié : – « Brigand ! c’est toi, qui, cette nuit, asassassiné le comte et la comtesse ! » Aussitôt, il est devenuplus pâle que la mort, il est resté immobile, béant, comme assommé,quoi ! Puis, subitement, il s’est mis à se débattre sivigoureusement que sans moi il s’échappait. Ah ! il est fort,le gredin, sans en avoir l’air !

– Et il n’a rien dit ? demanda le père Plantat.

– Pas un mot, monsieur ; il avait les dents si bien serréespar la rage, qu’il n’eût pu, j’en suis sûr, dire seulement : pain.Enfin, nous le tenons. Je l’ai fouillé, et voici ce que j’ai trouvédans ses poches : un mouchoir, une serpette, deux petites clés, unchiffon de papier couvert de chiffres et de signes, et une adressedu magasin des Forges de Vulcain. Mais ce n’est pastout…

Le brigadier fit une pose regardant les auditeurs d’un airmystérieux ; il préparait son effet.

– Ce n’est pas tout. Pendant qu’on le tirait, dans la cour, il aessayé de se débarrasser de son porte-monnaie. Moi, j’ouvrais l’œilheureusement et j’ai vu le coup à temps. J’ai ramassé leporte-monnaie qui était tombé dans les massifs de fleurs près de laporte, et le voici. Il y a dedans un billet de cent francs, troislouis et sept francs de monnaie. Or, hier, le brigand n’avait pasle sou…

– Comment savez-vous cela ? demanda M. Courtois.

– Dame ! monsieur le maire, il avait emprunté à François,le valet de chambre, qui me l’a dit, vingt-cinq francs, soi-disantpour payer son écot à la noce.

– Qu’on fasse venir François, commanda le juged’instruction.

Et dès que le valet de chambre parut :

– Savez-vous, lui demanda-t-il brusquement, si Guespin avait del’argent hier ?

– Il en avait si peu, monsieur, répondit sans hésiter ledomestique, qu’il m’a demandé vingt-cinq francs dans la journée enme disant que, si je ne les lui prêtais pas, il ne pouvait venir àla noce, n’ayant même pas de quoi payer le chemin de fer.

– Mais il pouvait avoir des économies, un billet de cent francs,par exemple, qu’il lui répugnait de changer.

François secoua la tête, avec un sourire incrédule.

– Guespin n’est pas homme à avoir des économies, prononça-t-il.Les femmes et les cartes lui mangent tout. Pas plus tard que lasemaine passée, le cafetier du Café du Commerce est venului faire une scène pour ce qu’il doit et l’a même menacé des’adresser à monsieur le comte.

Et, s’apercevant de l’effet produit par sa déposition, bien vitele valet de chambre ajouta, en manière de correctif :

– Ce n’est pas que j’en veuille aucunement à Guespin ; jel’avais même toujours, jusqu’à aujourd’hui, considéré comme un bongarçon, bien qu’aimant trop la gaudriole ; il était peut-êtreun peu fier, vu son éducation…

– Vous pouvez vous retirer, dit le juge d’instruction, coupantcourt aux appréciations de M. François.

Le valet de chambre sortit.

Pendant ce temps, Guespin peu à peu était revenu à lui. Le juged’instruction, le père Plantat et le maire épiaient curieusementses impressions sur sa physionomie qu’il ne devait point songer àcomposer, pendant que le docteur Gendron lui tenait le pouls etcomptait ses pulsations.

– Le remords et la frayeur du châtiment ! murmura lemaire.

– L’innocence et l’impossibilité de la démontrer ! répondità voix basse le père Plantat.

Le juge d’instruction recueillit ces deux exclamations, mais ilne les releva pas. Ses convictions n’étaient pas formées, et il nevoulait pas, lui, le représentant de la loi, le ministre duchâtiment, laisser, par un mot, préjuger ses sentiments.

– Vous sentez-vous mieux, mon ami ? demanda le docteurGendron à Guespin.

Le malheureux fit signe que oui. Puis, après avoir jeté autourde lui les regards anxieux de l’homme qui sonde le précipice où ilest tombé, il passa les mains sur ses yeux et demanda :

– À boire.

On lui apporta un verre d’eau, et il le but d’un trait avec uneexpression de volupté indéfinissable. Alors, il se leva.

– Êtes-vous maintenant en état de me répondre ? lui demandale juge.

Chancelant d’abord, Guespin s’était redressé. Il se tenaitdebout en face du juge, s’appuyant au dossier d’un meuble. Letremblement nerveux de ses mains diminuait, le sang revenait à sesjoues, tout en répondant, il réparait le désordre de sesvêtements.

