Le Crime d’Orcival

Chapitre 15

 

En montant se coucher, ce soir-là, le comte de Trémorel étaitdéjà beaucoup moins enthousiasmé du dévouement de son ami Sauvresy.Il n’est pas de diamant où on ne trouve une tache en l’examinant àla loupe.

« Le voici, se disait-il, prêt à abuser de son rôle de sauveur.Il se pose en mentor et fait des phrases. Les gens ne sauraient-ilsdonc vous obliger sans vous le faire sentir. Ne semblerait-il pasque par cette raison qu’il m’a empêché de me brûler la cervelle, jedeviens quelque chose lui appartenant ? Pour un peu plus ilallait ce soir me reprocher les magnificences de Fancy ! Oùs’arrêtera son zèle ? »

Ce qui n’empêcha pas que le lendemain, au déjeuner, il prétextaun malaise pour ne pas manger et qu’il fit remarquer à Sauvresyqu’il allait manquer le train.

Comme la veille, Berthe accoudée à sa fenêtre, les regardaits’éloigner.

Si grand était son trouble depuis quarante-huit heures qu’ellene se reconnaissait plus elle-même. Déjà elle en était à n’oserplus ni réfléchir ni descendre au fond de son cœur. Quellepuissance mystérieuse possédait-il donc, cet homme, pour être entréainsi violemment dans sa vie ! Elle souhaitait qu’ils’éloignât pour ne plus revenir jamais, et en même temps elles’avouait qu’en partant il emporterait sa pensée tout entière. Etelle se débattait sous le charme, ne sachant si elle devait seréjouir ou s’affliger des inexprimables émotions qui l’agitaient,s’irritant de subir une domination plus forte que sa volonté.

Elle avait décidé que, ce jour-là, elle descendrait au salon. Ilne manquerait pas – ne fût-ce que par politesse – d’y descendre, etalors elle pensait que le voyant de plus près, le faisant causer,le connaissant mieux, son prestige s’évanouirait.

Sans doute il allait revenir, et elle guettait son retour, prêteà descendre dès qu’elle le verrait au détour du chemind’Orcival.

Elle l’attendait avec des frémissements fébriles, anxieuse commeon l’est au moment d’une lutte, sentant bien que ce premier tête àtête, en l’absence de son mari, serait décisif.

Mais le temps passait. Il y avait plus de deux heures qu’ilétait sorti avec Sauvresy et il ne reparaissait pas. Où pouvait-ilêtre ?

En ce moment même, Hector arpentait la salle d’attente du cheminde fer de Corbeil, attendant miss Fancy.

Enfin, il se fit, dans la gare, un grand remue-ménage. Lesemployés couraient, les hommes d’équipe traversaient la voie,roulant des brouettes, les portes s’ouvraient et se refermaientbruyamment. Le train arrivait.

Bientôt miss Fancy parut.

Sa douleur, sa joie, ses émotions ne l’avaient pas empêchée desonger à sa toilette, et jamais elle n’avait été plus tapageusementélégante et jolie. Elle portait une robe vert d’eau avec une traîned’un demi-mètre, un manteau de velours qui n’en finissait plus etun de ces chapeaux nommés « chapeaux à accidents » parce qu’ilsfont cabrer les chevaux de fiacre sur le boulevard.

Dès qu’elle aperçut Hector, resté debout près de la porte desortie, elle poussa un cri, écarta brusquement les gens qui setrouvaient sur son passage et courut se pendre à son cou, riant etpleurant tout à la fois. Elle parlait très haut, avec des gestesque sa toilette faisait paraître plus désordonnés, et tout le mondepouvait l’entendre.

– Tu ne t’es donc pas tué, disait-elle, comme j’ai souffert,mais quel bonheur aujourd’hui !

Trémorel, lui, se débattait de son mieux, tâchant de calmer lesbruyantes démonstrations de Fancy, la repoussant doucement,enchanté et irrité tout ensemble, et exaspéré de tous ces gros yeuxfixés sur lui, en Parisien habitué à passer inaperçu au milieu dela foule.

