Le Crime d’Orcival

Chapitre 16

 

Lorsqu’il parlait à miss Fancy d’un mariage conclu, le comte deTrémorel ne mentait qu’à demi. Il était, en effet, question pourlui d’un mariage, et si les choses n’étaient pas aussi avancéesqu’il lui plaisait de le dire, au moins les préliminairesfaisaient-ils prévoir une prompte et favorable issue.

L’idée venait de Sauvresy, plus que jamais désireux de compléterson œuvre de sauvetage et de restauration.

Un soir, il y avait de cela un peu plus d’un mois, il avait,après le dîner, entraîné Trémorel dans son cabinet.

– Accorde-moi, lui avait-il dit, un quart d’heure d’attention,et, surtout, ne me réponds pas à l’étourdie ; les propositionsque je vais te faire méritent les plus sérieuses réflexions.

– Va ! je sais être sérieux quand il le faut.

– Commençons donc par la liquidation. Elle n’est pas terminéeencore, mais elle est assez avancée pour qu’on puisse prédire lesrésultats. J’ai, dès aujourd’hui, la certitude qu’il te restera detrois à quatre cent mille francs.

Jamais, en ses rêves les plus optimistes, Hector n’avait oséespérer un tel succès.

– Mais je vais être riche, s’écria-t-il joyeusement.

– Riche, non, mais bien au-dessus du besoin. Et maintenant ilest, je crois, un moyen de reconquérir la position que tu asperdue.

– Un moyen ! Lequel ! bon Dieu !

Sauvresy fut un moment à répondre, il cherchait les yeux de sonami pour se rendre bien compte de l’impression que sa propositionallait produire.

– Il faut te marier, dit-il enfin.

L’ouverture parut surprendre Trémorel, mais nondésagréablement.

– Me marier ! répondit-il, le conseil est plus aisé àdonner qu’à suivre.

– Pardon, tu devrais savoir que je ne parle jamais à la légère.Que dirais-tu d’une jeune fille appartenant à une famillehonorable, jeune, jolie, bien élevée, si charmante qu’après mafemme je n’en connais pas de plus charmante, et qui t’apporteraitun million de dot ?

– Ah ! mon ami, je dirais que je l’adore. Et tu connais cetange ?

– Oui, et toi aussi, car l’ange est Mlle Laurence Courtois.

À ce nom, la figure radieuse d’Hector s’assombrit, et il eut ungeste de découragement.

– Jamais ! répondit-il, jamais M. Courtois, cet anciennégociant, positif comme un chiffre, ce fils de ses œuvres, pourparler comme lui, ne consentira à donner sa fille à un homme assezfou pour avoir gaspillé sa fortune.

Le châtelain du Valfeuillu haussa les épaules.

– Voilà bien, répliqua-t-il, l’homme qui a des yeux pour ne pasvoir. Sache donc que ce Courtois, que tu dis si positif, est toutbonnement le plus romanesque des hommes, comme un ambitieux qu’ilest. Donner sa fille au comte Hector de Trémorel, le cousin du ducde Samblemeuse, l’allié des Commarin-d’Arlange, lui semblerait unespéculation superbe, alors même que tu n’aurais pas le sou. Que neferait-il pas pour se procurer cette rare et délicate jouissance depouvoir dire à pleine bouche : « Monsieur le comte mongendre ! » ou « Ma fille, madame la comtesse Hector ! Ettu n’es plus ruiné, tu as ou tu vas avoir vingt mille francs derentes qui, ajoutés à deux livres de parchemins que tu possèdes,valent bien un million.

Hector se taisait. Il avait cru sa vie finie, et voilà que toutà coup de magnifiques perspectives se déroulaient devant lui. Ilallait donc pouvoir se dérober à l’humiliante tutelle de sonami ! Il serait libre ; riche, il aurait une femmesupérieure – à son avis – à Berthe ; son train de maisonécraserait celui de Sauvresy.

Car l’image de Berthe traversa son esprit, et il songea qu’ainsiil échappait à cette maîtresse si belle, si aimante, mais altière,mais envahissante, dont les exigences et la domination commençaientà lui peser.

