Le Crime d’Orcival

Chapitre 6

 

M. Lecoq s’engagea le premier dans l’escalier, et tout d’abordles taches de sang lui sautèrent aux yeux.

– Oh ! faisait-il, d’un air révolté, à chaque tachenouvelle, oh ! oh ! les malheureux.

M. Courtois fut très touché de rencontrer cette sensibilité chezun agent de police. Il pensait que cette épithète de commisérations’appliquait aux victimes. Il se trompait, car M. Lecoq, tout enmontant, continuait :

– Les malheureux ! On ne salit pas tout ainsi dans unemaison, ou du moins on essuie. On prend des précautions, quediable !

Arrivé au premier étage, à la porte du boudoir précédant lachambre à coucher, l’agent de la Sûreté s’arrêta, étudiant bien,avant d’y pénétrer, la disposition de l’appartement.

Ayant bien vu ce qu’il voulait voir, il entra en disant :

– Allons ! je n’ai pas affaire à de mes pratiques.

– Mais il me semble, remarqua le juge d’instruction, que nousavons déjà des éléments d’instruction qui doivent singulièrementfaciliter votre tâche. Il est clair que Guespin, s’il n’est pascomplice du crime, en a du moins eu connaissance.

M. Lecoq eut un coup d’œil pour le portrait de la bonbonnière.C’était plus qu’un regard, c’était une confidence. Évidemment ildisait à la chère défunte ce qu’il n’osait dire tout haut.

– Je sais bien, reprit-il, Guespin est terriblement compromis.Pourquoi ne veut-il pas dire où il a passé la nuit ? D’unautre côté il a contre lui l’opinion publique, et alors, moi,naturellement je me défie.

L’agent de la Sûreté se tenait seul au milieu de la chambre –les autres personnes, sur sa prière, étaient restées sur le seuil –et promenant autour de lui son regard terne, il cherchait unesignification à l’horrible désordre.

– Imbéciles ! disait-il d’une voix irritée, doublesbrutes ! Non, vrai, on ne travaille pas de cette façon. Cen’est pas une raison parce qu’on tue les gens afin de les voler, detout casser chez eux. On ne défonce pas les meubles, quediable ! On porte avec soi des rossignols, de jolis rossignolsqui ne font aucun bruit, mais qui font d’excellente besogne.Maladroits ! idiots ! Ne dirait-on pas…

Il s’arrêta, bouche béante.

– Eh ! reprit-il, pas si maladroits peut-être.

Les témoins de cette scène se tenaient immobiles à l’entrée,suivant avec un intérêt mêlé de surprise les mouvements – ilfaudrait presque dire les exercices de M. Lecoq.

Agenouillé sur le tapis, il promenait sa main à plat sur letissu épais, au milieu des morceaux de porcelaine.

– C’est humide, très humide, tout le thé n’était pas bu, il s’enfaut, quand on a cassé la porcelaine.

– Il pouvait rester beaucoup de thé dans la théière, objecta lepère Plantat.

– Je le sais, répondit M. Lecoq, et c’est justement ce quej’étais en train de me dire. De telle sorte, que cette humidité nesuffit pas pour nous donner le moment précis du crime.

– Mais la pendule nous le donne, s’écria M. Courtois, et trèsexactement même.

– En effet, approuva M. Domini, monsieur le maire dans sonprocès-verbal explique fort bien que dans la chute le mouvements’est arrêté.

– Eh bien ! dit le père Plantat, c’est justement l’heure decette pendule qui m’a frappé. Elle marque trois heures et vingtminutes et nous savons que la comtesse était complètement habillée,comme dans le milieu du jour quand on l’a frappée. Était-elle doncencore debout, prenant une tasse de thé à trois heures dumatin ? C’est peu probable.

– Et moi aussi, reprit l’agent de la Sûreté, j’ai été frappé decette circonstance, et c’est pour cela que tout à l’heure je mesuis écrié : « Pas si bêtes ! » Au surplus, nous allons bienvoir.

Aussitôt, avec des précautions infinies, il releva la pendule etla replaça sur la tablette de la cheminée s’appliquant à la poserbien d’aplomb.

Les aiguilles étaient toujours arrêtées sur trois heures vingtminutes.

