Le Crime d’Orcival

Chapitre 24

 

Neuf heures venaient de sonner à Saint-Eustache et on entendaitencore la grosse cloche du carreau des halles, lorsque le pèrePlantat arriva rue Montmartre et s’engagea dans l’allée obscure dela maison qui porte le n°…

– M. Lecoq ? demanda-t-il à une vieille femme occupée àpréparer le mou du déjeuner de trois énormes matous qui miaulaientautour d’elle.

La portière le toisa d’un air à la fois surpris etgoguenard.

C’est que le père Plantat, lorsqu’il est habillé, a beaucoupplus l’air d’un vieux gentilhomme que la tournure d’un ancien avouéde petite ville. Or, bien que l’agent de la Sûreté reçoive beaucoupde visites de tous les mondes, ce ne sont pas précisément lesvieillards du faubourg Saint-Germain qui usent son cordon desonnette.

– M. Lecoq, répondit enfin la vieille, c’est au troisième, laporte faisant face à l’escalier.

Le juge de paix d’Orcival le gravit lentement, cet escalier,étroit, mal éclairé, glissant, rendu presque dangereux par sesrecoins noirs et sa rampe gluante.

Il réfléchissait à la singularité de la démarche qu’il allaittenter. Une idée lui était venue, il ne savait pas si elle étaitpraticable, et dans tous les cas il lui fallait les conseils et leconcours de l’homme de la préfecture. Il allait être forcé dedévoiler ses plus secrètes pensées, de se confesser pour ainsidire. Le cœur lui battait.

La porte « en face », au troisième étage, ne ressemble pas àtoutes les autres portes. Elle est de chêne plein, épaisse, sansmoulures, et encore consolidée par des croisillons de fer, ni plusni moins que le couvercle d’un coffre-fort. Au milieu, un judas estpratiqué, garni de barreaux entrecroisés à travers lesquels onpasserait à peine le doigt.

On jurerait une porte de prison, si la tristesse n’en étaitégayée par une de ces gravures qu’on imprimait autrefois rueSaint-Jacques, collée au-dessus du guichet. Elle représente, cettegravure aux couleurs violentes, un coq qui chante, avec cettelégende : Toujours vigilant.

Est-ce l’agent qui a placardé là ses armes parlantes ? Neserait-ce pas plutôt un de ses hommes ?

Les portes de droite et de gauche sont condamnées, on levoit.

Après un examen qui dura plus d’une minute et des hésitationsrappelant celles d’un lycéen à la porte de sa belle, le pèrePlantat se décida enfin à presser le bouton de cuivre de lasonnette.

Un grincement de verrous répondit à son appel. Le judas s’ouvritet, à travers le grillage étroit, il distingua la figure moustachued’une robuste virago.

– Vous demandez ? interrogea cette femme, d’une belle voixde basse.

– M. Lecoq.

– Que lui voulez-vous ?

– Il m’a donné rendez-vous pour ce matin.

– Votre nom, votre profession ?

– M. Plantat, juge de paix à Orcival.

– C’est bien, attendez.

Le judas se referma et le vieux juge attendit.

– Peste ! grommelait-il, n’entre pas qui veut à ce qu’ilparaît chez ce digne M. Lecoq.

À peine achevait-il de formuler cette réflexion que la portes’ouvrit, non sans un certain fracas de chaînes, de targettes et deserrures.

Il entra, et la virago, après lui avoir fait traverser une salleà manger n’ayant pour tout meubles qu’une table et six chaises,l’introduisit dans une vaste pièce, haute de plafond, moitiécabinet de toilette, moitié cabinet de travail, éclairée par deuxfenêtres prenant jour sur la cour, garnies de forts barreaux trèsrapprochés.

– Si monsieur veut prendre la peine de s’asseoir, fit ladomestique, Monsieur ne tardera pas à venir ; il donne desinstructions à un de ses hommes.

Mais le vieux juge de paix ne prit pas de siège ; il aimaitbien mieux examiner le curieux endroit où il se trouvait.

Tout un côté du mur était occupé par un portemanteau oùpendaient les plus étranges et les plus disparates défroques. Làétaient accrochés des costumes appartenant à toutes les classes dela société, depuis l’habit à large revers, dernière mode, ornéd’une rosette rouge, jusqu’à la blouse de laine noire du tyran debarrière. Sur une planche, au-dessus du portemanteau, s’étalaientsur des têtes de bois une douzaine de perruques de toutes nuances.À terre, étaient des chaussures assorties aux divers costumes.Enfin, dans un coin, se voyait un assortiment de cannes assezcomplet et assez varié pour faire rêver un collectionneur.

Entre la cheminée et la fenêtre se trouvait une toilette demarbre blanc encombrée de pinceaux d’essences et de petits potsrenfermant des opiats et des couleurs : toilette à faire pâlird’envie une dame du Lac. L’autre pan de mur était garni par unebibliothèque remplie d’ouvrages scientifiques. Les livres dephysique et de chimie dominaient. Enfin le milieu de la pièce étaitpris par un vaste bureau sur lequel s’empilaient, depuis des mois,sans doute, des journaux et des papiers de toute nature.

Mais le meuble, c’est-à-dire l’ustensile le plus apparent et leplus singulier de cette pièce était une large pelote de veloursnoir en forme de losanges suspendue à côté de la glace.

À cette pelote, quantité d’épingles à tête fort brillanteétaient piquées, de façon à figurer des lettres dont l’assemblageformait ces deux noms : HECTOR-FANCY.

Ces noms, qui resplendissaient en argent sur le fond noir duvelours tiraient les yeux dès la porte et attiraient les regards detoutes les parties de la pièce. Ce devait être là le mémento de M.Lecoq. Cette pelote était chargée de lui rappeler à toute heure dujour les prévenus qu’il poursuivait. Bien des noms sans douteavaient tour à tour brillé sur ce velours, car il était fortéraillé.

Sur le bureau, une lettre inachevée était restée ouverte ;le père Plantat se pencha pour la lire, mais il en fut pour sesfrais d’indiscrétion, elle était chiffrée.

Cependant le vieux juge de paix avait terminé son inspection,lorsque le bruit d’une porte qui s’ouvrait le fit se retourner.

Il se trouvait en face d’un homme de son âge, à peu près, àfigure respectable, aux manières distinguées, un peu chauve,portant lunettes à branches d’or et vêtu d’une robe de chambre delégère flanelle claire.

Le père Plantat s’inclina.

– J’attends ici M. Lecoq… commença-t-il.

L’homme aux lunettes d’or éclata de rire, joyeusement,franchement, frappant les mains l’une contre l’autre.

– Quoi ! cher monsieur, disait-il, vous ne me reconnaissezpas ? Mais regardez-moi donc, c’est moi, c’est bien moi, M.Lecoq.

Et pour convaincre le juge de paix, il ôta ses lunettes.

À la rigueur, ce pouvait être l’œil de M. Lecoq, ce pouvait êtreaussi sa voix. Le père Plantat était abasourdi.

– Je ne vous aurais pas reconnu, dit-il.

– C’est vrai je suis un peu changé, tenue de bureau.Hélas ! que voulez-vous, le métier !…

Et avançant un fauteuil à son visiteur :

– J’ai mille excuses à vous demander, poursuivit-il, pour lesformalités de l’entrée de ma maison. C’est une nécessité qui nem’amuse guère. Je vous ai dit à quels périls je suis exposé ;ces dangers me poursuivent jusque dans mon domicile officiel.Tenez, la semaine dernière, un facteur du chemin de fer se présenteporteur d’un paquet à mon adresse. Janouille – c’est ma bonne – àlaquelle dix ans de Fontevrault ont cependant donné un fier nez, nese doute de rien et le fait entrer. Il me présente le paquet,j’allonge la main pour le prendre, pif ! paf ! deux coupsde pistolet éclatent. Le paquet était un revolver enveloppé detoile cirée, le facteur était un évadé de Cayenne serré par moil’an passé. Ah ! je dois une fière chandelle à mon patron pourcette affaire-là.