C’est qu’aucun des voyageurs ne sortait. Ils restaient tous là,béants, regardant, attendant. On les regardait, on les entourait,on faisait cercle, on était sur eux.

– Allons, viens ! fit Hector à bout de patience.

Et il l’entraîna, espérant échapper à cette curiosité naïve etimprudente de désœuvrés pour qui tout est une distraction.

Mais ils n’y échappèrent pas. On les suivit de loin. Mêmequelques habitants de Corbeil, montés sur l’impériale de l’omnibusqui fait le service entre la gare et le chemin de fer, prièrent leconducteur d’aller au pas afin de ne pas perdre de vue cessinguliers étrangers. Et ce n’est que lorsqu’ils eurent disparusous le porche de l’hôtel que la voiture prit le trot.

Ainsi furent déconcertées les prévisions de Sauvresy. L’entréetrop triomphale de Jenny fit sensation. On s’inquiéta, on alla auxrenseignements ; l’hôtesse fut adroitement questionnée, etbientôt on sut que ce monsieur qui allait attendre à la gare desdames si excentriques, était un intime ami du propriétaire duValfeuillu.

Ni Hector ni Fancy ne se doutaient alors qu’ils étaient le sujetde toutes les conversations.

Ils déjeunaient gaiement dans la plus belle chambre de laBelle-Image, qui est une pièce immense, à deux lits, avecune seule fenêtre donnant sur la place, décorée de tableaux bienvernis et bien encadrés, représentant des messieurs à cheval.

Trémorel avait imaginé pour expliquer sa résurrection un petitroman assez probable, où il jouait un rôle héroïque très propre àredoubler l’admiration de sa maîtresse.

Puis, à son tour, miss Fancy déroulait ses plans d’avenir quiétaient, il faut lui rendre cette justice, des plus raisonnables.Résolue à rester, quand même et plus que jamais, fidèle à sonHector ruiné, elle allait donner congé de son appartement de sixmille francs, vendre son mobilier et entreprendre un commercehonnête.

Justement, elle avait retrouvé une de ses anciennes amies, trèshabile ouvrière en modes et qui ne demandait pas mieux que des’associer avec une camarade qui apporterait l’argent, pendantqu’elle apporterait son savoir-faire. Elles achèteraient un fondsde modiste dans le quartier Bréda, et entre leurs mains il nepouvait manquer de prospérer et de donner de beaux bénéfices.

Jenny parlait d’un petit air entendu, épuisant son répertoire determes techniques, et Hector riait. Ces projets de négoce luisemblaient du dernier comique, mais il était très sensible à cetteabnégation d’une femme jeune et jolie, consentant à travailler, àfaire quelque chose, et cela pour lui plaire.

Malheureusement, il fallait se séparer.

Fancy était venue à Corbeil avec l’intention d’y passer, unesemaine ; mais le comte lui déclara que c’était absolumentimpossible. Elle pleura d’abord beaucoup, se fâcha, puis finalementse consola à l’idée de revenir le mardi suivant.

– Allons, adieu, répétait-elle en embrassant Hector, au revoir,pense à moi !

Et souriant, avec un geste mutin, elle ajouta :

– Je devrais être inquiète, cependant, il y avait dans le cheminde fer des messieurs qui connaissent ton ami et qui disaient que safemme est peut-être la plus belle femme de France. Est-cevrai ?

– Je n’en sais ma foi rien ! J’ai oublié de laregarder.

Hector ne mentait pas. Sans qu’il parût, il était encore sousl’empire des angoisses de son suicide manqué. Il subissait cetétourdissement qui suit les grandes crises morales aussi bien queles chocs violents sur la tête, et qui empêche l’attention des’arrêter aux choses extérieures.

Mais ces mots : « la plus belle femme de France », éveillèrentson attention, et il put, le soir même, réparer son oubli. Quand ilrentra au Valfeuillu, son ami n’était pas encore de retour, et MmeSauvresy était seule, lisant, dans le salon très vivementéclairé.