– Trois heures vingt, murmurait M. Lecoq, tout en glissant unepetite cale sous le socle, ce n’est pas à cette heure-là, quediable ! qu’on prend le thé. C’est encore moins à cetteheure-là, qu’en plein mois de juillet, au lever du jour, onassassine les gens.

Il ouvrit, non sans peine, le caisson du cadran et poussa lagrande aiguille jusque sur la demie de trois heures.

La pendule sonna onze coups.

– À la bonne heure ! s’écria M. Lecoq triomphant, voilà lavérité !

Et tirant de sa poche la bonbonnière à portrait, il goba uncarré de guimauve et dit :

– Farceurs !…

La simplicité de ce moyen de contrôle, auquel personne n’avaitsongé, ne laissait pas de surprendre les spectateurs.

M. Courtois, particulièrement, était émerveillé.

– Voilà, dit-il au docteur, un drôle qui ne manque pas de moyensdans sa partie.

– Ergo, reprenait M. Lecoq, qui sait le latin, nousavons en face de nous, non plus des brutes, comme j’ai failli lecroire d’abord, mais des gredins qui y voient plus loin que le boutde leur couteau. Ils ont mal calculé leur affaire, c’est unejustice à leur rendre, mais enfin ils ont calculé ;l’indication est précise. Ils ont eu l’intention d’égarerl’instruction en la trompant sur l’heure.

– Je ne vois pas clairement leur but, insinua M. Courtois.

– Il est cependant bien visible, répondit M. Domini. N’était-ilpas de l’intérêt des assassins de faire croire que le crime a étécommis après le dernier passage du train se dirigeant surParis ? Quittant ses camarades à neuf heures, à la gare deLyon, Guespin pouvait être ici à dix heures, assassiner sesmaîtres, s’emparer de l’argent qu’il savait en la possession ducomte de Trémorel et regagner Paris par le dernier train.

– Ces suppositions sont très aimables, objecta le père Plantat.Mais alors, comment Guespin n’est-il pas allé rejoindre sescamarades chez Wepler, aux Batignolles ; par là, jusqu’à uncertain point, il se ménageait une espèce d’alibi.

Dès le commencement de l’enquête, le docteur Gendron s’étaitassis sur l’unique chaise intacte de la chambre, réfléchissant ausubit malaise qui avait fait pâlir le père Plantat lorsqu’on avaitparlé de Robelot le rebouteux.

Les explications du juge d’instruction le tirèrent de sesméditations ; il se leva.

– Il y a autre chose encore, dit-il, cette avance de l’heuretrès utile à Guespin peut devenir accablante pour La Ripaille, soncomplice.

– Mais, répondit M. Domini, il se peut fort bien que La Ripaillen’ait point été consulté. Pour ce qui est de Guespin, il avaitprobablement de bonnes raisons pour ne point aller à la noce. Sontrouble, après un pareil forfait, lui aurait nui plus encore queson absence.

M. Lecoq, lui, ne jugea pas à propos de se prononcer encore.Comme un médecin au lit du malade, il veut être sûr de sondiagnostic.

Il était retourné à la cheminée, et de nouveau faisait marcherles aiguilles de la pendule. Successivement elle sonna la demie deonze heures, puis minuit, puis minuit et demi, et une heure.

Tout en se livrant à cette occupation, il grommelait :

– Apprentis, brigands d’occasion ! On est malin, à ce qu’oncroit, mais on ne pense pas à tout. On donne un coup de pouce auxaiguilles, mais on ne pense pas à mettre la sonnerie d’accord.Survient alors un bonhomme de la Sûreté, un vieux singe qui connaîtles grimaces et la mèche est éventée.

M. Domini et le père Plantat gardaient le silence. M. Lecoqrevint vers eux.

– Monsieur le juge, dit-il, peut-être maintenant certain que lecoup a été fait avant dix heures et demie.

– À moins, observa le père Plantat, que la sonnerie ne soitdétraquée, ce qui arrive quelquefois.

– Ce qui arrive souvent, appuya M. Courtois, à telle enseigne,que la pendule de mon salon est dans cet état depuis je ne saiscombien de temps.