Il contait cette affreuse aventure d’un ton dégagé, comme lachose la plus naturelle du monde.

– Mais en attendant qu’un mauvais coup réussisse, reprit-il, selaisser mourir de faim serait niais.

Il sonna, la virago parut aussitôt.

– Janouille, lui dit-il, à déjeuner, vite deux couverts et dubon vin surtout.

Le juge de paix avait bien du mal à se remettre.

– Vous regardez ma Janouille, poursuivait M. Lecoq. Une perle,cher monsieur, qui me soigne comme son enfant et qui pour moipasserait dans le feu. Et forte, avec cela. J’ai eu bien du mal,l’autre matin, à l’empêcher d’étrangler le faux facteur. Il fautdire que j’ai pris la peine de la trier, pour mon service, entretrois ou quatre mille réclusionnaires. Elle avait été condamnéepour infanticide et incendie. C’est à cette heure la plus honnêtedes créatures. Je parierais que depuis trois ans qu’elle est à monservice, elle n’a pas seulement eu la pensée de me voler uncentime.

Mais le père Plantat n’écoutait que d’une oreille distraite, ilcherchait le moyen de couper court aux louanges de Janouille, trèsjustes peut-être, mais déplacées à son avis, et de ramenerl’entretien aux faits de la veille.

– Je vous dérange peut-être un peu matin, M. Lecoq ?commença-t-il.

– Moi ! vous n’avez donc pas vu mon enseigne ?…Toujours vigilant ! Tel que vous me voyez, j’ai déjà fait dixcourses ce matin et taillé de la besogne à trois de mes hommes.Ah ! nous n’avons guère de morte saison nous autres !Même je suis allé jusqu’aux Forges de Vulcain chercher desnouvelles de ce pauvre Guespin.

– Et que vous a-t-on appris ?

– Que j’avais deviné juste. C’est mercredi soir, à dix heuresmoins le quart, qu’il a changé un billet de cinq cents francs.

– C’est-à-dire que le voilà sauvé ?

– Ou à peu près. Il le sera tout à fait quand nous auronsretrouvé miss Jenny Fancy.

Le vieux juge de paix ne put dissimuler un mouvement decontrariété.

– Ce sera peut-être bien long, fit-il, bien difficile ?

– Bast ! pourquoi cela ? Elle est sur ma pelote, nousl’aurons, à moins de jouer de malheur, avant la fin de lajournée.

– Le croyez-vous, vraiment ?

– À tout autre qu’à vous, monsieur, je répondrais : J’en suissûr. Songez donc que cette créature a été la maîtresse du comte deTrémorel, un homme en vue, un prince de la mode. Quand une filleretombe au ruisseau, après avoir, comme on dit, ébloui pendant sixmois tout Paris de son luxe, elle ne disparaît pas tout à faitcomme une pierre dans la vase. Quand elle n’a plus un ami, il restedes créanciers qui la suivent, qui l’observent, guettant le jour oùde nouveau la fortune lui sourira. Elle ne s’inquiète pas d’eux,elle croit qu’ils l’oublient : erreur ! Il est telle marchandeà la toilette que je connais, dont la cervelle est tout ensemble leVapereau[3] et le Bottin[4] du mondegalant. Elle m’a souvent rendu des services, la digne femme. Nousirons, si vous le voulez bien, la trouver après déjeuner et en deuxheures elle nous aura l’adresse de cette miss Fancy. Ah ! sij’étais aussi sûr de pincer Trémorel.

Le père Plantat eut un soupir de satisfaction. Enfin, laconversation prenait la direction qu’il désirait.

– Vous pensez donc à lui ? demanda-t-il.

– Si j’y pense, s’écria M. Lecoq, que ce doute fit bondir surson fauteuil, mais voyez donc ma pelote ! Je ne penseabsolument, exactement qu’à ce misérable depuis hier. Il est causeque je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Il me le faut, je le veux,je l’aurai.

– Je n’en doute pas, fit le juge de paix, mais quand ?

– Ah ! voilà. Peut-être demain, peut-être seulement dans unmois, cela dépend de la justesse de mes calculs, de l’exactitude demon plan.

– Quoi ! votre plan est fait ?

– Et arrêté, oui, monsieur.

Le père Plantat était devenu l’attention même.

– Je pars, reprit l’agent de la Sûreté, de ce principe qu’il estimpossible à un homme accompagné d’une femme de se dérober auxinvestigations de la police. Ici, la femme est jeune, elle estjolie et elle est enceinte ; trois impossibilités de plus.

Ce principe admis, étudions le comte de Trémorel.

Est-ce un homme d’une perspicacité supérieure ? Non,puisque nous avons éventé ses ruses. Est-ce un imbécile ? Non,puisque ses manœuvres ont failli prendre des gens qui ne sont pasdes sots. C’est donc un esprit moyen auquel son éducation, seslectures, ses relations, les conversations quotidiennes ont procuréune somme de connaissances dont il tirera parti.

Voilà pour l’esprit. Nous connaissons le caractère : mou,faible, vacillant, n’agissant qu’à la dernière extrémité. Nousl’avons vu ayant en horreur les déterminations définitives,cherchant toujours des biais, des transactions. Il est porté à sefaire des illusions, à tenir ses désirs pour événements accomplis,enfin il est lâche.

Et quelle situation est la sienne ? Il a tué sa femme, ilespère avoir fait croire à sa mort, il enlève une jeune fille, il aen poche une somme qui approche et peut-être même dépasse unmillion.

Maintenant, étant donnés la situation, le caractère et l’espritd’un homme, peut-on, par l’effort de la réflexion, en raisonnantsur ses actions connues, découvrir ce qu’il a fait en telle outelle circonstance ?

Je crois que oui, et j’espère vous le prouver.

M. Lecoq s’était levé et arpentait son cabinet de travail ainsiqu’il a coutume de le faire, toutes les fois qu’il expose etdéveloppe ses théories policières.

– Voyons donc, poursuivit-il, comment je dois m’y prendre pourarriver à découvrir la conduite probable d’un homme dont lesantécédents, le caractère et l’esprit me sont connus ? Pourcommencer je dépouille mon individualité et m’efforce de revêtir lasienne. Je substitue son intelligence à la mienne. Je cesse d’êtrel’agent de la Sûreté, pour être cet homme, quel qu’il soit.

Dans notre cas, par exemple, restant moi, je sais fort bien ceque je ferais. Je prendrais de telles mesures que je dépisteraistous les détectives de l’univers. Mais j’oublie M. Lecoq pourdeviner le comte Hector de Trémorel.

Recherchons donc quels ont dû être les raisonnements d’un hommeassez misérable pour voler la femme de son ami et laisser ensuiteempoisonner cet ami sous ses yeux. Nous savons déjà que Trémorel alongtemps hésité avant de se résoudre au crime. La logique desévénements, que les imbéciles appellent la fatalité, le poussait.Il est certain qu’il a envisagé le meurtre sous toutes ses faces,qu’il en a étudié les suites, qu’il a cherché tous les moyens de sesoustraire à l’action de la justice. Toutes ses actions ont étécombinées et arrêtées longtemps à l’avance, et ni la nécessitéimmédiate ni l’imprévu n’ont troublé ses réflexions.

Du moment où le crime a été décidé dans son esprit, il s’est dit: « Voici Berthe assassinée ; grâce à mes mesures on me croittué aussi ; Laurence que j’enlève écrit une lettre où elleannonce son suicide ; j’ai de l’argent, que faut-ilfaire ? »

Le problème, je le crois du moins, est bien posé ainsi.

– Oui, parfaitement, approuva le père Plantat.