Assis en face d’elle, mais un peu de côté, Hector pouvaitl’observer à son aise, tout en égrenant quelques phrasesbanales.

Sa première impression fut défavorable à Berthe. Il trouvait sabeauté trop sculpturale et aussi par trop accomplie. Il luicherchait des imperfections, et, n’en trouvant pas, il s’effrayaitpresque de cette belle physionomie immobile, de ces yeux si clairs,dont le regard vous arrivait comme une pointe d’épée. Peut-être soninstinct seul lui faisait-il redouter à lui, l’homme faible,vacillant, irrésolu, une nature énergique, déterminée, d’une audaceimplacable.

Peu à peu, cependant, il s’habitua à passer avec Berthe unegrande partie des après-midi, pendant que Sauvresy courait pour saliquidation, vendant, négociant, usant ses journées à débattre desintérêts, à discuter avec des avoués et des agents d’affaires.

Il s’était vite aperçu du plaisir qu’elle prenait à l’entendre,et, par cela, il la jugeait une femme éminemment spirituelle etbien au-dessus de son mari.

Il n’avait aucun esprit lui-même, mais seulement un fonds,inépuisable pour des années, d’anecdotes et d’aventures. Il avaitvu tant de choses, il s’était frotté à tant de gens, qu’il étaitintéressant à feuilleter comme une chronique. Il avait encore unecertaine verve mousseuse qui ne manquait pas de brillant, et uncynisme poli qui, au premier abord, surprenait.

Moins subjuguée, Berthe l’eût jugé à sa valeur, mais elle avaitperdu son libre arbitre.

Elle l’écoutait, plongée dans une sorte d’extase idiote, commeon écoute un voyageur revenu de ces pays étranges dont on nerevient pas, qui a visité des peuples dont on ignore mêmel’existence, vécu au milieu des mœurs et de civilisationsincompréhensibles pour nous.

Les jours, cependant, se passaient, les semaines, les mois, etle comte de Trémorel ne s’ennuyait pas au Valfeuillu autant qu’ill’aurait supposé.

Insensiblement il glissait sur cette pente douce du bien-êtrematériel qui mène droit à l’abrutissement. À sa fièvre des premiersjours avait succédé un engourdissement physique et moral, exempt desensations désagréables, s’il manquait de piquant.

Il mangeait et buvait beaucoup, et dormait ses douze heures. Lereste du temps, quand il ne causait pas avec Berthe, il vaguaitdans le parc, se balançait sur un fauteuil américain ou montait àcheval. Il alla même jusqu’à pêcher à la ligne, au bout du jardin,sous les saules. Il engraissait.

Ses meilleures journées étaient celles qu’il passait à Corbeil,en compagnie de miss Fancy. En elle, il retrouvait quelque chose deson passé, et toujours pour le réveiller elle avait quelquequerelle à lui faire. D’ailleurs, elle lui rapportait des boufféesd’air de Paris, dans les plis de sa robe, et, à ses bottines, de laboue des boulevards.

Jenny venait très exactement toutes les semaines, et son amourpour Hector, loin de diminuer, semblait croître à chaqueentrevue.

Peut-être ne s’expliquait-elle pas parfaitement tous sessentiments. Les affaires de la pauvre fille tournaient assez mal.Elle avait acheté son fonds bien trop cher et son associée, au boutd’un mois avait décampé, lui emportant trois mille francs. Ellen’entendait rien au commerce qu’elle avait entrepris et on lavolait sans pudeur de tous les côtés.

Elle ne disait rien de ses soucis à Hector, mais elle comptaitbien lui demander de lui venir en aide. C’était bien le moins qu’ilpût faire, après l’immense sacrifice, auquel elle s’était résignéepour lui.

Dans les commencements, les habitués du Valfeuillu s’étonnèrentun peu de la continuelle présence de ce grand jeune homme quitraînait comme un boulet son désœuvrement, puis ils s’accoutumèrentà lui.

