Le Crime d’Orcival

Chapitre 3

 

Le juge d’instruction près le tribunal de Corbeil était alors unremarquable magistrat, M. Antoine Domini, appelé depuis àd’éminentes fonctions.

M. Domini est un homme d’une quarantaine d’années, fort bien desa personne, doué d’une physionomie heureusement expressive, maisgrave, trop grave.

En lui semble s’être incarnée la solennité parfois un peu roidede la magistrature.

Pénétré de la majesté de ses fonctions, il leur a sacrifié savie, se refusant les distractions les plus simples, les pluslégitimes plaisirs.

Il vit seul, se montre à peine, ne reçoit que de rares amis, nevoulant pas, dit-il, que les défaillances de l’homme puissentporter atteinte au caractère sacré du juge et diminuer le respectqu’on lui doit. Cette dernière raison l’a empêché de se marier,bien qu’il se sentît fait pour la vie de famille.

Toujours et partout, il est le magistrat, c’est-à-dire lereprésentant convaincu jusqu’au fanatisme de ce qu’il y a de plusauguste au monde : la justice.

Naturellement gai, il doit s’enfermer à double tour lorsqu’il aenvie de rire. Il a de l’esprit, mais si un bon mot ou une phraseplaisante lui échappent, soyez sûr qu’il en fait pénitence.

C’est bien corps et âme qu’il s’est donné à son état, et nul nesaurait apporter plus de conscience à remplir ce qu’il estime sondevoir. Mais aussi, il est inflexible plus qu’un autre. Discuter unarticle du code est à ses yeux une monstruosité. La loi parle, ilsuffit, il ferme les yeux, se bouche les oreilles, et obéit.

Du jour où une instruction est commencée, il ne dort plus, etrien ne lui coûte pour arriver à la découverte de la vérité.Cependant on ne le considère pas comme un bon juge d’instruction :lutter de ruses avec un prévenu lui répugne ; tendre un piègeà un coquin est, dit-il, indigne ; enfin, il est entêté, maisentêté jusqu’à la folie, parfois jusqu’à l’absurde, jusqu’à lanégation du soleil en plein midi.

Le maire d’Orcival et le père Plantat s’étaient levés avecempressement pour courir au-devant du juge d’instruction.

M. Domini les salua gravement, comme s’il ne les eût pointconnus, et leur présentant un homme d’une soixantaine d’années quil’accompagnait :

– Messieurs, dit-il, M. le docteur Gendron.

Le père Plantat échangea une poignée de mains avec lemédecin ; monsieur le maire lui adressa son sourire le plusofficiellement gracieux.

C’est que le docteur Gendron est bien connu à Corbeil et danstout le département ; il y est même célèbre, malgré levoisinage de Paris.

Praticien d’une habileté hors ligne, aimant son art etl’exerçant avec une sagacité passionnée, le docteur Gendron doitcependant sa renommée moins à sa science qu’à ses façons d’être. Ondit de lui : « C’est un original » ; et on admire sesaffectations d’indépendance, de scepticisme et de brutalité.

C’est entre cinq et neuf heures du matin, été comme hiver, qu’ilfait ses visites. Tant pis pour ceux que cela dérange ; ce nesont point, Dieu merci ! les médecins qui manquent.

Passé neuf heures, bonsoir, personne, plus de docteur. Ledocteur travaille pour lui, le docteur est dans sa serre, ledocteur inspecte sa cave, le docteur est monté à son laboratoire,près du grenier, où il cuisine des ragoûts étranges.

Il cherche, dit-on dans le public, des secrets de chimieindustrielle pour augmenter encore ses vingt mille livres derentes, ce qui est bien peu digne.

Et il laisse dire, car le vrai est qu’il s’occupe de poisons etqu’il perfectionne un appareil de son invention, avec lequel onpourra retrouver les traces de tous les alcaloïdes qui, jusqu’ici,échappent à l’analyse.

Si ses amis lui reprochent, même en plaisantant, d’envoyerpromener les malades dans l’après-midi, il se fâche tout rouge.

– Parbleu ! répond-il, je vous trouve superbes ! Jesuis médecin quatre heures par jour, je ne suis guère payé que duquart de mes malades, c’est donc trois heures que je donnequotidiennement à l’humanité que je méprise et à la philanthropiedont je me soucie… Que chacun de vous en donne autant, et nousverrons.