– Naturellement, Trémorel a dû choisir entre tous les systèmesde fuite dont il avait ouï parler, ou qui se présentaient à sonimagination, celui qui lui semblait le plus sûr et le plus prompt.A-t-il songé à s’expatrier ? C’est plus que probable.Seulement, comme il n’est pas dénué de sens, il a compris que c’està l’étranger surtout qu’il est malaisé de faire perdre sa piste.Qu’on quitte la France pour éviter le châtiment d’un délit ;rien de mieux. Passer la frontière pour un crime porté sur lescartels d’extradition est tout simplement une énorme absurdité.

Vous imaginez-vous un homme et une femme égarés dans une contréedont ils ne parlent pas la langue ? Aussitôt, ils sontsignalés à l’attention, observés, remarqués, suivis. Ils ne fontpas un achat qui ne soit commenté, il n’est pas un de leursmouvements qui échappe à la curiosité des désœuvrés.

Plus on va loin, plus le danger d’être pris augmente. Veut-onfranchir l’Océan et gagner cette libre Amérique, où les avocatspillent leurs clients ? Il faut s’embarquer, et du jour où ona mis le pied sur les planches d’un navire, on peut se considérercomme perdu. Il y a dix-neuf à parier contre vingt qu’au portd’arrivée on trouvera un agent armé d’un mandat d’amener.

Notez que je parle seulement pour mémoire de la police du paysoù on se réfugie, laquelle cependant a toujours l’œil ouvert surles étrangers.

À Londres même, je me fais fort de retrouver en huit jours unFrançais, à moins toutefois qu’il ne parle assez purement l’anglaispour se dire citoyen du Royaume-Uni. Telles ont été les réflexionsde Trémorel. Il s’est souvenu de mille tentatives avortées, de centaventures surprenantes racontées par les journaux et trèscertainement il a renoncé à l’étranger.

– C’est clair, s’écria le père Plantat, c’est net, c’est précis.C’est en France que nous devons chercher les fugitifs.

– Oui, monsieur, oui, répondit M. Lecoq, vous l’avez dit.Examinons donc où et comment on peut se cacher en France. Sera-ceune province ? Non, évidemment. À Bordeaux, qui est un de nosplus grands centres, on regarde passer l’homme qui n’est pas deBordeaux. Les boutiquiers des fossés de l’Intendance qui flânentsur le pas de leur magasin, se disent : « Eh ! connaissez-vousce monsieur-là ? »

Pourtant il est deux villes où on peut passer inaperçu :Marseille et Lyon. Mais elles sont fort éloignées, mais il fautrisquer un long voyage. Et rien n’est si dangereux que le chemin defer depuis l’établissement du télégraphe électrique. On fuit, c’estvrai, on va vite, c’est positif, mais en entrant dans un wagon onse ferme toute issue, et jusqu’à l’instant où on descend, on restesous la main de la police. Trémorel sait tout cela aussi bien quenous. Écartons donc toutes les villes de province. Écartons aussiLyon et Marseille.

– Impossible, en effet, de se cacher en province !

– Pardon, il est un moyen. Il s’agit simplement d’acheter loinde toute ville, loin du chemin de fer, quelque propriété modeste etd’aller s’y établir sous un faux nom. Mais ce moyen excellent estfort au-dessus de la portée de notre homme, et son exécutionnécessite des démarches préparatoires qu’il ne pouvait risquer,surveillé comme il l’était par sa femme.

Ainsi le champ des investigations utiles se rétrécitsingulièrement. Nous laissons de côté l’étranger, la province, lesgrandes villes, la campagne ; reste Paris. C’est à Paris,monsieur, que nous devons chercher Trémorel.

M. Lecoq s’exprimait avec l’aplomb et la certitude d’unprofesseur de mathématiques sorti de l’École Normale, qui, deboutdevant le tableau noir, la craie à la main, démontrevictorieusement à ses élèves que deux lignes parallèles,indéfiniment prolongées, ne se rencontreront jamais.

Le vieux juge de paix écoutait, lui, comme n’écoutent pas lesécoliers. Mais déjà il s’habituait à la lucidité surprenante del’agent de la Sûreté et il ne s’émerveillait plus. Depuisvingt-quatre heures qu’il assistait aux calculs et aux tâtonnementsde M. Lecoq, il saisissait le mécanisme de ses investigations ets’appropriait presque le procédé. Il trouvait tout simple qu’onraisonnât ainsi. Il s’expliquait à cette heure certains exploits dela police active qui jusqu’alors lui avaient semblé tenir duprodige.

Mais ce que M. Lecoq appelait un champ d’investigationsrestreint lui paraissait encore l’immensité.

– Paris est grand, observa-t-il.

L’agent de la Sûreté eut un magnifique sourire.

– Dites immense, répondit-il, mais il est à moi. Paris entierest sous la loupe de la rue de Jérusalem comme une fourmilière sousle microscope du naturaliste.

Cela étant, me demanderez-vous, comment se trouve-t-il encore àParis des malfaiteurs de profession ?

Ah ! monsieur, c’est que la légalité nous tue. Nous nesommes pas les maîtres, malheureusement. La loi nous condamne àn’user que d’armes courtoises contre des adversaires pour qui tousles moyens sont bons. Le Parquet nous lie les mains. Les coquinssont habiles, mais croyez que notre habileté est mille foissupérieure.

– Mais, interrompit le père Plantat, Trémorel est désormaishors-la-loi, nous avons un mandat d’amener.

– Qu’importe ? le mandat me donne-t-il le droit de fouillersur-le-champ les maisons où j’ai lieu de supposer qu’il s’estréfugié ! Non. Que je me présente chez un des anciens amis ducomte Hector, il me jettera la porte au nez. En France, monsieur,la police a contre elle non seulement les coquins, mais encore leshonnêtes gens.

Toutes les fois que par hasard M. Lecoq aborde cette thèse, ils’emporte et en arrive à des propositions étranges. Sonressentiment est profond comme l’injustice. Avec la conscienced’immenses services rendus, il a le sentiment d’une sorte deréprobation qui l’exaspère.

Par bonheur, au moment où il était le plus animé, un brusquemouvement le mit en face de la pelote. Il s’arrêta court.

– Diable ! fit-il, j’oubliais Hector.

Le père Plantat, lui, tout en subissant, faute de pouvoir faireautrement, le débordement d’indignation de l’homme de lapréfecture, ne pouvait cesser de penser à l’assassin, au séducteurde Laurence.

– Vous disiez, fit-il, que c’est à Paris que nous devonschercher Trémorel.

– Et je disais vrai, monsieur le juge de paix, répondit M. Lecoqd’un ton plus calme. J’en suis venu à cette conclusion que c’estici, peut-être à deux rues de nous, peut-être dans la maisonvoisine, que sont cachés nos fugitifs. Mais poursuivons nos calculsde probabilités.

Hector connaît trop bien son Paris pour espérer se dissimulerune semaine seulement dans un hôtel ou même dans une maisonmeublée. Il sait que les garnis – l’hôtel Meurice aussibien que l’auberge de la Limace – sont l’objet d’unesurveillance toute spéciale et sont dans la main de la préfecture.Ayant du temps devant lui, il a très certainement songé à louer unappartement dans quelque maison à sa convenance.

– Il a fait, il y a environ un mois ou un mois et demi, trois ouquatre voyages à Paris.

– Alors, plus de doute. Il a retenu sous un faux nom unappartement, il a payé un terme d’avance, et aujourd’hui il estbien chez lui.

À cette affirmation de l’agent de la Sûreté, la physionomie dupère Plantat exprima un découragement affreux.

– Je ne sens que trop, monsieur, dit-il tristement, que vousêtes dans le vrai. Mais alors, le misérable n’est-il pas perdu pournous ? Faudra-t-il donc attendre qu’un hasard nous lelivre ? Fouillerez-vous une à une toutes les maisons deParis !

Le nez de l’agent de la Sûreté frétilla sous ses lunettes d’or,et le juge de paix, qui avait observé que ce pétillement était bonsigne, sentit renaître toutes ses espérances.

– C’est que j’ai beau me creuser la tête…

– Pardon, interrompit M. Lecoq, Trémorel ayant loué unappartement, a dû, n’est-il pas vrai, s’occuper de le meubler.