– Je t’affirme, répondit-il sérieusement à son ami, que j’aitoujours considéré M. Courtois comme un homme excellent et des plushonorables, et Mlle Laurence me paraît une de ces personnesaccomplies qu’on serait encore heureux d’épouser sans dot.

– Tant mieux, mon cher Hector, tant mieux, car il est, à cemariage, une condition que je te crois, d’ailleurs, fort capable deremplir. Avant tout, il faut plaire à Laurence. Son père l’adore,et il ne la donnerait pas, j’en suis sûr, à un homme qu’ellen’aurait pas choisi.

– Sois tranquille, répondit Hector avec un geste triomphant,elle m’aimera.

Et, dès le lendemain, en effet, il prit ses mesures pourrencontrer M. Courtois, qui l’emmena visiter des poulains qu’ilvenait d’acheter et qui finit par l’inviter à dîner.

Pour Laurence, le comte de Trémorel déploya toutes sesséductions, superficielles, il est vrai et de mauvais aloi, mais sibrillantes, si habiles, qu’elles devaient surprendre, éblouir etcharmer une jeune fille.

Bientôt, dans la maison du maire d’Orcival, on ne jura plus quepar ce cher comte de Trémorel.

Il n’y avait rien encore d’officiel, il n’y avait eu ni uneouverture, ni une démarche, ni même une allusion, et pourtant M.Courtois comptait bien qu’Hector, un de ces jours, lui demanderaitla main de sa fille, et il se réjouissait d’autant plus de répondre: oui, qu’il pensait bien que Laurence ne dirait pas : non.

Et Berthe ne se doutait de rien. Berthe, lorsqu’un danger sigrand menaçait, ce qu’elle appelait « son bonheur », en étaitencore à s’inquiéter de miss Jenny Fancy.

C’est après une soirée chez M. Courtois, soirée pendant laquellele prudent Hector n’avait pas quitté une table de whist, queSauvresy se décida à parler à sa femme de ce mariage dont il seproposait de lui faire une agréable surprise.

Elle pâlit dès les premiers mots. Si grande fut son émotion, quesentant qu’elle allait se trahir, elle n’eut que le temps de sejeter dans son cabinet de toilette.

Tranquillement assis dans un des fauteuils de la chambre àcoucher, Sauvresy continuait à exposer les avantages considérablesde ce mariage, haussant la voix pour que sa femme l’entendît de lapièce voisine.

– Vois-tu, d’ici, disait-il, notre ami à la tête de soixantemille livres de rentes ? Nous lui dénicherons quelquepropriété à notre porte, et nous le verrons tous les jours, ainsique sa femme. Ce sera pour nous une société très agréable etprécieuse pour nos soirées d’automne. Hector est en somme un braveet digne garçon, et Laurence, tu me l’as dit cent fois, estcharmante.

Berthe ne répondait pas. Si terrible était ce coup inattendu,qu’elle n’y voyait plus clair dans le désordre épouvantable de sespensées.

– Tu ne dis rien, poursuivait Sauvresy, est-ce que tun’approuves pas mon projet ? Je pensais que tu seraisenchantée.

Elle comprit que si elle gardait plus longtemps le silence, sonmari viendrait, il la verrait affaissée sur une chaise, ildevinerait tout ! Elle fit donc un effort, et d’une voixétranglée, sans attacher aucun sens aux mots qu’elle prononçait,elle répondit :

– Oui ! oui ! c’est une idée excellente.

– Comme tu dis cela ! fit Sauvresy ; verrais-tu desobjections ?

Justement, elle en cherchait, des objections, et n’en apercevaitpas de raisonnables qu’elle pût mettre en avant.

– Je tremble un peu pour l’avenir de Laurence, dit-elleenfin.

– Bah ! et pourquoi ?

– Je ne parle que d’après toi. M. de Trémorel a été, m’as-tudit, un libertin, un joueur, un prodigue…

– Raison de plus pour avoir confiance en lui. Ses folies passéesgarantissent sa sagesse future. Il a reçu une leçon qu’iln’oubliera jamais. D’ailleurs, il aimera sa femme.