M. Lecoq réfléchissait.

– Il se peut, reprit-il, que monsieur le juge de paix aitraison. J’ai pour moi la probabilité, mais la probabilité ne suffitpas au début d’une affaire, il faut la certitude. Il nous reste,par bonheur un moyen de vérification, nous avons le lit, je pariequ’il est défait.

Et s’adressant au maire :

– J’aurais besoin, monsieur, d’un domestique, pour me donner uncoup de main.

– Inutile, dit le père Plantat, je vais vous aider, moi, ce seraplus vite fait.

Aussitôt, à eux deux, ils enlevèrent le ciel de lit et ledéposèrent à terre, enlevant du même coup les rideaux.

– Hein ? fit M. Lecoq, avais-je raison ?

– C’est vrai, dit M. Domini un peu surpris, le lit estdéfait.

– Défait, oui, répondit l’agent de la Sûreté, mais on ne s’y estpas couché.

– Cependant, voulut objecter M. Courtois.

– Je suis sûr de ce que j’avance, interrompit l’homme de lapolice. On a ouvert ce lit, c’est vrai, on s’est peut-être roulédessus, on a chiffonné les oreillers, froissé les couvertures,fripé les draps, mais on n’a pu lui donner pour un œil exercél’apparence d’un lit dans lequel deux personnes ont dormi. Défaireun lit est aussi difficile, plus difficile peut-être que de lerefaire. Pour le refaire, il n’est pas indispensable de retirerdraps et couvertures et de retourner les matelas. Pour le défaire,il faut absolument se coucher dedans et y avoir chaud. Un lit estun de ces témoins terribles qui ne trompent jamais et contrelesquels on ne peut s’inscrire en faux. On ne s’est pas couché danscelui-ci…

– Je sais bien, remarqua le père Plantat, que la comtesse étaithabillée, mais le comte pouvait s’être couché le premier.

Le juge d’instruction, le médecin et le maire s’étaientapprochés.

– Non, monsieur, répondit M. Lecoq, et je puis vous le prouver.La démonstration est facile d’ailleurs, et après l’avoir entendue,un enfant de dix ans ne se laisserait pas prendre à un désordrefactice tel que celui-ci.

Il ramena doucement les couvertures et le drap du dessus aumilieu du lit, tout en poursuivant :

– Ces oreillers sont très froissés tous deux, n’est-cepas ? Mais voyez en dessous le traversin, il est intact, vousn’y retrouvez aucun de ces plis que laissent le poids de la tête etle mouvement des bras Ce n’est pas tout : regardez le lit à partirdu milieu jusqu’à l’extrémité. Comme les couvertures ont étébordées avec soin, les deux draps se touchent bien partout. Glissezla main comme moi – et il glissait un de ses bras – et voussentirez une résistance qui n’existerait pas si des jambess’étaient allongées à cet endroit. Or, M. de Trémorel était detaille à occuper le lit dans toute sa longueur.

Si claire était la démonstration de M. Lecoq, si palpablesétaient ses preuves qu’il n’y avait pas à douter.

– Ce n’est rien encore, continuait-il, passons au secondmatelas. On songe rarement au second matelas, quand pour desraisons quelconques on défait un lit ou qu’on cherche à en réparerle désordre. Examinez celui-ci.

Il souleva le premier matelas et on vit en effet que la toile del’autre était parfaitement tendue, on n’y découvrait aucunaffaissement.

– Ah ! le second matelas, murmura M. Lecoq.

Et son nez pétilla, pour ainsi dire, au souvenir sans doute dequelque bonne histoire.

– Il me paraît prouvé, murmura le juge d’instruction, que M. deTrémorel n’était pas couché.

– De plus, ajouta le docteur Gendron, si on l’eût assassiné dansson lit, ses vêtements seraient restés sur quelque meuble.

– Sans compter, fit négligemment M. Lecoq, qu’on retrouveraitsur les draps une goutte au moins de sang. Décidément, cesmalfaiteurs-là ne sont pas forts.

Depuis un moment, les yeux du père Plantat cherchaient ceux dujuge d’instruction. Lorsque leurs regards, à la fin, serencontrèrent :

– Ce qui me paraît surprenant, à moi, dit le vieux juge de paix,donnant, par l’accentuation, une valeur particulière à chaque mot,c’est qu’on soit parvenu à tuer chez lui, autrement que pendant sonsommeil, un homme jeune et vigoureux comme l’était le comteHector.