– Évidemment.

– Et de le meubler somptueusement, qui plus est. D’abord parcequ’il aime le luxe et qu’il a de l’argent ; ensuite parcequ’enlevant une jeune fille il ne peut la faire passer de la richemaison de son père dans un galetas. Je gagerais volontiers qu’ilsont un salon aussi beau que celui du Valfeuillu.

– Hélas ! que nous importe !

– Peste ! cher monsieur, cela nous importe fort comme vousl’allez voir. Voulant beaucoup de meubles, et de beaux meubles,Hector ne s’est pas adressé à un brocanteur. Il n’avait le temps nid’acheter rue Drouot, ni de courir le faubourg Saint-Antoine. Doncil est allé simplement trouver un tapissier.

– Quelque tapissier à la mode…

– Non, il aurait risqué d’être reconnu et il est clair qu’ils’est présenté sous un faux nom, sous celui qu’il a donné àl’appartement. Il a choisi quelque tapissier habile et modeste, ila commandé, s’est assuré que tout serait livré à une époque fixe eta payé.

Le juge de paix ne put retenir une exclamation de joie, ilcommençait à comprendre.

– Ce marchand, poursuivait M. Lecoq, a dû garder le souvenir dece riche client qui n’a pas marchandé et qui a payé comptant. S’ille revoyait, il le reconnaîtrait.

– Quelle idée ! s’écria le père Plantat hors de lui, vite,bien vite, procurons-nous des portraits de Trémorel, desphotographies, envoyons un homme à Orcival.

M. Lecoq eut ce fin sourire qui lui monte aux lèvres, chaquefois qu’il donne une nouvelle preuve d’habileté.

– Remettez-vous, monsieur le juge de paix, dit-il, j’ai fait lenécessaire. Hier, pendant l’enquête, j’avais glissé dans ma pochetrois cartes du comte. Ce matin, j’ai relevé sur le Bottin le nomet l’adresse de tous les tapissiers de Paris et j’en ai fait troislistes. À cette heure, trois de mes hommes ayant chacun une listeet une photographie, vont de tapissier en tapissier, demandant : «Est-ce vous qui êtes le tapissier de ce monsieur ? » Si l’und’eux répond : « Oui », nous tenons l’homme.

– Et nous le tenons ! s’écria le père Plantat, pâled’émotion.

– Pas encore, ne chantons pas victoire. Il se peut qu’Hector aiteu la prudence de ne pas aller en personne chez le tapissier. En cecas nous sommes distancés. Mais non ! il n’aura pas eu cetteprudence…

M. Lecoq s’interrompit. Pour la troisième fois, Janouille,entrouvrant la porte du cabinet, criait de sa belle voix de basse:

– Monsieur est servi !…

C’est un remarquable cordon bleu que Janouille, l’ancienneréclusionnaire, le père Plantat s’en aperçut dès les premièresbouchées. Mais il n’avait pas faim et il ne pouvait prendre sur luide se forcer à manger. Il lui était impossible de songer à autrechose qu’à ce projet qu’il voulait soumettre à M. Lecoq, et ilressentait cette oppression douloureuse qui précède l’exécutiond’un acte auquel on ne se résout qu’à regret.

En vain l’agent de la Sûreté, qui est un grand mangeur commetous les hommes d’une activité dévorante, s’efforçait d’égayer sonhôte ; en vain il remplissait son verre d’un bordeaux exquis,présent d’un banquier dont il a retrouvé le caissier qui était alléprendre l’air de Bruxelles.

Le vieux juge de paix restait silencieux et triste, ne répondantque par monosyllabes. Il s’encourageait à parler et intérieurementcombattait le puéril amour-propre qui le retenait au derniermoment. Il ne croyait pas, en venant, qu’il aurait ces hésitationsqu’il taxait d’absurdes. Il s’était dit : « J’entrerai et jem’expliquerai. » Mais voilà qu’il était pris de ces pudeursirréfléchies qui embarrassent un vieillard obligé de confesser sesfaiblesses à un jeune homme et qui font monter le rouge à sonfront.

Redoutait-il donc le ridicule ? Non. Sa passion d’ailleursétait bien au-dessus d’un sarcasme ou d’un sourire ironique. Et querisquait-il ? Rien. Est-ce que ce policier auquel il n’osaitplus confier ses secrètes pensées ne les avait pas devinées ?N’avait-il pas su lire dans son âme dès les premiers instants, etplus tard ne lui avait-il pas arraché un aveu. Il réfléchissaitainsi lorsque le timbre de l’entrée retentit.

– Monsieur, vint dire Janouille, un agent de Corbeil nomméGoulard demande à vous parler. Dois-je ouvrir ?

– Oui, et fais-le entrer ici.

On entendit le fracas des verrous et de la chaîne de la porte,et aussitôt Goulard parut dans la salle à manger.

L’agent, cher à M. Domini, avait endossé ses plus beaux habits,passé du linge blanc et arboré son col de crin le plus haut. Ilétait respectueux et raide, comme il convient à un ancien militairequi a appris au régiment que le respect se mesure à la raideur.

– Que diable viens-tu chercher ici, lui demanda brutalement M.Lecoq, et qui s’est permis de te donner mon adresse ?

– Monsieur, répondit Goulard, visiblement intimidé par cetteréception daignez m’excuser, je suis envoyé par M. le docteurGendron pour remettre cette lettre à monsieur le juge de paixd’Orcival.

– En effet, dit le père Plantat, j’ai, hier soir, prié Gendronde me faire connaître par une dépêche le résultat de l’autopsie, etne sachant à quel hôtel je descendrais, je me suis permis de luidemander de me l’adresser chez vous.

M. Lecoq, aussitôt, voulut rendre à son hôte la lettre quevenait de lui remettre Goulard.

– Oh ! ouvrez-la, fit le juge de paix, il n’y a aucuneindiscrétion…

– Soit, répondit l’agent de la Sûreté, mais passons dans moncabinet.

Et appelant Janouille :

– Tu vas, lui dit-il, faire déjeuner ce gaillard-là. As-tu mangéce matin ?

– J’ai tué le ver, monsieur, simplement.

– Alors, donne un bon coup de dent en m’attendant, et bois unebouteille à ma santé.

Renfermé de nouveau dans son cabinet avec le père Plantat :

– Voyons un peu, fit l’agent de la Sûreté, ce que nous dit ledocteur.

Il brisa le cachet et lut :

– « Mon cher Plantat, Vous m’avez demandé une dépêche, autantvous griffonner en toute hâte une vingtaine de lignes que je vousfais porter chez notre sorcier…

– Oh ! murmura M. Lecoq s’interrompant, M. Gendron est tropbon, trop indulgent, en vérité !

N’importe, le compliment lui allait au cœur. Il reprit :

– « … Ce matin à trois heures, nous avons procédé à l’exhumationdu corps de ce pauvre Sauvresy. Certes, plus que personne jedéplore les circonstances affreuses de la mort de ce digne etexcellent homme, mais d’un autre côté, je ne puis m’empêcher de meréjouir de cette occasion unique et admirable qui m’est offerted’expérimenter sérieusement et de démontrer l’infaillibilité de mespapiers sensibilisés…

– Maudits savants ! s’écria le père Plantat indigné, ilssont tous les mêmes.

– Pourquoi ? Je m’explique très bien le sentimentinvolontaire du docteur. Puis-je n’être pas ravi lorsque jerencontre un beau crime ?

Et, sans attendre la réplique du juge de paix, il poursuivit lalecture de la lettre :

– « L’expérience promettait d’être d’autant plus concluante quel’aconitine est un des alcaloïdes qui se dérobent le plusopiniâtrement aux investigations et à l’analyse.

« Vous savez comment je procède ? Après avoir fait chaufferfortement dans deux fois leur poids d’alcool les matièressuspectes, je fais couler doucement le liquide dans un vase à bordspeu élevés dont le fond est garni d’un papier sur lequel je suisparvenu à fixer mes réactifs. Mon papier conserve-t-il sacouleur ? Il n’y a pas de poison. En change-t-il ? Lepoison est constant.