Hector avait fini par se composer une physionomie mélancolique,ainsi qu’il convient à un être éprouvé par des malheurs inouïs etpour lequel la vie a menti à ses promesses. Il paraissaitinoffensif, on l’adopta. On disait :

– Le comte de Trémorel est d’une simplicité charmante.

Mais il avait, à certains moments, lorsqu’il était seul, desretours soudains et terribles. « Cette vie ne peut durer »,pensait-il ; et des rages puériles le transportaient, s’ilvenait à comparer le passé au présent.

Comment secouer cette morne existence, comment se délivrer detous ces gens étroits comme la morale, plus plats que la réalité,qui l’entouraient, qui étaient les amis de Sauvresy ?

Mais où fuir, où se réfugier ? La tentation de reparaître àParis ne lui venait pas. Et d’ailleurs, qu’y ferait-il ? Sonhôtel avait été vendu à un ancien marchand de cuirs vernis. Iln’avait d’argent que celui qu’il empruntait à Sauvresy.

Et c’était, ce Sauvresy, dans la pensée d’Hector, un amiterrible, envahissant, implacable, dur comme le chirurgien quis’inquiète peu de faire crier, sous le bistouri, le malade qu’ildoit sauver. Il ne comprenait, dans les situations désespérées, niles demi-partis, ni les transactions.

– Ta barque sombre, avait-il dit à Hector, jetons à la mer toutle superflu pour commencer. Ne gardons rien du passé, il estmort ; enterrons-le, et que rien ne le rappelle. Ta situationliquidée, nous verrons.

Elle était fort laborieuse, cette liquidation. Les créanciersnaissaient sous les pas, de tous côtés, et jamais la liste n’enétait close. Il en venait même de l’étranger, de l’Angleterre.Plusieurs avaient certainement été payés, mais on ne pouvait leurprésenter de reçus, et ils se fâchaient. Quelques-uns, dont lesprétentions par trop exorbitantes furent repoussées, déclarèrentqu’ils plaideraient, espérant qu’on reculerait devant lescandale.

Et Sauvresy fatiguait son ami par son incessante activité. Tousles deux ou trois jours il se rendait à Paris, et il fit plusieursvoyages lors de la vente des propriétés de la Bourgogne et del’Orléanais.

Après l’avoir d’abord pris en guignon, le comte de Trémorel ledétestait nettement. Il le haïssait. L’air constamment heureux deSauvresy faisait son désespoir. La jalousie le poignait. Une seulepensée, une pensée détestable le consolait un peu.

« Le bonheur de Sauvresy, se disait-il, vient surtout de cequ’il est un imbécile. Il croit sa femme folle de lui, et la véritéest qu’elle ne peut le souffrir. »

Berthe, en effet, en était venue à laisser deviner à Hector sonaversion pour son mari.

Elle n’en était plus à étudier les mouvements de son cœur, elleaimait Trémorel et elle se l’avouait. À ses yeux prévenus, ilréalisait absolument l’idéal de ses rêves enfiévrés.

Mais elle était en même temps exaspérée de ne lui voir aucunamour pour elle. Sa beauté n’était donc pas irrésistible, commeelle l’avait souvent entendu dire. Il était avec elle, empressé,galant même, mais rien de plus.

« S’il m’aimait, pensait-elle, non sans colère, hardi comme ill’est avec les femmes, ne redoutant rien ni personne, il me ledirait. »

Et elle se prenait à détester cette femme – cette rivale – qu’ilallait retrouver toutes les semaines à Corbeil. Elle eût voulu laconnaître, la voir. Qui pouvait-elle être ? Était-elle bienbelle ?

Hector avait été impénétrable au sujet de miss Fancy.Adroitement interrogé, il avait répondu très vaguement, n’étant pasfâché de laisser l’imagination de Berthe s’égarer en suppositionsqui ne pouvaient être que très flatteuses pour lui.

Enfin, un jour arriva où elle ne sut plus résister auxobsessions de sa curiosité. Elle prit la plus simple de sestoilettes noires, jeta sur son chapeau un voile très épais, etcourut à la gare de Corbeil à l’heure où elle supposait quel’inconnue devait repartir.