Cependant, monsieur le maire d’Orcival avait fait passer lesnouveaux venus dans le salon où il s’était installé pour rédigerson procès-verbal.

– Quel malheur pour ma commune, que ce crime, disait-il au juged’instruction, quelle honte ! Voilà Orcival perdu deréputation.

– C’est que je ne sais rien, ou autant dire, répondait M.Domini, le gendarme qui est venu me chercher était mal informé.

Alors, M. Courtois raconta longuement ce que lui avait apprisson enquête sommaire, n’oubliant pas le plus inutile détail,insistant sur les précautions admirables qu’il avait cru devoirprendre. Il dit comment l’attitude des Bertaud avait tout d’abordéveillé ses soupçons, comment il les avait pris, à tout le moins enflagrant délit de mensonge, comment finalement il s’était décidé àles faire arrêter.

Il parlait debout, la tête rejetée en arrière, avec une emphaseverbeuse, s’écoutant, triant les expressions. Et à chaque instant,les mots de : « Nous, maire d’Orcival » ou de : « Ensuite de quoi »revenaient dans son discours. Enfin, il s’épanouissait dansl’exercice de ses fonctions, et le plaisir de parler ledédommageait un peu de ces angoisses.

– Et maintenant, conclut-il, je viens d’ordonner les plusexactes perquisitions qui, sans nul doute, nous feront retrouver lecadavre du comte. Cinq hommes, par moi requis et tous les gens dela maison battent le parc. Si leurs recherches ne sont pascouronnées de succès, j’ai sous la main des pêcheurs qui sonderontla rivière.

Le juge d’instruction se taisait, hochant simplement la tête detemps à autre en signe d’approbation. Il étudiait, il pesait lesdétails qui lui étaient communiqués, bâtissant déjà dans sa tête unplan d’instruction.

– Vous avez fort sagement agi, monsieur le maire, dit-il enfin.Le malheur est immense, mais je crois comme vous que nous sommessur la trace des coupables. Ces maraudeurs que nous tenons, cejardinier qui n’a pas reparu doivent être pour quelque chose dansce crime abominable.

Depuis quelques minutes déjà, le père Plantat dissimulait tantbien que mal, plutôt mal que bien, des signes d’impatience.

– Le malheur est, dit-il, que si Guespin est coupable, il nesera pas assez sot pour se présenter ici.

– Oh ! nous le trouverons, répondit M. Domini ; avantde quitter Corbeil, j’ai envoyé à Paris, à la préfecture de police,une dépêche télégraphique pour demander un agent de la police de laSûreté, et il sera, je l’imagine, ici avant peu.

– En attendant, proposa le maire, vous désireriez peut-être,monsieur le juge d’instruction, visiter le théâtre du crime.

M. Domini eut un geste comme pour se lever et se rassitaussitôt.

– Au fait, non, dit-il, autant ne rien voir avant l’arrivée denotre agent. Mais j’aurais bien besoin de renseignements sur lecomte et la comtesse de Trémorel.

Le digne maire triompha de nouveau.

– Oh ! je puis vous en donner, répondit-il vivement, etmieux que personne. Depuis leur arrivée dans ma commune, j’étais,je puis le dire, un des meilleurs amis de monsieur le comte etmadame la comtesse. Ah ! monsieur, quels gens charmants !et excellents, et affables, et dévoués !…

Et, au souvenir de toutes les qualités de ses amis, M. Courtoiséprouva une certaine gêne dans la gorge.

– Le comte de Trémorel, reprit-il, était un homme detrente-quarante ans, beau garçon, spirituel jusqu’au bout desongles. Il avait bien, parfois, des accès de mélancolie pendantlesquels il ne voulait voir personne, mais il était d’ordinaire siaimable, si poli, si obligeant, il savait si bien être noble sansmorgue, que tout le monde dans ma commune l’estimait etl’adorait.

– Et la comtesse ? demanda le juge d’instruction.

– Un ange ! monsieur, un ange sur la terre ! Pauvrefemme ! Vous allez voir ses restes mortels tout à l’heure, etcertes vous ne devinerez pas qu’elle a été la reine du pays, par labeauté.

– Le comte et la comtesse étaient-ils riches ?

– Certes ! Ils devaient réunir à eux deux plus de centmille francs de rentes ; oh ! oui, beaucoup plus ;car, depuis cinq ou six mois, le comte, qui n’avait pas pour laculture les aptitudes de ce pauvre Sauvresy, vendait les terrespour acheter de la rente.