« Ici, mon papier, d’un jaune clair, devait, si nous ne noustrompions pas, se couvrir de taches brunes, ou même devenircomplètement brun.

« D’avance, j’avais expliqué l’expérience au juge d’instructionet aux experts qui m’étaient adjoints.

« Ah ! mon ami, quel succès ! Aux premières gouttesd’alcool, le papier est devenu subitement du plus beau brun foncé.C’est vous dire que votre récit était de la dernièreexactitude.

« Les matières soumises à mon examen étaient littéralementsaturées d’aconitine. Jamais, dans mon laboratoire, opérant àloisir, je n’ai obtenu des résultats plus décisifs.

« Je m’attends à voir, à l’audience, contester la sûreté de monexpérimentation, mais j’ai des moyens de vérification et decontre-expertise tels, que je confondrai certainement tous leschimistes qu’on m’opposera.

« Je pense, mon cher ami, que vous ne serez pas indifférent à lalégitime satisfaction que j’éprouve… »

La patience du père Plantat était à bout.

– C’est inouï, s’écria-t-il d’un ton furieux, oui, c’estincroyable, sur ma parole. Dirait-on que c’est dans son laboratoirequ’a été volé ce poison qu’il cherche dans le cadavre deSauvresy ? Que dis-je ? Ce cadavre n’est plus pour luique la « matière suspecte ». Et déjà il se voit à la Cour d’assisesdiscutant les mérites de son papier sensibilisé.

– Il est de fait qu’il a raison de compter sur descontradicteurs.

– Et en attendant il s’exerce, il expérimente, il analyse duplus beau sang-froid ; il continue son abominable cuisine, ilfait bouillir, il filtre, il prépare ses arguments !…

M. Lecoq était bien loin de partager la colère du juge de paix.Cette perspective de débats acharnés lui souriait assez. D’avanceil se figurait quelque terrible lutte scientifique, rappelant ladispute célèbre d’Orfila et de Raspail, des chimistes de provinceet des chimistes de Paris.

– Il est certain, prononça-t-il, que si ce lâche gredin deTrémorel a assez de tenue pour nier l’empoisonnement de Sauvresy,ce qui sera son intérêt, nous assisterons à un superbe procès.

Ce seul mot : procès, mit brusquement fin aux longuesirrésolutions du père Plantat.

– Il ne faut pas, s’écria-t-il, non, il ne faut pas qu’il y aitde procès.

L’incroyable violence de ce père Plantat, si calme, si froid, simaître de soi habituellement, parut confondre M. Lecoq.

« Eh ! eh ! pensa-t-il, je vais tout savoir. »

Puis, à haute voix, il ajouta :

– Comment, pas de procès ?

Le père Plantat était devenu plus blanc que son linge, untremblement nerveux le secouait, sa voix était rauque et commebrisée par des sanglots.

– Je donnerais ma fortune, reprit-il, pour éviter des débats.Oui, toute ma fortune et ma vie par-dessus le marché, bien qu’ellene vaille plus grand-chose. Mais comment soustraire ce misérableTrémorel à un jugement ? Quel subterfuge imaginer ? Seul,M. Lecoq, seul vous pouvez me conseiller en cette extrémitéaffreuse où vous me voyez réduit, seul vous pouvez m’aider, metendre la main. S’il existe un moyen au monde vous le trouverez,vous me sauverez…

– Mais, monsieur… commença l’agent de la Sûreté.

– De grâce, écoutez-moi, et vous me comprendrez. Je vais êtrefranc, sincère comme je le serais vis-à-vis de moi-même, et vousallez vous expliquer mes irrésolutions, mes réticences, toute maconduite en un mot depuis hier.

– Je vous écoute, monsieur.

– C’est une triste histoire. J’étais arrivé à cet âge où le sortd’un homme est, dit-on, fini, lorsque tout à coup la mort m’a prisma femme et mes deux fils, toute ma joie, toutes mes espérances ence monde. Je me trouvais seul en cette vie plus perdu que lenaufragé au milieu de la mer, sans une épave pour me soutenir. Jen’étais qu’un corps sans âme, lorsque le hasard m’a fait venirm’installer à Orcival.

À Orcival, j’ai vu Laurence. Elle venait d’avoir quinze ans, etjamais créature de Dieu ne réunit tant d’intelligence, de grâces,d’innocence et de beauté.

Courtois était mon ami, bientôt elle devint comme ma fille. Sansdoute, je l’aimais dès ce temps-là, mais je ne me l’avouais pas, jene voyais pas clair en moi.

Elle était si jeune, et moi j’avais des cheveux blancs. Je meplaisais à me persuader que mon affection était celle d’un père, etc’est comme un père qu’elle me traitait. Ah ! qui dira lesheures délicieuses passées à écouter son gentil babil et ses naïvesconfidences. Lorsque je la voyais courir dans mes allées, pillerles roses que j’élevais pour elle, dévaster mes serres, j’étaisheureux, je me disais que l’existence est un beau présent de Dieu.Mon rêve alors était de la suivre dans la vie, j’aimais à me lareprésenter mariée à un honnête homme la rendant heureuse, et jerestais l’ami de la femme après avoir été le confident de la jeunefille. Si je m’occupais de ma fortune, qui est considérable, c’estque je pensais à ses enfants, c’est pour eux que je thésaurisais.Pauvre, pauvre Laurence.

M. Lecoq paraissait mal à l’aise sur son fauteuil, il s’agitaitbeaucoup, il toussait, il passait son mouchoir sur sa figure, aurisque d’effacer sa peinture. La vérité est qu’il était bien plusému qu’il ne le voulait laisser paraître.

– Un jour, poursuivit le père Plantat, mon ami Courtois me parladu mariage de sa fille et du comte de Trémorel. Ce jour-là jemesurai la profondeur de mon amour. Je ressentais de ces douleursatroces qu’il est impossible de décrire. Ce fut comme un incendiequi a longtemps couvé et qui tout à coup, si on ouvre une fenêtre,éclate et dévore tout. Être vieux et aimer une enfant ! J’aicru que je deviendrais fou. J’essayais de me raisonner, de merailler, à quoi bon ! Que peuvent contre la passion, la raisonou les sarcasmes. « Vieux céladon ridicule, me disais-je, nerougis-tu pas, veux-tu bien te taire ! » Je me taisais et jesouffrais. Pour comble, Laurence m’avait choisi pourconfident ; quelle torture ! Elle venait me voir pour meparler d’Hector. En lui, elle admirait tout et il lui paraissaitsupérieur aux autres hommes, à ce point que nul ne pouvait même luiêtre comparé. Elle s’extasiait sur sa hardiesse à cheval, elletrouvait ses moindres propos sublimes. J’étais fou, c’est vrai,mais elle était folle.

– Saviez-vous, monsieur, quel misérable était ceTrémorel ?

– Hélas ! je l’ignorais encore. Que m’importait à moi, cethomme qui vivait au Valfeuillu ! Mais du jour où j’ai su qu’ilallait me ravir mon plus précieux trésor, qu’on allait lui donnerma Laurence, j’ai voulu l’étudier. J’aurais trouvé une sorte deconsolation à le savoir digne d’elle. Je me suis donc attaché àlui, M. Lecoq, comme vous vous attachez au prévenu que vouspoursuivez. Que de voyages à Paris, à cette époque où je voulaispénétrer sa vie ! Je faisais votre métier ; j’allaisquestionnant tous ceux qui l’avaient connu, et mieux j’apprenais àle connaître, plus j’apprenais à le mépriser. C’est ainsi que j’aidécouvert les rendez-vous avec miss Fancy, que j’ai deviné sesrelations avec Berthe.

– Pourquoi n’avoir rien dit ?