– Qu’en sais-tu ?

– Dame ! il l’aime déjà.

– Qui te l’a dit ?

– Lui-même.

Et Sauvresy se mit à plaisanter la belle passion d’Hector quitournait, assurait-il, à la bergerade.

– Croirais-tu, disait-il en riant, qu’il en est à trouver cebrave Courtois amusant et spirituel ! Ah ! les amoureuxchaussent de singulières lunettes ! Il passe avec lui tous lesjours deux ou trois heures à la mairie. Mais que diable, fais-tudans ce cabinet ? m’entends-tu ?

Au prix d’efforts surhumains, Berthe avait réussi à dominer sontrouble affreux ; elle reparut la physionomie presquesouriante.

Elle allait et venait, calme en apparence, déchirée par lespires angoisses qu’une femme puisse endurer.

Et ne pouvoir courir à Hector pour savoir, de sa bouche, lavérité !

Car Sauvresy devait mentir, il la trompait. Pourquoi ? Ellen’en savait rien. N’importe. Et elle sentait son aversion pour luiredoubler jusqu’au dégoût. Car elle excusait son amant, elle lepardonnait, et c’est à son mari seul qu’elle s’en prenait. Quiavait eu l’idée de ce mariage ? Lui. Qui avait éveillé lesespérances d’Hector, qui les encourageait ? Lui, toujourslui.

Ah ! tant qu’il était resté inoffensif, elle avait pu luipardonner de l’avoir épousée ; elle se contraignait à lesubir, elle se résignait à feindre un amour bien loin de son cœur.Mais voici qu’il devenait nuisible.

Supporterait-elle que bêtement, par caprice, il rompît uneliaison qui était sa vie à elle. Après l’avoir traîné comme unboulet, allait-elle le trouver en travers de son bonheur !

Elle ne ferma pas l’œil. Elle eut une de ces nuits horriblespendant lesquelles se conçoivent les crimes. Ce n’est qu’après ledéjeuner, le lendemain, qu’elle put se trouver seule avec Hector,dans la salle de billard.

– Est-ce vrai ? demanda-t-elle.

L’expression de son visage était si atroce qu’il eut peur. Ilbalbutia :

– Vrai… quoi ?

– Votre mariage.

Il se tut d’abord, se demandant s’il devait accepterl’explication ou l’esquiver. Enfin, froissé du ton impérieux deBerthe, il répondit :

– Oui !

Cette réponse la foudroya. Jusqu’alors elle avait eu une lueurd’espoir. Elle pensait que, dans tous les cas, il chercherait à larassurer, à la tromper. Il est des circonstances où le mensonge estun suprême hommage. Mais non, il avouait. Et elle restait anéantie,les expressions manquant à ses sensations.

Alors, Trémorel bien vite se mit à lui exposer les motifs de saconduite.

Pouvait-il habiter éternellement le Valfeuillu ! Avec sesgoûts et ses habitudes, que ferait-il de quinze mille livres derentes ? À trente ans, il est temps ou jamais de songer àl’avenir. M. Courtois donnait un million à sa fille, et, à sa mort,on recueillerait une somme plus considérable encore. Fallait-illaisser échapper cette occasion unique. Certes, il se souciait fortpeu de Laurence, la dot seule le décidait.

Et il se faisait ignoble et bas à plaisir, se calomniant, jurantque ce mariage n’était qu’une affaire, un marché, qu’il échangeaitsimplement son nom et son titre contre de l’argent.

Berthe l’arrêta d’un regard écrasant de mépris.

– Épargnez-vous d’autres lâchetés, dit-elle, vous aimezLaurence.

Il voulut protester ; il se révoltait.

– Assez, reprit Berthe. Une autre femme vous ferait desreproches, moi je vous déclare simplement que le mariage ne se ferapas ; je ne le veux pas. Croyez-moi, renoncez-y franchement,ne me forcez pas à agir.