– Et dans une maison pleine d’armes, appuya le docteurGendron ; car le cabinet du comte est entièrement tapissé defusils, de couteaux de chasse ! C’est un véritablearsenal.

– Hélas ! soupira le bon M. Courtois, nous connaissons depires catastrophes. L’audace des malfaiteurs croît en raison desconvoitises de bien-être, de dépenses, de luxe, des classesinférieures dans les grands centres. Il n’est pas de semaine où lesjournaux…

Il dut s’arrêter non sans un vif mécontentement ; on nel’écoutait pas. On écoutait le père Plantat qu’il n’avait jamais vusi bavard, et qui poursuivait :

– Le bouleversement de la maison vous paraît insensé, eh bien,je suis surpris qu’il ne soit pas plus affreux encore. Je suis,autant dire, un vieillard, je n’ai plus l’énergie physique d’unhomme de trente-cinq ans, et pourtant, il me semble que si desassassins pénétraient chez moi, lorsque je suis encore debout, ilsn’auraient pas raison de moi. Je ne sais ce que je ferais, jeserais tué probablement, mais certainement je réussirais à donnerl’éveil. Je me défendrais, je crierais, j’ouvrirais les fenêtres,je mettrais le feu à la maison.

Qu’eussiez-vous dit, justiciables d’Orcival, s’il vous eût étédonné de voir l’animation, l’emportement de votre impassible jugede paix !

– Ajoutons, insista le docteur, qu’éveillé il est difficiled’être surpris. Toujours quelque bruit insolite prévient. C’est uneporte qui crie en tournant sur ses gonds, c’est une des marches del’escalier qui craque. Si habile que soit un meurtrier, il nefoudroie pas sa victime.

– Il se peut, insinua M. Courtois, qu’on se soit servi d’arme àfeu. Cela s’est vu. Vous êtes bien tranquillement assis dans votrechambre ; on est en été, vos fenêtres sont ouvertes, vouscausez avec votre femme tout en prenant une tasse de thé ; audehors, les malfaiteurs se font la courte échelle ; l’un deuxarrive à la hauteur de l’appui de la fenêtre, il vous ajuste à sonaise, il presse la détente, le coup part…

– Et, continua le docteur, tout le voisinage réveilléaccourt.

– Permettez, permettez, riposta M. Courtois, à la ville, dansune cité populeuse, oui. Là, au milieu d’un vaste parc, non.Songez, docteur, à l’isolement de cette habitation. La plus voisinedes maisons habitées est celle de Mme la comtesse de Lanascol, etencore est-elle distante de plus de cinq cents mètres, etpar-dessus le marché, environnée de grands arbres qui interceptentle son et s’opposent à sa propagation.

– Tentons l’expérience. Je vais si vous le voulez, tirer un coupde pistolet, ici, dans cette chambre et je parie que vousn’entendrez pas la détonation dans le chemin.

– Le jour, peut-être, mais la nuit !…

Si M. Courtois causait si longtemps, c’est que ses auditeursobservaient attentivement le juge d’instruction.

– Enfin, conclut M. Domini, si contre tout espoir Guespin ne sedécide pas à parler ce soir ou demain, le cadavre du comte nousdonnera le mot de l’énigme.

– Oui, répondit le père Plantat, oui… si on le retrouve.

Pendant cette discussion assez longue, M. Lecoq avait continuéses investigations, soulevant les meubles, étudiant les fractures,interrogeant les moindres débris, comme s’ils eussent pu luiapprendre la vérité.

Parfois, il sortait d’une trousse, renfermant une loupe etdivers instruments de formes bizarres, une tige d’acier recourbéevers le bout, qu’il introduisait et faisait jouer dans lesserrures.

Sur le tapis, il ramassa plusieurs clés, et sur un séchoir, iltrouva une serviette qui devait lui offrir quelque chose deremarquable, car il la mit de côté.

Il allait et venait, de la chambre à coucher au cabinet ducomte, sans perdre toutefois un mot de ce qui se disait, faisantbon profit de toutes les observations, recueillant et notant bien,dans sa mémoire, moins les phrases elles-mêmes que les intonationsdiverses qui les accentuaient.