– L’honneur me commandait le silence. Avais-je le droit dedéshonorer un ami, de ruiner son bonheur, de perdre sa vie, auprofit d’un amour grotesque et sans espoir. Je me suis tu, mebornant à parler de Fancy à Courtois qui ne faisait que rire de cequ’il appelait une amourette. Pour dix paroles hasardées contreHector, Laurence avait presque cessé de venir me visiter.

– Ah ! s’écria l’agent de la Sûreté, je n’aurais eu,monsieur, ni votre patience ni votre générosité.

– C’est que vous n’avez pas mon âge, monsieur ! Ah !je le haïssais cruellement ce Trémorel. En voyant trois femmes sidifférentes éprises de lui jusqu’à en perdre la tête, je me disais: « Qu’a-t-il donc pour être ainsi aimé ? »

– Oui ! murmura M. Lecoq, répondant à une pensée secrète,les femmes se trompent souvent, elles ne jugent pas les hommescomme nous les jugeons.

– Que de fois, continuait le vieux juge de paix, que de foisj’ai songé à provoquer ce misérable, à me battre avec lui, à letuer. Mais Laurence n’aurait pas voulu me revoir. Pourtant,j’aurais parlé peut-être, si Sauvresy n’était tombé malade etn’était mort. Je savais qu’il avait fait jurer à sa femme et à sonami de s’épouser, je savais qu’une raison terrible les forçait àtenir leur serment, je crus Laurence sauvée. Hélas ! elleétait perdue au contraire. Un soir, comme je passais le long de lamaison du maire, je vis un homme qui pénétrait dans le jardin enfranchissant le mur. Cet homme c’était Trémorel, je le reconnusparfaitement. J’eus un mouvement de rage terrible, je me jurai quej’allais l’attendre et l’assassiner ; et j’attendis. Il neressortit pas cette nuit-là.

Le père Plantat avait caché son visage entre ses mains. Son cœurse brisait au souvenir de cette nuit d’angoisses, passée toutentière à attendre un homme pour le tuer.

M. Lecoq, lui, frémissait d’indignation.

– Mais ce Trémorel, s’écria-t-il, est le dernier des misérables.En vain on chercherait une excuse à ses infamies et à ses crimes.Et vous voudriez, monsieur, l’arracher à la Cour d’assises, lesoustraire au bagne ou à l’échafaud qui l’attendent !

Le vieux juge de paix fut un moment sans répondre.

Ainsi qu’il arrive dans les grandes crises, entre toutes lesidées qui se pressaient tumultueuses dans son esprit, il ne savaitlaquelle présenter la première. Les mots lui semblaient impuissantsà exprimer ses sensations. Il aurait voulu, en une seule phrase,traduire tout ce qu’il ressentait comme il le ressentait.

– Que me fait Trémorel ? dit-il enfin, est-ce que je mesoucie de lui ! Qu’il vive ou qu’il meure, qu’il réussisse àfuir ou qu’il finisse un matin sur la place de la Roquette, quem’importe !

– Alors pourquoi cette horreur du procès ?

– C’est que…

– Êtes-vous l’ami de la famille, tenez-vous au grand nom qu’ilva couvrir de boue et vouer à l’infamie ?

– Non, mais je m’inquiète de Laurence, monsieur, sa chère penséene me quitte pas.

– Mais elle n’est pas complice, mais elle ignore tout, tout nousle dit et nous l’affirme, elle ignore que son amant a assassiné safemme.

– En effet, reprit le père Plantat, Laurence est innocente,Laurence n’est que la victime d’un odieux scélérat. Il n’en est pasmoins vrai qu’elle sera plus cruellement punie que lui. QueTrémorel soit envoyé devant la Cour d’assises, elle comparaîtra àses côtés, comme témoin, sinon comme accusée. Et qui sait si onn’ira pas jusqu’à suspecter sa bonne foi ? On se demandera sivraiment elle n’a pas eu connaissance du projet de meurtre, si ellene l’a pas encouragé. Berthe était sa rivale, elle devait la haïr.Juge d’instruction, je n’hésiterais pas, je comprendrais Laurencedans mon accusation.

– Vous et moi aidant, monsieur, elle démontrera victorieusementqu’elle ignorait tout, qu’elle a été abominablement trompée.

– Soit ! En sera-t-elle moins déshonorée, perdue à toutjamais ! Ne lui faudra-t-il pas, quand même, paraître àl’audience, répondre aux questions du président, raconter au publicsa honte et ses malheurs ? Ne faudra-t-il pas qu’elle dise où,quand et comment elle a failli, qu’elle répète les paroles de sonséducteur, qu’elle énumère les rendez-vous ? Comprenez-vousqu’elle se soit résignée à annoncer son suicide, au risque de fairemourir de douleur toute sa famille ? Non, n’est-ce pas ?Elle devra expliquer quelles menaces ou quelles promesses ont pului faire accepter cette idée horrible qui, certes, n’est pasd’elle. Enfin, pis que tout cela, elle sera forcée de confesser sonamour pour Trémorel.

– Non, répondit l’agent de la Sûreté, n’exagérons rien. Voussavez comme moi que la justice a des ménagements infinis pour lesinnocents dont le nom se trouve compromis dans des affaires de cegenre.

– Des ménagements ? Eh ! la justice en pourrait-ellegarder, quand elle le voudrait, avec cette absurde publicité qu’ondonne maintenant aux débats ! Vous toucherez le cœur desmagistrats, je le veux bien ; attendrirez-vous cinquantejournalistes qui, depuis que le crime du Valfeuillu est connu,taillent leurs plumes et préparent leur papier ? Est-ce queles journaux ne sont pas là, toujours à l’affût de ce qui peutpiquer et révéler la malsaine curiosité de la foule. Pensez-vousque, pour nous plaire, ils vont laisser dans l’ombre ces scandaleuxdébats que je redoute et auxquels le grand nom et la situation ducoupable donneront un attrait immense ? Est-ce qu’il ne réunitpas, ce procès, toutes les conditions qui assurent le succès desdrames judiciaires ? Oh ! rien n’y manque, ni l’adultère,ni le poison, ni la vengeance, ni le meurtre. Laurence yreprésentera l’élément romanesque et sentimental. Elle deviendra,elle, ma fille, une héroïne de Cour d’assises. C’est elle quiintéressera, comme disent les lecteurs de la Gazette desTribunaux. Les sténographes diront si elle a rougi et combienelle a versé de larmes. C’est à qui s’efforcera de détailler auplus juste sa personne et de décrire ses toilettes et son maintien.Les journaux la rendront plus publique que la fille des rues,chaque lecteur aura quelque chose d’elle. Est-ce assezodieux ? Et après l’horreur, l’ironie. Les photographesassiégeront sa porte, et si elle refuse de poser, on vendra commesien le portrait de quelque gourgandine. Elle voudra se cacher,mais où ? Quelles grilles, quels verrous peuvent mettre àl’abri de l’âpre curiosité ? Elle sera célèbre. Leslimonadiers ambitieux lui écriront pour lui proposer une chaise àleur comptoir, et les Anglais spleeniques lui feront offrir leurmain par M. de Foy. Quelle honte et quelle misère ! Pourqu’elle fût sauvée, M. Lecoq, il faudrait qu’on ne prononçât passon nom. Je vous le demande : est-ce possible ? Répondez.

Le vieux juge de paix s’exprimait avec une violence extrême,mais simplement, sans ces phrases pompeuses de la passion, toujoursemphatique quoi qu’on prétende. La colère allumait dans ses yeuxdes paillettes de feu, il était jeune, il avait vingt ans, ilaimait et il défendait la femme aimée.

Comme l’agent de la Sûreté se taisait, il insista :

– Répondez.

– Qui sait ? fit M. Lecoq.