Elle se retira, fermant la porte avec violence, laissant Hectorfurieux.

« Comme elle me traite, se disait-il. Une reine ne parlerait pasautrement à un manant qu’elle aurait élevé jusqu’à elle. Ah !elle ne veut pas que j’épouse Laurence !… »

Mais, avec le sang-froid, les réflexions les plus inquiétanteslui venaient. S’il s’obstinait à poursuivre ce mariage, Berthe nemettrait-elle pas ses menaces à exécution ? Si,évidemment ; c’était, il ne le sentait que trop, une de cesfemmes qui ne reculent jamais, que rien ne touche, que nulleconsidération humaine n’est capable d’arrêter.

Quant à ce qu’elle ferait, il le devinait, ou plutôt il lesavait d’après ce qu’elle lui avait dit une fois, dans une grandequerelle, à propos de miss Fancy :

– J’irai tout avouer à Sauvresy, et nous serons plus liés par lahonte que par toutes les formules de l’église et de la mairie.

Voilà certainement le moyen qu’elle comptait employer pourrompre ce mariage qui lui semblait odieux.

Et à l’idée que son ami saurait tout, le comte de Trémorelfrissonnait.

« Que fera-t-il, pensait Hector, si Berthe lui dit tout ?Il tâchera de me tuer roide, c’est ainsi que j’agirais à sa place.Supposons qu’il me manque. Me voilà obligé de me battre en duelavec lui, et forcé, si je m’en tire, de quitter le pays. Et quoiqu’il arrive, mon mariage est irrévocablement rompu et Berthe meretombe sur les bras pour l’éternité. »

En vain il réfléchissait, il ne voyait nulle issue à l’horriblesituation qu’il s’était faite.

« Il faut attendre », s’était-il dit.

Et il attendait, se cachant pour aller chez M. Courtois, car ilaimait vraiment Laurence. Il attendait, dévoré d’anxiétés, sedébattant entre les instances de Sauvresy et les menaces deBerthe.

Comme il la détestait, cette femme, qui le tenait, dont lavolonté le faisait plier comme l’osier ! Rien ne pouvaitébranler son entêtement féroce. Elle n’était sensible qu’à son idéefixe. Il avait pensé qu’il lui serait agréable en congédiant Jenny.Erreur. Lorsque le soir de la rupture, il lui dit :

– Berthe, je ne reverrai de ma vie miss Fancy.

Elle lui répondit ironiquement :

– Mlle Courtois vous en sera fort reconnaissante.

Ce soir-là même, Sauvresy traversant la cour vit devant lagrille un mendiant qui lui faisait des signes.

Il s’approcha :

– Que demandez-vous, mon brave homme ?

Le mendiant jeta autour de lui un coup d’œil pour s’assurer quepersonne ne l’épiait.

– Je suis chargé, monsieur, répondit-il rapidement et à voixbasse, de vous faire tenir un mot d’écrit que j’ai là. On m’a bienrecommandé de ne le remettre qu’à vous, et encore, en vous priantde le lire sans être vu.

Et il glissait mystérieusement dans la main de Sauvresy unbillet soigneusement cacheté.

– Ça vient d’une jolie dame, ajouta-t-il en clignant de l’œil,on connaît ça.

Sauvresy, le dos tourné à la maison, avait ouvert le billet etlisait :

« Monsieur,

Vous rendrez un immense service à une pauvre fille, bienmalheureuse, en prenant la peine de venir demain jusqu’à Corbeil, àl’hôtel de la Belle-Image, où on vous attendra toute lajournée.

Votre humble servante, Jenny Fancy. »

Il y avait encore en post-scriptum :

« De grâce, monsieur, je vous en conjure, pas un mot de madémarche à M. le comte de Trémorel. »

« Eh ! eh ! pensa Sauvresy, il y a de la brouille dansle ménage illégitime de ce cher Hector, c’est bon signe pour lemariage. »

– Monsieur, insista le mendiant, on m’a dit qu’il y avait uneréponse.

– Dites, répondit Sauvresy en lui jetant une pièce de quarantesous, dites que j’irai.

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