– Vous savez, commença le juge, les événements de cettenuit ? Le comte et la comtesse de Trémorel ont été assassinés.Parti hier avec tous les domestiques du château, vous les avezquittés à la gare de Lyon, vers neuf heures, vous arrivezmaintenant seul. Où avez-vous passé la nuit ?

Guespin baissa la tête et garda le silence.

– Ce n’est pas tout, continua le juge, hier vous étiez sansargent, le fait est notoire, un de vos camarades vient del’affirmer ; aujourd’hui on retrouve dans votre porte-monnaieune somme de cent soixante-sept francs. Où avez-vous pris cetargent ?

Les lèvres du malheureux eurent un mouvement comme s’il eûtvoulu répondre, une réflexion subite l’arrêta, il se tut.

– Autre chose, encore, poursuivit le juge, qu’est-ce que cettecarte d’un magasin de quincaillerie qui a été trouvée dans votrepoche.

Guespin fit un geste désespéré et murmura :

– Je suis innocent.

– Remarquez, fit vivement le juge d’instruction, que je ne vousai point accusé encore. Vous saviez que le comte avait reçu dans lajournée une somme importante.

Un sourire amer plissa les lèvres de Guespin, et il répondit:

– Je sais bien que tout est contre moi.

Le silence était profond dans le salon. Le médecin, le maire etle père Plantat, saisi d’une curiosité passionnée, n’osaient faireun mouvement. C’est qu’il n’est peut-être rien d’émouvant, aumonde, autant que ces duels sans merci entre la justice et l’hommesoupçonné d’un crime. Les questions peuvent sembler insignifiantes,les réponses banales ; questions et réponses enveloppent dessous-entendus terribles. Les moindres gestes alors, les plusrapides mouvements de physionomie peuvent acquérir unesignification énorme. Un fugitif éclair de l’œil dénonce unavantage remporté ; une imperceptible altération de la voixpeut être un aveu.

Oui, c’est bien un duel qu’un interrogatoire, un premierinterrogatoire surtout. Au début, les adversaires se tâtentmentalement, ils s’estiment et s’évaluent ; questions etréponses se croisent mollement, avec une sorte d’hésitation, commele fer de deux adversaires qui ne savent rien de leurs forcesrespectives, mais la lutte bientôt s’échauffe ; au cliquetisdes épées et des paroles les combattants s’animent, l’attaquedevient plus pressante, la riposte plus vive, le sentiment dudanger disparaît et à chances égales l’avantage reste à celui quigarde le mieux son sang-froid.

Le sang-froid de M. Domini était désespérant.

– Voyons, reprit-il après une pause, où avez-vous passé la nuit,d’où vous vient votre argent, qu’est-ce que cetteadresse ?

– Eh ! s’écria Guespin avec la rage de l’impuissance, jevous le dirais que vous ne me croiriez pas !

Le juge d’instruction allait poser une nouvelle question,Guespin lui coupa la parole.

– Non, vous ne me croiriez pas, reprit-il les yeux étincelantsde colère, est-ce que des hommes comme vous croient un homme commemoi. J’ai un passé, n’est-ce pas, des antécédents, comme vousdites. Le passé, on n’a que ce mot à vous jeter à la face, comme sidu passé dépendait l’avenir. Eh bien ! oui, c’est vrai, jesuis un débauché, un joueur, un ivrogne, un paresseux, maisaprès ? C’est vrai, j’ai été traduit en police correctionnelleet condamné pour tapage nocturne et attentat aux mœurs… qu’est-ceque cela prouve ? J’ai perdu ma vie, mais à qui ai-je faittort sinon à moi-même ? Mon passé ! Est-ce que je ne l’aipas assez durement expié !

Guespin était rentré en pleine possession de soi, et trouvant auservice des sensations qui le remuaient une sorte d’éloquence, ils’exprimait avec une sauvage énergie bien propre à frapper lesauditeurs.

– Je n’ai pas toujours servi les autres, poursuivait-il, monpère était à l’aise, presque riche, il avait près de Saumur devastes jardins et il passait pour un des plus habiles horticulteursde Maine-et-Loire. On m’a fait instruire et, quand j’ai eu seizeans, je suis entré chez les messieurs Leroy, d’Angers, afin d’yapprendre mon état. Au bout de quatre ans, on me regardait comme ungarçon de talent, dans la partie.