– Pourquoi chercher à m’abuser ? reprit le père Plantat.N’ai-je pas, autant que vous, l’expérience des choses de lajustice ? Si Trémorel est jugé, c’en est fait de Laurence. Etje l’aime ! Oui, à vous j’ose l’avouer, à vous je laisse voirl’immensité de mon malheur, je l’aime comme jamais je ne l’aiaimée. Elle est déshonorée, vouée au mépris, elle adore peut-êtrece misérable dont elle va avoir un fils, qu’importe ? Tenez,je l’aime mille fois plus qu’avant sa faute, car alors je l’aimaissans espoir, tandis que maintenant…

Il s’arrêta, épouvanté de ce qu’il allait dire. Il baissait lesyeux sous le regard de l’agent de la Sûreté, rougissant de cetespoir honteux et pourtant si humain qu’il venait de laisserentrevoir.

– Vous savez tout, maintenant, reprit-il d’un ton pluscalme ; consentirez-vous à m’assister. Ah ! si vousvouliez m’aider, je ne croirais pas m’acquitter envers vous en vousdonnant la moitié de ma fortune, et je suis riche…

M. Lecoq l’arrêta d’un geste impérieux.

– Assez, monsieur, dit-il d’un ton amer, assez, de grâce. Jepuis rendre un service à un homme que j’estime, que j’aime, que jeplains de toute mon âme, mais ce service je ne saurais le luivendre.

– Croyez, balbutia le père Plantat interdit, que je ne voulaispas…

– Si, monsieur, si, vous vouliez me payer. Oh ne vous défendezpas, ne niez pas. Il est, je ne le sais que trop, de cesprofessions fatales où l’homme et la probité semblent compter pourrien. Pourquoi m’offrir de l’argent ? Quelle raison avez-vousde me juger vil à ce point qu’on puisse acheter mes complaisances.Vous êtes donc comme les autres, qui ne sauraient se faire une idéede ce qu’est un homme dans ma position ! Si je voulais êtreriche, plus riche que vous, monsieur le juge de paix, je le seraisdans quinze jours. Ne devinez-vous donc pas que je tiens entre mesmains l’honneur et la vie de cinquante personnes ? Croyez-vousque je dis tout ce que je sais ? J’ai là – et il se frappaitle front – vingt secrets que je vendrais demain, si je voulais,cent mille francs pièce, et ce serait donné.

Il était indigné, on le voyait, mais sous sa colère on sentaitune certaine résignation désolée. Bien des fois il avait eu àrepousser des offres semblables.

– Allez donc, poursuivit-il, lutter contre un préjugé établidepuis des siècles. Allez donc dire qu’un agent de la Sûreté esthonnête, et il ne peut pas ne pas l’être, qu’il est dix fois plushonnête que n’importe quel négociant ou quel notaire, parce qu’il adix fois plus de tentations sans avoir les bénéfices de sonhonnêteté. Dites cela, et on vous rira au nez. Je puis, demain,ramasser d’un coup de filet impunément, sans crainte, un million aumoins. Qui s’en doute et qui m’en sait gré ? J’ai maconscience, c’est vrai, mais un peu de considération ne medéplairait pas. Lorsqu’il me serait si facile d’abuser de ce que jesais, de ce qu’on a été contraint de me confier ou de ce que j’aisurpris, il y a peut-être quelque mérite à ne pas abuser. Et quecependant demain, le premier venu, – un banquier véreux, unnégociant convaincu de faillite frauduleuse, un chevalierd’industrie, un notaire qui joue à la Bourse – se trouve forcé deremonter le boulevard avec moi, il se croira compromis. Un homme dela police, fi donc ! « Console-toi, va, me disait Tabaret, monmaître et mon ami, le mépris de ces gens-là n’est qu’une forme dela crainte. »

Le père Plantat était consterné. Comment, lui, un vieux jugedélicat, plein de prudence et de finesse, avait-il pu commettre unesi prodigieuse maladresse ? Il venait de blesser et de blessercruellement, cet homme si bien disposé pour lui, et dont il avaittout à attendre.

– Loin de moi, monsieur, commença-t-il, l’intention offensanteque vous me supposez. Vous vous êtes mépris au sens d’une de cesphrases sans signification précise, qu’on laisse échapper sansréflexion et qui n’ont aucune importance.

M. Lecoq se calmait.

– Soit. Étant plus que les autres exposé aux offenses, vous mepardonnerez d’être plus susceptible. Quittons ce sujet qui m’estpénible et revenons au comte de Trémorel.

Le juge de paix se demandait s’il allait oser reparler de sesprojets, la délicatesse de M. Lecoq qui le remettait sur la voie,le toucha singulièrement.

– Je n’ai plus qu’à attendre votre décision, dit-il.

– Je ne vous dissimulerai pas, reprit l’agent de la Sûreté, quevous me demandez une chose bien difficile, et qui, de plus, estcontre mon devoir. Mon devoir me commande de rechercher M. deTrémorel, de l’arrêter et de le livrer à la justice ; vous mepriez, vous, de le soustraire à l’action de la loi.

– C’est au nom d’une infortunée que vous savez innocente.

– Une seule fois dans ma vie, monsieur, j’ai sacrifié mondevoir. Je n’ai pas su résister aux larmes d’une pauvre vieillemère qui embrassait mes genoux en me demandant grâce pour son fils.J’ai sauvé ce fils et il est devenu un honnête homme. Pour laseconde fois, je vais aujourd’hui outrepasser mon droit, risquerune tentative que ma conscience me reprochera peut-être : je merends à vos instances.

– Oh ! monsieur, s’écria le père Plantat transporté, que dereconnaissance !

Mais l’agent de la Sûreté restait grave, presque triste, ilréfléchissait.

– Ne nous berçons pas d’un espoir qui peut être déçu, reprit-il.Je n’ai pas deux moyens d’arracher à la Cour d’assises un criminelcomme Trémorel, je n’en ai qu’un seul ;réussira-t-il ?

– Oui, oui, si vous le voulez.

M. Lecoq ne put s’empêcher de sourire de la foi du vieux juge depaix.

– Je suis certes un habile agent, répondit-il, mais je ne suisqu’un homme et je ne puis répondre des résolutions d’un autrehomme. Tout dépend d’Hector. S’il s’agissait de tout autrecoupable, je vous dirais : Je suis sûr. Avec lui, je vous l’avouefranchement, je doute. Nous devons surtout compter sur l’énergie deMlle Courtois. Elle est énergique, m’avez-vous dit ?

– Elle est l’énergie même.

– Alors bon espoir. Mais éteindrons-nous vraiment cetteaffaire ? Qu’arrivera-t-il quand on retrouvera la dénonciationde Sauvresy, qui doit être cachée quelque part au Valfeuillu, etque Trémorel n’a pu découvrir ?

– On ne la retrouvera pas, répondit vivement le pèrePlantat.

– Croyez-vous ?

– J’en suis sûr.

M. Lecoq arrêta sur le vieux juge de paix un de ces regards quifont monter la vérité au front de ceux qu’on interroge, et ditsimplement :

– Ah !

Et il pensait :

« Enfin ! je vais donc savoir d’où vient le dossier quinous a été lu l’autre nuit et qui est de deux écrituresdifférentes. »

Après un moment d’hésitation.

– J’ai remis mon existence entre vos mains, monsieur Lecoq, ditle père Plantat, je puis bien vous confier mon honneur. Je vousconnais, je sais que, quoi qu’il arrive…

– Je me tairai, vous avez ma parole.

– Eh bien ! le jour où j’ai surpris Trémorel chez Laurence,j’ai voulu changer en certitude les soupçons que j’avais et j’aibrisé l’enveloppe du dépôt de Sauvresy.

– Et vous ne vous en êtes pas servi !

– J’étais épouvanté de mon abus de confiance. Puis, avais-je ledroit de ravir sa vengeance à ce malheureux qui s’était laissémourir pour se venger ?

– Mais vous l’avez rendue à Mme de Trémorel cettedénonciation.

– C’est vrai, mais Berthe avait un vague pressentiment du sortqui lui était réservé. Quinze jours à peu près avant le crime elleest venue me confier le manuscrit de son mari, qu’elle avait prissoin de compléter. Je devais briser les cachets et lire si ellevenait à mourir de mort violente.