C’est que dans une instruction comme celle du Crimed’Orcival, lorsque plusieurs délégués de la justice setrouvent en présence, ils se tiennent sur la réserve. Ils se saventtous presque également expérimentés, fins, perspicaces,pareillement intéressés à découvrir la vérité, peu disposés parhabitude à se payer d’apparences trompeuses, difficiles àsurprendre, et la circonspection naturelle de chacun d’euxs’augmente de l’estime qu’il a pour la sagacité et la pénétrationdes autres.

Il se peut que chacun d’eux donne aux faits révélés parl’enquête une interprétation différente, il se peut que chacund’eux ait sur le fond même de l’affaire un sentiment opposé ;un observateur superficiel ne s’apercevrait pas de cesdivergences.

Tout en dissimulant son intime pensée, chacun cherche à pénétrercelle du voisin, et s’efforce, si elle est opposée, de ramener cetadversaire à son opinion, non en la lui découvrant franchement etsans ambages, mais en appelant son attention sur les mots graves oufutiles qui l’ont fixée.

L’énorme portée d’un seul mot justifie cette hésitation.

Les hommes qui ont entre les mains la liberté et la vie desautres hommes, qui d’un trait de plume peuvent briser uneexistence, sentent, bien plus durement qu’on ne croit, le fardeaude leur responsabilité. Sentir ce fardeau partagé leur procure unineffable soulagement.

Voilà pour quelles raisons personne n’ose prendre l’initiative,ni s’expliquer clairement, pourquoi chacun attend l’émissionpositive d’une opinion pour l’adopter et l’approuver ou pour lacombattre. Les interlocuteurs échangent donc bien moins desaffirmations que des propositions. C’est par insinuations qu’onprocède. De là, des phrases banales, des suppositions presqueridicules, des apartés, qui sont comme une provocation à uneexplication.

De là, aussi la presque impossibilité de donner la physionomieexacte et réelle d’une instruction difficile.

Ainsi, dans cette affaire, le juge d’instruction et le pèrePlantat étaient loin d’être du même avis. Ils le savaient avantd’avoir échangé une parole. Mais M. Domini dont l’opinion reposaitsur des faits matériels, sur des circonstances palpables, et pourlui hors de toute discussion, était peu disposé à provoquer lacontradiction. À quoi bon ?

D’un autre côté, le père Plantat, dont le système semblaitreposer uniquement sur des impressions, sur une série de déductionsplus ou moins logiques, ne pouvait s’expliquer clairement sans uneinvitation positive et pressante.

Son dernier mot, souligné avec affectation, n’ayant pas étérelevé, il jugea qu’il s’était assez avancé, trop peut-être, aussis’empressa-t-il, pour détourner la conversation, de s’adresser àl’envoyé de la préfecture de police.

– Eh bien ! M. Lecoq, demanda-t-il, avez-vous recueilliquelques indices nouveaux ?

M. Lecoq, en ce moment, regardait avec une persévéranteattention un grand portrait de M. le comte Hector de Trémorelsuspendu en face du lit.

Sur l’interpellation du père Plantat, il se retourna.

– Je n’ai rien trouvé de décisif, répondit-il, mais je n’ai rientrouvé non plus qui dérange mes prévisions. Cependant…

Il n’acheva pas, peut-être, lui aussi, reculait-il devant sapart de responsabilité.

– Quoi ? insista durement M. Domini.

– Je voulais dire, reprit M. Lecoq, que je ne tiens pasparfaitement mon affaire. J’ai bien ma lanterne, et même unechandelle dans ma lanterne, il ne me manque plus qu’uneallumette…

– Soyez convenable, je vous prie, dit sévèrement le juged’instruction.

– Eh bien, continua M. Lecoq, d’un air et d’un ton trop humblepour n’être pas joué, j’hésite encore. J’ai besoin d’être aidé. Parexemple, si monsieur le docteur daignait prendre la peine deprocéder à l’examen du cadavre de Mme la comtesse de Trémorel, ilme rendrait un grand service.

– J’allais précisément vous adresser cette prière, mon cherdocteur, dit M. Domini à M. Gendron.