Elle s’était établie dans la cour, sur un banc que dissimulaientdeux camions. Elle n’attendit pas longtemps.

Bientôt, à l’extrémité de l’avenue, qu’elle pouvait surveillerde sa place, elle vit s’avancer le comte de Trémorel et samaîtresse. Ils se donnaient le bras et avaient l’air des plusheureux amoureux de la terre. Ils passèrent à trois pas d’elle, etcomme ils marchaient fort lentement, elle put examiner miss Fancy àson aise. Elle la trouva jolie et sans la moindre distinction.

Ayant vu ce qu’elle voulait voir, rassurée par cette certitude,prouvant son inexpérience, que Jenny, étant une fille de rien,n’était pas à craindre, Berthe ne songea plus qu’à se retirer bienvite.

Mais elle prit mal son temps ! Au moment où elle dépassaitles voitures qui la cachaient, Hector sortait de la gare. Ils secroisèrent à la grille et leurs yeux se rencontrèrent.

La reconnut-il ? Son visage exprima la plus vive surprise,cependant il ne salua point.

« Oui, il m’a reconnue », pensait Berthe en regagnant leValfeuillu par le chemin du bord de l’eau.

Et surprise, un peu épouvantée de son audace, elle se demandaitsi elle devait s’affliger ou se réjouir de cette rencontre. Qu’enrésulterait-il ?

À dix minutes de distance, Hector la suivait le long de cetteroute qui côtoie la Seine.

Il était, lui aussi, singulièrement étonné. Depuis longtempsdéjà sa vanité, toujours en éveil, l’avait prévenu de ce qui sepassait dans l’esprit de Berthe, mais bien que la modestie ne fûtpas son défaut, il était loin de croire à un sentiment assez vifpour déterminer une pareille démarche.

– Elle m’aime, se répétait-il tout en marchant, ellem’aime !

Il ne savait encore à quoi se résoudre. Fuirait-il ?Resterait-il le même avec elle, feignant de ne pas l’avoiraperçue ? Cependant, il n’y avait guère à hésiter. Il devaitfuir vite, le soir même, sans hésiter, sans détourner latête ; fuir comme si la maison eût été sur le point des’écrouler sur sa tête. Ce fut sa première pensée. Elle futpromptement étouffée sous l’explosion des passions basses et vilesqui fermentaient en lui.

Ah ! Sauvresy lui avait tendu la main quand il senoyait ! Sauvresy le recueillait après l’avoir sauvé, il luiouvrait son cœur, sa maison et sa bourse, en ce moment même, ils’épuisait en efforts pour lui reconstituer une fortune. Les hommesde la trempe du comte de Trémorel ne peuvent recevoir que comme desoutrages tant et de si grands services.

Est-ce que son séjour au Valfeuillu n’était pas une souffrancecontinuelle ? Est-ce que du matin au soir son amour-propren’était pas à la torture ? Il pouvait compter les jours parhumiliations. Quoi ! il lui fallait subir, sinon reconnaître,la supériorité d’un homme qu’il avait traité eninférieur !

« D’ailleurs, pensait-il, jugeant sur le sien le cœur de sonami, n’est-ce pas uniquement par orgueil, par ostentation, qu’il seconduit si bien en apparence avec moi ? Que suis-je à sonchâteau sinon le vivant témoignage de sa munificence, de sagénérosité et de son dévouement ? Il semble ne plus vivre quepour moi : Trémorel par ci, Trémorel par là ! Il triomphe dema défaite, il se pare de ma ruine, il s’en fait une gloire et untitre à l’admiration publique. »

Décidément, il ne pouvait pardonner à son ami d’être si riche,si heureux, si estimé, d’avoir su régler sa vie, tandis que lui, àtrente ans, il avait gaspillé la sienne.

Et il ne saisirait pas l’occasion qui se présentait de se vengerde tant de bienfaits qui l’accablaient ? Oh !si !