– Comment donc, monsieur le juge de paix, n’avez-vous pasparlé ? Pourquoi m’avoir laissé chercher, hésiter,tâtonner…

– J’aime Laurence, monsieur, et livrer Trémorel c’était creuserentre elle et moi un abîme.

L’agent de la Sûreté s’inclina.

« Diable ! pensait-il, il est fin, le juge de paixd’Orcival, aussi fin que moi. Eh bien ! je l’aime, et je vaislui donner un coup d’épaule auquel il ne s’attend pas. »

Le père Plantat brûlait d’interroger M. Lecoq, de savoir de luiquel était ce moyen unique d’un succès relativement sûr qu’il avaittrouvé d’empêcher le procès et de sauver Laurence. Il n’osait.

L’agent de la Sûreté était alors accoudé à son bureau, le regardperdu dans le vide. Il tenait un crayon, et machinalement iltraçait sur une feuille de papier blanc des dessins fantastiques.Tout à coup il parut sortir de sa rêverie. Il venait de résoudreune dernière difficulté ; son plan désormais était entier,complet. Il regarda la pendule.

– Deux heures ! s’écria-t-il, et c’est entre trois etquatre heures que j’ai donné rendez-vous à Mme Charman pour JennyFancy.

– Je suis à vos ordres, fit le juge de paix.

– Fort bien. Seulement, comme après Fancy nous aurons à nousoccuper de Trémorel, prenons nos mesures pour en finiraujourd’hui.

– Quoi ! vous espérez dès aujourd’hui mener à bonnefin…

– Certainement. C’est dans notre métier surtout que la rapiditéest indispensable. Il faut des mois souvent pour rattraper uneheure perdue. Nous avons chance, en ce moment, de gagner Hector envitesse et de le surprendre ; demain il serait trop tard. Ounous l’aurons dans vingt-quatre heures, ou nous devrons changer nosbatteries. Chacun de mes trois hommes a une voiture attelée d’unbon cheval ; en une heure, ils doivent avoir terminé leurtournée chez les tapissiers. Si j’ai raisonné juste, d’ici à uneheure, deux heures au plus, nous aurons l’adresse et alors nousagirons.

Tout en parlant, il retirait d’un carton une feuille de papiertimbrée à ses armes – un coq chantant avec la devise : Toujoursvigilant – et rapidement il traçait quelques lignes :

– Tenez, dit-il au père Plantat, voici ce que j’écris à un demes lieutenants :

« Monsieur Job,

Réunissez à l’instant même six ou huit de nos hommes, et allez àleur tête attendre mes instructions chez le marchand de vin quifait le coin de la rue des Martyrs et de la rue Lamartine. »

– Pourquoi là-bas, et non ici, chez vous ?

– C’est que nous avons intérêt, cher monsieur, à éviter lescourses inutiles. Là-bas, nous sommes à deux pas de chez MmeCharman et tout près de la retraite de Trémorel, car le misérable aloué son appartement dans le quartier de Notre-Dame-de-Lorette.

Le vieux juge de paix eut un geste de surprise.

– Qui vous fait supposer cela ? demanda-t-il.

L’agent de la Sûreté sourit, comme si la question lui eut semblénaïve.

– Vous ne vous rappelez donc pas, monsieur ? répondit-il,que l’enveloppe de la lettre adressée par Mlle Courtois à safamille pour annoncer son suicide, portait le timbre de Paris,bureau de la rue Saint-Lazare ? Or, écoutez bien ceci : Enquittant la maison de sa tante, Mlle Laurence a dû se rendredirectement à l’appartement loué et meublé par Trémorel, dont illui avait donné l’adresse et où il lui avait promis de la rejoindrele jeudi matin. C’est de cet appartement qu’elle a écrit.Pouvons-nous admettre qu’il lui soit venu à l’idée de faire jetersa lettre dans un autre quartier que le sien ? C’est d’autantmoins probable qu’elle ignore quelles raisons terribles a son amantde craindre des recherches et des poursuites. Hector a-t-il étéassez prudent assez prévoyant pour lui indiquer cette ruse ?Non, car s’il n’était pas un sot, il lui aurait recommandé dedéposer cette lettre ailleurs qu’à Paris. Donc, il est impossibleque cette lettre n’ait pas été portée à un bureau voisin del’appartement.

Si simples étaient ces réflexions que le père Plantat s’étonnaitde ne les point avoir faites. Mais on ne voit jamais bien clairdans une affaire où on est puissamment intéressé, la passionbrouille les yeux comme la chaleur d’un appartement les lunettes.Avec son sang-froid il avait perdu en partie sa perspicacité. Etson trouble était immense ; il lui semblait que M. Lecoqprenait de singuliers moyens pour tenir sa promesse.

– Il me semble, monsieur, ne put-il s’empêcher de remarquer, quesi vous désirez soustraire Hector à la Cour d’assises, les hommesque vous réunissez vous embarrasseront bien plus qu’ils ne vousseront utiles.

Dans le regard aussi bien que dans le ton du juge de paix, M.Lecoq crut démêler un certain doute qui le choqua.

– Vous défieriez-vous de moi, monsieur ? demanda-t-il.

Le père Plantat voulut protester.

– Croyez, monsieur…

– Vous avez ma parole, reprit M. Lecoq, et si vous meconnaissiez mieux, vous sauriez que je la dégage toujours quand jel’ai donnée. Je vous ai affirmé que je ferais tous mes efforts poursauver Mlle Laurence, je les ferai. Mais n’oubliez pas que je vousai promis mon concours et non le succès. Laissez-moi donc prendreles mesures que je crois opportunes.

Ce disant, sans s’occuper de l’air tout à fait décontenancé dujuge de paix, il sonna pour appeler Janouille.

– Tiens, lui dit-il, voici d’abord une lettre qu’il s’agit defaire porter de suite à Job.

– Je vais la porter moi-même.

– Du tout. Tu vas, toi, me faire le plaisir de rester ici sansbouger, pour attendre les hommes que j’ai envoyés en tournée cematin. À mesure qu’ils se présenteront, tu les enverras au rapportchez le marchand de vins de la rue des Martyrs. Tu sais, au coin,en face de l’église. Ils y trouveront bonne et nombreusecompagnie.

Il donnait ses ordres, et en même temps il quittait sa robe dechambre, endossait une longue redingote noire et assujettissaitsolidement sa perruque.

– Monsieur rentrera-t-il ce soir ? demanda Janouille.

– Je ne sais.

– Et si on vient de là-bas ?

« Là-bas », pour un homme du métier, c’est toujours la maison,la préfecture de police.

– Tu diras, répondit-il, que je suis dehors pour l’affaire deCorbeil.

M. Lecoq était prêt. Véritablement il avait l’air, la tournure,la physionomie et les façons d’un respectable chef de bureau d’unecinquantaine d’années. Des lunettes d’or, un parapluie, tout en luiexhalait un parfum on ne peut plus bureaucratique.

– Maintenant, dit-il au père Plantat, hâtons-nous.

Dans la salle à manger, Goulard, qui avait fini de déjeunerattendait au port d’armes le passage de son grand homme.

– Eh bien ! mon garçon, lui demanda M. Lecoq, as-tu ditdeux mots à mon vin ? comment le trouves-tu ?

– Délicieux, monsieur, répondit l’agent de Corbeil, parfait,c’est-à-dire un vrai nectar.

– T’a-t-il, ragaillardi, au moins ?

– Oh ! oui, monsieur.

– Alors, tu pars nous suivre à quinze pas et tu monteras lagarde devant la porte de la maison où tu nous verras entrer.J’aurai probablement à te confier une jolie fille que tu conduirasà M. Domini. Et ouvre l’œil ; c’est une fine mouche, fortcapable de t’enjôler en route et de te glisser entre lesdoigts.

Ils sortirent et derrière eux Janouille se barricadasolidement.

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