« Malheureusement pour moi, mon père, veuf depuis plusieursannées déjà, mourut. Il me laissait pour cent mille francs au moinsde terres excellentes ; je les donnai pour soixante millefrancs comptant, et je vins à Paris. J’étais comme fou en cetemps-là. J’avais une fièvre de plaisir que rien ne pouvait calmer,la soif de toutes les jouissances, une santé de fer et de l’argent.Je trouvais Paris étroit pour mes vices, il me semblait que lesobjets manquaient à mes convoitises. Je me figurais que messoixante mille francs dureraient éternellement.

Guespin s’arrêta, mille souvenirs de ce temps lui revenaient àla pensée, et bien bas il murmura : – C’était le bon temps.

– Mes soixante mille francs, reprit-il, durèrent huit ans. Jen’avais plus le sou et je voulais continuer mon genre de vie… Vouscomprenez, n’est-ce pas ? C’est vers cette époque que lessergents de ville, une nuit, me ramassèrent. J’en fus quitte pourtrois mois. Oh ! vous retrouverez mon dossier à la préfecturede police. Savez-vous ce qu’il vous dira, ce dossier ? Il vousdira qu’en sortant de prison je suis tombé dans cette misèrehonteuse et abominable de Paris. Dans cette misère qui ne mange paset qui se soûle, qui n’a pas de souliers et qui use ses coudes auxtables des estaminets ; dans cette misère qui traîne à laporte des bals publics de barrière, qui grouille dans les garnisinfâmes et qui complote des vols dans les fours à plâtre. Il vousdira, mon dossier, que j’ai vécu parmi les souteneurs, les filouset les prostituées… et c’est la vérité.

Le digne maire d’Orcival était consterné.

« Justes dieux ! pensait-il, quel audacieux et cyniquebrigand. Et dire qu’on est tous les jours exposé à introduire danssa maison, en qualité de domestiques, de tels misérables !»

Le juge d’instruction, lui, se taisait. Il sentait bien queGuespin était dans un de ces rares moments où, sous l’empireirrésistible de la passion, un homme s’abandonne, laisse voirjusqu’aux replis les plus profonds de sa pensée et se livre toutentier.

– Mais il est une chose, continua le malheureux, que mon dossierne vous dira pas. Il ne vous dira pas que, dégoûté, jusqu’à latentation du suicide, de cette vie abjecte, j’ai voulu en sortir.Il ne vous dira rien de mes efforts, de mes tentatives désespérées,de mon repentir, de mes rechutes. C’est un dur fardeau, allez,qu’un passé comme le mien. Enfin, j’ai pu reprendre mon état. Jesuis habile, on m’a donné de l’ouvrage. J’ai occupé successivementquatre places, jusqu’au jour où, par un de mes anciens patrons,j’ai pu entrer ici. Je m’y trouvais bien. Je mangeais toujours monmois d’avance, c’est vrai… Que voulez-vous, on ne se refait pas.Mais demandez si jamais on a eu à se plaindre de moi…

Il est reconnu que parmi les criminels les plus intelligents,ceux qui ont reçu une certaine éducation, qui ont joui d’unecertaine aisance, sont les plus redoutables. À ce titre, Guespinétait éminemment dangereux.

Voilà ce que se disaient les auditeurs, pendant qu’épuisé parl’effort qu’il venait de faire, il essuyait son front ruisselant desueur.

M. Domini n’avait pas perdu de vue son plan d’attaque.

– Tout cela est fort bien, dit-il ; nous reviendrons entemps et lieu sur votre confession. Il s’agit pour le moment dedonner l’emploi de votre nuit et d’expliquer la provenance del’argent trouvé en votre possession.

Cette insistance du juge parut exaspérer Guespin.

– Eh ! répondit-il, que voulez-vous que je vous dise !La vérité ?… vous ne la croirez pas. Autant me taire. C’estune fatalité.

– Je vous préviens dans votre intérêt, reprit le juge, que, sivous persistez à ne pas répondre, les charges qui pèsent sur voussont telles que je vais être forcé de vous faire arrêter commeprévenu d’assassinat sur la personne du comte et de la comtesse deTrémorel.

Cette menace parut faire sur Guespin un effet extraordinaire.Deux grosses larmes emplirent ses yeux secs et brillants jusque-là,et roulèrent silencieuses le long de ses joues. Son énergie était àbout, il se laissa tomber à genoux en criant :

– Grâce ! je vous en prie, monsieur, ne me faites pasarrêter, je vous jure que je suis innocent, je vous lejure !

– Parlez alors.

– Vous le voulez, fit Guespin en se relevant.