« En définitive, se disait-il, essayant d’imposer silence auxsourds murmures de sa conscience, suis-je allé la chercher, safemme ? Elle vient à moi de son plein gré, d’elle-même, sansla moindre tentative de séduction ; la repousser serait uneduperie. »

L’envie a d’irrésistibles arguments. La détermination d’Hectorétait irrévocable lorsqu’il entra au Valfeuillu.

Il ne partit pas.

Et il n’avait cependant ni l’excuse de la passion, ni l’excusede l’entraînement, il n’aimait pas, il n’aima jamais la femme deson ami, et son infamie fut réfléchie, raisonnée, froidementpréméditée. Mais entre elle et lui, une chaîne se riva, plus solideque les liens fragiles de l’adultère : leur haine commune pourSauvresy.

Ils lui devaient trop, l’un et l’autre. Sa main les avaitretenus au bord du cloaque où ils allaient rouler. Car Hector ne seserait pas brûlé la cervelle, car Berthe n’aurait pas trouvé demari. Fatalement ils en seraient arrivés, lui, à traîner encompagnie de chevaliers d’industrie un grand nom déshonoré ;elle, à étaler sur les chaises du boulevard une beauté flétrie.

Les heures de leurs premiers rendez-vous se consumèrent enparoles de colère, bien plutôt qu’en propos d’amour. Ils sentaienttrop profondément, trop cruellement l’ignominie de leur conduite,pour ne pas chercher à se rassurer contre leurs remords.

Ils s’efforçaient de se prouver mutuellement que Sauvresy étaitridicule et odieux. Comme s’ils eussent été absous par sesridicules – en admettant qu’il en eût.

Si, en effet, notre monde est horrible à ce point que laconfiance y soit une sottise, il fut un sot, cet homme de cœurqu’on trompait sous ses yeux, dans sa maison. Il fut un sot, car ilavait foi en sa femme et en son ami.

Il ne se doutait de rien, et tous les jours il se félicitaitd’avoir réussi à retenir Trémorel, à le fixer. À tout venant, ilrépétait sa fameuse phrase :

– Je suis trop heureux !

Berthe, il est vrai, dépensait pour entretenir ses riantesillusions des trésors de duplicité.

Elle, si souvent capricieuse autrefois, nerveuse, volontaire,elle devint peu à peu soumise jusqu’à l’abnégation et d’uneangélique douceur.

De son mari dépendait l’avenir de sa liaison, et rien ne luicoûtait pour empêcher le plus léger soupçon d’effleurer sa naïvesécurité. Elle payait l’horrible tribut des femmes adultères,réduites par la peur, par leurs anxiétés de tous les instants, auxfeintes les plus honteuses et les plus déshonorantes de lapassion.

Telle fut d’ailleurs leur prudence que, chose rare, personne,dans leur entourage, ne se douta jamais de rien.

Et cependant, Berthe n’était pas heureuse.

Cet amour ne lui donnait rien des joies célestes qu’elle enavait attendues. Elle espérait être emportée dans les nuages, etelle restait à terre, se heurtant à toutes les misérablesvulgarités d’une vie de transes et de mensonges.

Peut-être s’aperçut-elle, que pour Hector elle était surtout unevengeance, qu’en elle il aimait surtout la femme enlevée à un amilâchement envié.

Et pour comble, elle était jalouse !

Après plusieurs mois, elle n’avait pu obtenir de Trémorel qu’ilrompît avec miss Fancy. Toutes les fois qu’elle se résignait àaborder cette question si humiliante pour elle, il avait la mêmeréponse, prudente et sensée peut-être, mais à coup sûr injurieuseet irritante :

– Songez, je vous prie, Berthe, répondait-il, que miss Fancy estnotre sécurité.

Le fait est, cependant, qu’il songeait aux moyens de sedébarrasser de Jenny. L’entreprise présentait des difficultés.Tombée dans une misère relative, la pauvre fille devenait plustenace que le lierre et désespérément se cramponnait à Hector.