– Volontiers, répondit le vieux médecin, qui immédiatement sedirigea vers la porte.

M. Lecoq l’arrêta par le bras.

– Je me permettrai, observa-t-il, d’un ton qui ne ressemblait enrien à celui qu’il avait eu jusqu’alors, je me permettrai d’appelerl’attention de monsieur le docteur sur les blessures faites à latête de Mme de Trémorel par un instrument contondant que je supposeêtre un marteau. J’ai étudié ces blessures, moi qui ne suis pasmédecin, et elles m’ont paru suspectes.

– Et à moi aussi, dit vivement le père Plantat, il m’a sembléqu’il n’y avait pas eu, aux endroits atteints, effusion de sangdans les vaisseaux cutanés.

– La nature de ces blessures, continua M. Lecoq, sera un indiceprécieux qui me fixera complètement.

Et comme il avait sur le cœur la brusquerie du juged’instruction, il ajouta, innocente vengeance :

– C’est vous, monsieur le docteur, qui tenez l’allumette.

M. Gendron se disposait à sortir, lorsque sur le seuil apparutle domestique de monsieur le maire d’Orcival, Baptiste, l’hommequ’on ne gronde pas.

Il salua longuement et dit :

– Je viens chercher Monsieur.

– Moi ! demanda M. Courtois, pourquoi ? Qu’ya-t-il ? Ne saurait-on me laisser une minute en repos !Vous répondrez que je suis occupé.

– C’est que, reprit le placide Baptiste, c’est rapport à Madameque nous avons cru devoir déranger Monsieur. Elle n’est pas bien dutout, Madame !

L’excellent maire pâlit légèrement.

– Ma femme ! s’écria-t-il sérieusement inquiet, que veux-tudire ? explique-toi donc.

– Eh bien, voilà, continua Baptiste, de l’air le plus tranquilledu monde. Le facteur arrive tout l’heure, avec le courrier.Bon ! Je porte les lettres à Madame qui était dans le petitsalon. À peine avais-je tourné les talons, que j’entends un grandcri, et comme le bruit d’une personne qui tombe à terre de sonhaut.

Baptiste s’exprimait lentement, mettant, on le sentait, un artinfini à augmenter les angoisses de son maître.

– Mais parle donc ! disait le maire exaspéré, parle, vadonc !

– Naturellement, poursuivit le drôle sans se hâter, je rouvre laporte du petit salon. Qu’est-ce que je vois ? Madame étendue àterre. Comme de juste, j’appelle au secours, la femme de chambrearrive, la cuisinière, les autres, et nous portons Madame sur sonlit. Il paraît, m’a dit Justine, que c’est une lettre de MlleLaurence qui a mis Madame dans cet état…

Le domestique qu’on ne gronde jamais était à battre. À chaquemot, il s’arrêtait, hésitait, cherchait ; ses yeux, démentantsa figure contrite, trahissaient l’extrême satisfaction qu’ilressentait d’un malheur survenu à son maître.

Ce maître, hélas ! était consterné. Ainsi qu’il nous arriveà tous, quand nous ne savons au juste quel malheur va nousatteindre, il tremblait d’interroger. Il restait là, anéanti, nebougeant ; se lamentant au lieu de courir.

Le père Plantat profita de ce temps d’arrêt pour questionner ledomestique, et avec un tel regard que le drôle n’osa pastergiverser.

– Comment, demanda-t-il, une lettre de Mlle Laurence, elle n’estdonc pas ici ?

– Non, monsieur, elle est partie il y a eu hier huit jours pouraller passer un mois chez une des sœurs de Madame.

– Et comment va Mme Courtois ?

– Mieux, monsieur, seulement elle pousse des cris à fairepitié.

L’infortuné maire s’était redressé sous le coup. Il saisit sondomestique par le bras.

– Mais viens donc, malheureux, lui cria-t-il, viensdonc !…

Et ils sortirent en courant.

– Pauvre homme ! fit le juge d’instruction, sa fille estpeut-être morte.

Le père Plantat hocha tristement la tête.

– Si ce n’était que cela, dit-il.

Et il ajouta :

– Rappelez-vous, monsieur, les allusions de La Ripaille.

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