– Étaient-ils mariés depuis longtemps ?

M. Courtois se gratta la tête ; c’était son invocation à lamémoire.

– Ma foi, répondit-il, c’est au mois de septembre de l’annéedernière ; il y a juste dix mois que je les ai mariésmoi-même. Il y avait un an que ce pauvre Sauvresy était mort.

Le juge d’instruction abandonna ses notes pour regarder le maired’un air surpris.

– Quel est, demanda-t-il, ce Sauvresy dont vous nousparlez ?

Le père Plantat, qui se mordillait furieusement les ongles dansson coin, étranger en apparence à ce qui se passait, se levavivement.

– M. Sauvresy, dit-il, était le premier mari de Mme deTrémorel ; mon ami Courtois avait négligé ce fait…

– Oh ! riposta le maire d’un ton blessé, il me semble quedans les conjonctures présentes…

– Pardon, interrompit le juge d’instruction, il est tel détailqui peut devenir précieux bien qu’étranger à la cause, et mêmeinsignifiant au premier abord.

– Hum ! grommela le père Plantat, insignifiantétranger !…

Son ton était à ce point singulier, son air si équivoque, que lejuge d’instruction en fut frappé.

– Ne partageriez-vous pas, monsieur, demanda-t-il, les opinionsde monsieur le maire sur le compte des époux Trémorel ?

Le père Plantat haussa les épaules.

– Je n’ai pas d’opinions, moi, répondit-il, je vis seul, je nevois personne ; que m’importent toutes ces choses.Cependant…

– Il me semble, exclama M. Courtois, que nul mieux que moi nedoit connaître l’histoire de gens qui ont été mes amis et mesadministrés.

– C’est qu’alors, répondit sèchement le père Plantat, vous lacontez mal.

Et comme le juge d’instruction le pressait de s’expliquer, ilprit sans façon la parole, au grand scandale du maire rejeté ainsiau second plan, esquissant à grands traits la biographie du comteet de la comtesse.

La comtesse de Trémorel, née Berthe Lechaillu, était la filled’un pauvre petit instituteur de village.

À dix-huit ans, sa beauté était célèbre à trois lieues à laronde, mais comme elle n’avait pour toute dot que ses grands yeuxbleus et d’admirables cheveux blonds, les amoureux – c’est-à-direles amoureux pour le bon motif – ne se présentaient guère.

Déjà Berthe, sur les conseils de sa famille, se résignait àcoiffer sainte Catherine et sollicitait une place d’institutrice –triste place pour une fille si belle – lorsque l’héritier d’un desplus riches propriétaires du pays eut occasion de la voir ets’éprit d’elle.

Clément Sauvresy venait d’avoir trente ans ; il n’avaitplus de famille et possédait près de cent mille livres de rentes enbelles et bonnes terres absolument libres d’hypothèques. C’est direque mieux que personne il avait le droit de prendre femme à songré.

Il n’hésita pas. Il demanda la main de Berthe, l’obtint, et, unmois après, il l’épousait en plein midi, au grand scandale desfortes têtes de la contrée, qui allaient répétant :

– Quelle folie ! À quoi sert d’être riche, si ce n’est àdoubler sa fortune par un bon mariage !

Un mois avant la noce, à peu près, Sauvresy avait mis lesouvriers au Valfeuillu, et, en moins de rien, il y avait dépensé,en réparations et en mobilier, la bagatelle de trente mille écus.C’est ce beau domaine que les époux choisirent pour passer leurlune de miel.

Ils s’y trouvèrent si bien qu’ils s’y installèrent tout à fait,à la grande satisfaction de tous ceux qui étaient en relation aveceux. Ils conservèrent seulement un pied à terre à Paris.

Berthe était de ces femmes qui naissent tout exprès, ce semble,pour épouser les millionnaires.

Sans gêne ni embarras, elle passa sans transition de lamisérable salle d’école, où elle secondait son père, au superbesalon de Valfeuillu. Et lorsqu’elle faisait les honneurs de sonchâteau à toute l’aristocratie des environs, il semblait que de savie, elle n’avait fait autre chose. Elle sut rester simple,avenante, modeste, tout en prenant le ton de la plus haute société.On l’aima.