Elle lui faisait souvent des scènes, prétendant qu’il n’étaitplus le même, qu’il changeait ; et elle était triste, ellepleurait, elle avait les yeux rouges.

Un soir, dans un accès de colère, après avoir attendu en vainson amant une partie de la journée, elle lui avait fait des menacessingulières.

– Tu as une autre maîtresse, lui avait-elle dit, je le sais,j’en ai la preuve. Prends garde ! Si jamais tu me quittais,c’est sur elle que tomberait ma colère, et crois que je neménagerais rien.

Le comte de Trémorel eut le tort de n’attacher aucune importanceaux propos de miss Fancy. Cependant ils hâtèrent la séparation.

« Elle devient insupportable, pensait-il, et si un jour je nevenais pas, elle serait capable de me relancer jusqu’au Valfeuilluet d’y faire un scandale affreux. »

C’est pourquoi, les plaintes et les larmes de Berthe aidant, ils’arma de courage et partit pour Corbeil, résolu à rompre à toutprix. Il prit, pour annoncer ses intentions, toutes les précautionsimaginables, cherchant de bonnes raisons, des prétextesplausibles.

– Il faut être sage, vois-tu, Jenny, disait-il, et pour un tempscesser de nous voir. Je suis ruiné, tu le sais, un mariage seulpeut me sauver.

Hector s’était préparé à une explosion terrible de fureur, à descris perçants à des attaques de nerfs, à des évanouissements. Rien.À sa grande stupéfaction, miss Fancy ne répondit pas un seulmot.

Seulement, elle devint plus blanche que sa collerette, seslèvres d’ordinaire si rouges blêmirent, ses grands yeuxs’injectèrent, non de sang, mais de bile.

– Ainsi, fit-elle, les dents serrées par sa colère contenue,ainsi tu te maries !

– Il le faut bien, hélas ! répondit-il, avec un soupirhypocrite, songe que dans ces derniers temps je n’ai pu t’êtreutile qu’en empruntant de l’argent à mon ami ; sa bourse nesera pas éternellement à ma disposition.

Miss Fancy prit les mains d’Hector et l’attira au jour, près dela fenêtre. Là, le fixant, comme si l’obstination de son regard eûtpu faire tressaillir la vérité en lui, elle lui dit lentement, enscandant ses mots :

– C’est bien vrai, n’est-ce pas, si tu m’abandonnes, c’est pourte marier ?

Hector dégagea une de ses mains pour l’appuyer sur son cœur.

– Je te le jure sur mon honneur, affirma-t-il.

– Alors, je dois te croire.

Jenny était revenue au milieu de la chambre. Debout, devant laglace, elle remettait son chapeau, disposant gracieusement lesbrides, tranquillement, comme si rien ne s’était passé.

Quand elle fut prête à sortir, elle revint à Trémorel :

– Une dernière fois, demanda-t-elle d’un ton qu’elle s’efforçaitde rendre ferme et que démentaient ses yeux brillants d’une larmeprès de rouler, une dernière fois, Hector, c’est bienfini ?

– Il le faut.

Fancy eut un geste que Trémorel ne vit pas, sa figure prit uneexpression méchante, ses lèvres s’entrouvrirent pour quelqueréponse ironique, mais elle se ravisa presque aussitôt.

– Je pars, Hector, dit-elle, après un moment de réflexion. Sic’est vraiment pour te marier que tu me quittes, jamais tun’entendras parler de moi.

– Eh ! mon enfant, j’espère bien que je resterai tonami.

– Bien ! bien ! Si au contraire, comme je le crois,c’est pour une autre maîtresse que tu m’abandonnes, rappelle-toi ceque je te dis. Tu es un homme mort, et elle est une femmeperdue.

Elle ouvrait la porte, il voulut lui prendre la main, elle lerepoussa.

– Adieu !

Hector courut à la fenêtre pour s’assurer de son départ. Oui,elle se résignait, elle remontait l’avenue qui conduit à lagare.

« Allons, se dit-il, ç’a été dur, mais moins que je ne croyais.Vraiment, Jenny était une bonne fille. »

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