Mais changeant de ton subitement :

– Non ! s’écria-t-il, en tapant du pied dans un accès derage, non, je ne parlerai pas, je ne peux pas… Un seul hommepouvait me sauver, c’est monsieur le comte et il est mort. Je suisinnocent, et cependant si on ne trouve pas les coupables, je suisperdu. Tout est contre moi, je le sens bien… Et maintenant, allez,faites de moi ce que vous voudrez, je ne prononcerai plus unmot.

La résolution de Guespin, résolution qu’affirmait son regard, nesurprit nullement le juge d’instruction.

– Vous réfléchirez, dit-il simplement, seulement lorsque vousaurez réfléchi je n’aurai plus en vos paroles la confiance que j’yaurais en ce moment. Il se peut – et le juge scanda ses mots commepour leur donner une valeur plus forte et faire luire aux yeux duprévenu un espoir de pardon –, il se peut que vous n’ayez eu à cecrime qu’une part indirecte, en ce cas…

– Ni indirecte, ni directe, interrompit Guespin, et il ajoutaavec violence : Malheur ! être innocent et ne pouvoir sedéfendre !

– Puisqu’il en est ainsi, reprit M. Domini, il doit vous êtreindifférent d’être mis en présence du corps de Mme deTrémorel ?

C’est sans broncher que le prévenu accueillit cette menace.

On le conduisit à la salle où on avait déposé la comtesse. Là,il examina le cadavre d’un œil froid et calme. Il dit seulement:

– Elle est plus heureuse que moi ; elle est morte, elle nesouffre plus, et moi qui ne suis pas coupable, on m’accuse del’avoir tuée.

M. Domini tenta encore un effort.

– Voyons, Guespin, dit-il, si d’une manière quelconque vous avezeu connaissance de ce crime, je vous en conjure, dites-le moi. Sivous connaissez les meurtriers, nommez-les moi. Tâchez de mériterquelque indulgence par votre franchise et votre repentir.

Guespin eut le geste résigné des malheureux qui ont pris leurparti.

– Par tout ce qu’il y a de plus saint au monde, répondit-il, jesuis innocent. Et pourtant, je vois bien que si on ne trouve pasles coupables, c’en est fait de moi.

Les convictions de M. Domini se formaient et s’affermissaientpeu à peu. Une instruction n’est pas une œuvre aussi difficilequ’on pourrait se l’imaginer. Le difficile, le point capital est desaisir au début, dans un écheveau souvent fort embrouillé, lemaître bout de fil, celui qui doit mener à la vérité à travers ledédale de ruses, de réticences, de mensonges du coupable.

Ce fil précieux, M. Domini était certain de le tenir. Ayant undes assassins, il savait bien qu’il aurait les autres. Nos prisonsoù on mange de bonne soupe, où les lits ont un bon matelas délientles langues tout aussi bien que les chevalets et les brodequins duMoyen Âge.

Le juge d’instruction remit Guespin au brigadier de gendarmerie,avec l’ordre, de ne pas le perdre de vue. Il envoya ensuitechercher le vieux La Ripaille.

Ce bonhomme n’était pas de ceux qui se troublent. Tant de foisil avait eu maille à partir avec la justice qu’un interrogatoire deplus le touchait médiocrement. Le père Plantat remarqua qu’ilsemblait bien plus contrarié qu’inquiet.

– Cet homme est fort mal noté dans ma commune, souffla le maireau juge d’instruction.

La Ripaille entendit la réflexion et sourit.

Interrogé par le juge d’instruction, il raconta d’une façon trèsnette et très claire, fort exacte en même temps, la scène du matin,sa résistance, l’insistance de son fils. Il expliqua les prudentesraisons de leur mensonge. Là encore le chapitre des antécédentsreparut.

– Je vaux mieux que ma réputation, allez, affirma La Ripaille,et il y a bien des gens qui ne peuvent pas en dire autant. J’enconnais d’aucun, j’en connais d’aucunes surtout – il regardait M.Courtois – qui, si je voulais babiller !… On voit bien deschoses quand on court la nuit… Enfin, suffit.

On essaya de le faire s’expliquer sur ses allusions.

En vain. Lorsqu’on lui demanda où et comment il avait passé lanuit, il répondit que, sorti à dix heures du cabaret, il était alléposer quelques collets dans les bois de Mauprévoir et que, vers uneheure du matin, il était rentré se coucher.

– À preuve, ajouta-t-il, qu’ils doivent y être encore et quepeut-être il y a du gibier de pris.

– Trouveriez-vous un témoin pour affirmer que vous êtes rentré àune heure ? demanda le maire qui pensait à la pendule arrêtéesur trois heures vingt minutes.