– Mais il me semble, interrompit le maire, que je n’ai pas ditautre chose, et ce n’était vraiment pas la peine…

Un geste du juge d’instruction lui ferma la bouche et le pèrePlantat continua :

– On aimait aussi Sauvresy, un de ces cœurs d’or qui ne veulentmême pas soupçonner le mal. Sauvresy était un de ces hommes àcroyances robustes, à illusions obstinées, que le doute n’effleurejamais de ses ailes d’orfraie. Sauvresy était de ceux qui croient,quand même, à l’amitié de leurs amis, à l’amour de leurmaîtresse.

« Ce jeune ménage devait être heureux, il le fut.

« Berthe adora son mari, cet homme honnête qui, avant de luidire un mot d’amour, lui avait offert sa main.

« Sauvresy, lui, professait pour sa femme un culte que d’aucuntrouvait presque ridicule.

« On vivait d’ailleurs grandement au Valfeuillu. On recevaitbeaucoup. Quand venait l’automne, les nombreuses chambres d’amisétaient toutes occupées. Les équipages étaient magnifiques.

« Enfin, Sauvresy était marié depuis deux ans, lorsqu’un soir ilamena de Paris un de ses anciens amis intimes, un camarade decollège dont on l’avait souvent entendu parler, le comte Hector deTrémorel.

« Le comte s’installa pour quelques semaines, annonça-t-il, auValfeuillu, mais les semaines s’écoulèrent, puis les mois. Ilresta.

« On n’en fut pas surpris. Hector avait eu une jeunesse plusqu’orageuse, toute remplie de débauches bruyantes, de duels, deparis, d’amours. Il avait jeté à tous les vents de ses fantaisiesune fortune colossale, la vie relativement calme du Valfeuilludevait le séduire.

« Dans les premiers temps, on lui disait souvent : « Vous enaurez vite assez, de la campagne ! » Il souriait sansrépondre. On pensa alors, et assez justement, que, devenurelativement très pauvre, il se souciait fort peu d’aller promenersa ruine au milieu de ceux qu’avait offusqués sa splendeur.

« Il s’absentait rarement, et seulement pour aller à Corbeil,presque toujours à pied. Là, il descendait à l’hôtel de laBelle Image, qui est le premier de la ville, et il s’yrencontrait – comme par hasard – avec une jeune dame de Paris. Ilspassaient l’après-midi ensemble et se séparaient à l’heure dudernier train.

– Peste ! grommela le maire, pour un homme qui vit seul,qui ne voit personne, qui pour rien au monde ne s’occuperait desaffaires d’autrui, il me semble que notre cher juge de paix estassez bien informé !

Évidemment M. Courtois était jaloux. Comment, lui, le premierpersonnage de la commune, il avait ignoré absolument cesrendez-vous ! Sa mauvaise humeur augmenta encore, lorsque ledocteur Gendron répondit :

– Peuh ! tout Corbeil a jasé de cela, dans le temps.

M. Plantat eut un mouvement de lèvres qui pouvait signifier : «Je sais bien d’autres choses encore. » Il poursuivit cependant sansréflexions :

– L’installation du comte Hector au Valfeuillu ne changea rienabsolument aux habitudes du château. M. et Mme Sauvresy eurent unfrère, voilà tout. Si Sauvresy fit à cette époque plusieurs voyagesà Paris, c’est qu’il s’occupait, tout le monde le savait, desaffaires de son ami.

« Cette existence ravissante dura un an. Le bonheur semblaits’être fixé à tout jamais sous les ombrages délicieux duValfeuillu.

« Mais, hélas ! voilà qu’un soir, au retour d’une chasse aumarais, Sauvresy se trouva si fort indisposé qu’il fut obligé de semettre au lit. On fit venir un médecin, que n’était-ce notre ami ledocteur Gendron ! Une fluxion de poitrine venait de sedéclarer.

« Sauvresy était jeune, robuste comme un chêne ; on n’eutpas d’abord d’inquiétudes sérieuses. Quinze jours plus tard, eneffet, il était debout. Mais il commit une imprudence et eut unerechute. Il se remit encore du moins à peu près.

« À une semaine de là, nouvelle rechute, et si grave, cettefois, qu’on put dès lors prévoir la terminaison fatale de lamaladie.

« C’est pendant cette maladie interminable qu’éclatèrent l’amourde Berthe et l’affection de Trémorel pour Sauvresy.

« Jamais malade ne fut soigné avec une sollicitude semblable,entouré de tant de preuves du plus absolu, du plus pur dévouement.Toujours à son chevet, la nuit aussi bien que le jour, il avait safemme ou son ami. Il eut des heures de souffrance, jamais uneseconde d’ennui. À ce point, qu’à tous ceux qui le venaient visiteril disait, il répétait, qu’il en était arrivé à bénir son mal.

« Il m’a dit à moi : « Si je n’étais pas tombé malade, jamais jen’aurais su combien je suis aimé. »

– Ces mêmes paroles, interrompit le maire, il me les a ditesplus de cent fois, il les a répétées à Mme Courtois, à Laurence, mafille aînée…

– Naturellement, continua le père Plantat. Mais le mal deSauvresy était de ceux contre lesquels échouent et la science desmédecins les plus expérimentés et les soins les plus assidus.

« Il ne souffrait pas énormément, assurait-il, mais il allaits’affaiblissant à vue d’œil, il n’était plus que l’ombre delui-même.

« Enfin, une nuit, vers deux ou trois heures du matin, il mourutentre les bras de sa femme et de son ami.

« Jusqu’au moment suprême, il avait conservé la plénitude de sesfacultés. Moins d’une heure avant d’expirer il voulut qu’onéveillât et qu’on fît venir tous les domestiques du château.Lorsqu’ils furent tous réunis autour de son lit, il prit la main desa femme, la plaça dans la main du comte de Trémorel et leur fitjurer de s’épouser lorsqu’il ne serait plus.

« Berthe et Hector avaient commencé par se récrier, mais ilinsista de façon à leur rendre un refus impossible, les priant, lesadjurant, affirmant que leur résistance empoisonnerait ses derniersmoments.

« Cette pensée du mariage de sa veuve et de son ami semble, aureste, l’avoir singulièrement préoccupé sur la fin de sa vie. Dansle préambule de son testament, dicté la veille de sa mort à MeBury, notaire à Orcival, il dit formellement que leur union est sonvœu le plus cher, certain qu’il est de leur bonheur et sachant bienque son souvenir sera pieusement gardé.

– M. et Mme Sauvresy n’avaient pas d’enfant ? demanda lejuge d’instruction.

– Non, monsieur, répondit le maire.

Le père Plantat continua :

– Immense fut la douleur du comte et de la jeune veuve. M. deTrémorel surtout paraissait absolument désespéré, il était commefou. La comtesse s’enferma, consignant sa porte à toutes lespersonnes qu’elle aimait le mieux, même les dames Courtois.

« Lorsque le comte et madame Berthe reparurent, on les reconnutà peine, tant ils étaient changés l’un et l’autre. M. Hector,particulièrement, avait vieilli de vingt ans.

« Tiendraient-ils le serment fait au lit de mort de Sauvresy,serment que tout le monde savait ? On se le demandait avecd’autant plus d’intérêt qu’on admirait ces regrets profonds, pourun homme qui, fait bien remarquable, le méritait vraiment.

Le juge d’instruction arrêta, d’un signe de tête, le pèrePlantat.

– Savez-vous, monsieur le juge de paix, demanda-t-il, si lesrendez-vous à l’hôtel de la Belle Image avaientcessé ?

– Je le présume, monsieur, je le crois.

– Et moi j’en suis à peu près sûr, affirma le docteur Gendron.Il me souvient avoir ouï parler – tout se sait à Corbeil – d’unebruyante explication entre M. de Trémorel et la jolie dame deParis. À la suite de cette scène, on ne les revit plus à laBelle Image.

Le vieux juge de paix eut un sourire.

– Melun n’est pas au bout du monde, dit-il, et il y a des hôtelsà Melun. Avec un bon cheval on est vite à Fontainebleau, àVersailles, à Paris même. Mme de Trémorel pouvait être jalouse, sonmari avait dans ses écuries des trotteurs de premier ordre.

Le père Plantat émettait-il une opinion absolumentdésintéressée, glissait-il une insinuation ? Le juged’instruction le regarda attentivement pour s’en assurer, mais sonvisage n’exprimait rien qu’une tranquillité profonde. Il contaitcette histoire comme il en eût conté une autre, n’importelaquelle.

– Je vous demanderai de poursuivre, monsieur, reprit M.Domini.