– Je n’en sais, ma foi, rien, répondit insoucieusement le vieuxmaraudeur, il est même bien possible que mon fils ne se soit pasréveillé quand je me suis couché.

Et comme le juge d’instruction réfléchissait :

– Je devine bien, lui dit-il, que vous allez me mettre en prisonjusqu’à ce qu’on ait trouvé les coupables. Si nous étions en hiver,je ne me plaindrais pas trop ; on est bien en prison, et il yfait chaud. Mais juste au moment de la chasse, c’est contrariant.Enfin, ce sera une bonne leçon pour Philippe ; ça luiapprendra ce qu’il en coûte pour rendre service aux bourgeois.

– Assez ! interrompit sévèrement M. Domini. Connaissez-vousGuespin ?

Ce nom éteignit brusquement la verve narquoise de LaRipaille ; ses petits yeux gris exprimèrent une singulièreinquiétude.

– Certainement, répondit-il d’un ton très embarrassé, nous avonsd’aucunes fois fait une partie de cartes, vous comprenez, ensirotant un gloria[1] .

L’inquiétude du bonhomme frappa beaucoup les quatre auditeurs.Le père Plantat particulièrement laissa voir une surpriseprofonde.

Le vieux maraudeur était bien trop fin pour ne pas s’apercevoirde l’effet produit.

– Ma foi ! tant pis ! s’exclama-t-il, je vais toutvous dire, chacun pour soi ; n’est-ce pas ? si Guespin afait le coup, ce n’est pas ça qui le rendra plus noir, et moi jen’en serai pas bien plus mal vu. Je connais ce garçon parce qu’ilm’a donné à vendre des fraises et des raisins de la serre du comte,je suppose qu’il les volait, et ce n’est peut-être pas très bien,nous partagions l’argent que j’en retirais.

Le père Plantat ne put retenir un : « Ah ! » desatisfaction qui devait vouloir dire : « À la bonne heure ! jesavais bien ! »

Lorsqu’il avait dit qu’on le mettrait en prison, La Ripaille nes’était pas trompé. Le juge d’instruction maintint sonarrestation.

C’était au tour de Philippe.

Le pauvre garçon était dans un état à faire pitié : il pleuraità chaudes larmes.

– M’accuser d’un si grand crime, moi ! répétait-il.

Interrogé, il dit purement et simplement la vérité, s’excusanttoutefois d’avoir osé pénétrer dans le parc en franchissant lefossé.

Lorsqu’on lui demanda à quelle heure son père était rentré, ilrépondit qu’il n’en savait rien ; il s’était couché vers neufheures et n’avait fait qu’un somme jusqu’au matin.

Il connaissait Guespin pour l’avoir vu venir chez eux à diversesreprises. Il n’ignorait pas que son père faisait des affaires avecle jardinier de M. de Trémorel, mais il ignorait quelles affaires.Il n’avait pas d’ailleurs parlé à Guespin quatre fois en tout. Lejuge d’instruction ordonna la mise en liberté de Philippe, nonqu’il fût absolument convaincu de son innocence, mais parce que siun crime a été commis par plusieurs complices, il est bon delaisser dehors un de ceux qu’on tient ; on le surveille et ilfait prendre les autres.

Cependant le cadavre du comte ne se retrouvait toujours pas. Onavait vainement battu le parc avec un soin extrême, visité lestaillis, fouillé les moindres massifs.

– On l’aura jeté à l’eau, insinua le maire.

Ce fut l’avis de M. Domini. Des pêcheurs furent mandés etreçurent l’ordre de sonder la Seine, en commençant leurs recherchesun peu au-dessus de l’endroit où on avait retrouvé le corps de lacomtesse. Il était alors près de trois heures. Le père Plantat fitremarquer que personne, très probablement, n’avait rien mangé de lajournée. Ne serait-il pas sage de prendre à la hâte quelquenourriture si on voulait poursuivre les investigations jusqu’à latombée de la nuit.

Ce rappel aux exigences triviales de notre pauvre humanitédéplut souverainement au sensible maire d’Orcival, et mêmel’humilia quelque peu en sa dignité d’homme etd’administrateur.

Comme cependant on donna raison au père Plantat, M. Courtoisessaya de suivre l’exemple général. Dieu sait pourtant qu’iln’avait pas le moindre appétit.

Et alors, autour de cette table, humide encore du vin versé parles assassins, le juge d’instruction, le père Plantat, le médecinet le maire vinrent s’asseoir et prendre à la hâte une collationimprovisée.

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