– Hélas ! reprit le père Plantat, il n’est rien d’éternel,ici-bas, pas même la douleur ; mieux que personne, je puis ledire. Bientôt, aux larmes des premiers jours, aux désespoirsviolents succédèrent chez le comte et chez Mme Berthe une tristesseraisonnable, puis une douce mélancolie. Et un an après la mort deSauvresy, M. de Trémorel épousait sa veuve…

Pendant ce récit assez long, monsieur le maire d’Orcival avait,à bien des reprises, donné des marques d’un vif dépit. À la fin,n’y tenant plus :

– Voilà, certes, exclama-t-il, des détails exacts, on ne peutplus exacts ; mais je me demande s’ils ont fait faire un pas àla grave question qui nous occupe tous : trouver les meurtriers ducomte et de la comtesse ?

Le père Plantat, à ces mots, arrêta sur le juge d’instructionson regard clair et profond, comme pour fouiller au plus profond desa conscience.

– Ces détails m’étaient indispensables, répondit M. Domini, etje les trouve fort clairs. Ces rendez-vous dans un hôtel mefrappent ; on ne sait pas assez à quelles extrémités lajalousie peut conduire une femme…

Il s’arrêta brusquement, cherchant sans doute un trait d’unionprobable entre la jolie dame de Paris et les meurtriers ; puisil reprit :

– Maintenant que je connais les « époux Trémorel » comme sij’eusse vécu dans leur intimité, arrivons aux faits actuels.

L’œil brillant du père Plantat s’éteignit subitement, il remuales lèvres comme s’il eût voulu parler, cependant il se tut.

Seul, le docteur, qui n’avait cessé d’étudier le vieux juge depaix, remarqua son subit changement de physionomie.

– Il ne me reste plus, dit M. Domini, qu’à savoir commentvivaient les nouveaux époux.

M. Courtois pensa qu’il était de sa dignité d’enlever la paroleau père Plantat.

– Vous demandez comment vivaient les nouveaux époux, répondit-ilvivement, ils vivaient en parfaite intelligence, nul dans macommune ne le sait mieux que moi qui étais de leur intimité…intime. Le souvenir de ce pauvre Sauvresy était entre eux un liende bonheur, s’ils m’aimaient tant, c’est que je parlais souvent delui. Jamais un nuage, jamais un mot. Hector – je l’appelais ainsifamilièrement, ce malheureux et cher comte – avait pour sa femmeles soins empressés d’un amant, ces prévenances exquises, dont lesépoux, je ne crains pas de le dire, se déshabituent en général tropvite.

– Et la comtesse ? demanda le père Plantat, d’un ton tropnaïf pour ne point être ironique.

– Berthe ! répliqua monsieur le maire – elle me permettaitde la nommer paternellement ainsi – Berthe ! je n’ai pascraint de la citer maintes et maintes fois pour exemple et modèle àMme Courtois. Berthe ! elle était digne de Sauvresy etd’Hector, les deux hommes les plus dignes que j’aie rencontrés enma vie !…

Et s’apercevant que son enthousiasme surprenait un peu lesauditeurs :

– J’ai mes raisons, reprit-il plus doucement, pour m’exprimerainsi, et je ne redoute point de le faire devant des hommes dont laprofession et encore plus le caractère me garantissent ladiscrétion. Sauvresy m’a rendu en sa vie un grand service… lorsquej’eus la main forcée pour prendre la mairie. Quant à Hector, je lecroyais si bien revenu des erreurs de sa jeunesse, qu’ayant crum’apercevoir qu’il n’était pas indifférent à Laurence, ma filleaînée, j’avais songé à un mariage d’autant plus sortable que, si lecomte Hector de Trémorel avait un grand nom, je donnais à ma filleune dot assez considérable pour redorer n’importe quel écusson. Lesévénements seuls ont modifié mes projets.

M. le maire eût chanté longtemps encore les louanges des « épouxTrémorel », et les siennes, par la même occasion, si le juged’instruction n’eût pris la parole.

– Me voici fixé, commença-t-il, désormais il me semble…

Il fut interrompu par un grand bruit partant du vestibule. Oneût dit une lutte, et les cris et les vociférations arrivaient ausalon.

Tout le monde se leva.

– Je sais ce que c’est, dit le maire, je ne le sais quetrop ; on vient de retrouver le cadavre du comte deTrémorel.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer