Le Crime d’Orcival

Chapitre 18

 

Au brouillard du matin avait succédé une petite pluie fine,pénétrante, glaciale. Mais Sauvresy ne s’en apercevait pas. Ilallait, la tête nue, dans la campagne, par les chemins de traverse,au hasard, sans direction, sans but. Il parlait haut, tout enmarchant, s’arrêtait tout à coup, puis reprenait sa course, et desexclamations bizarres lui échappaient.

Les paysans des environs qu’il rencontrait, et qui tous leconnaissaient, se retournaient ébahis après l’avoir salué, et lesuivant des yeux, se demandaient si le maître du Valfeuillu n’étaitpas devenu fou.

Il n’était pas fou, malheureusement. Foudroyé par unecatastrophe inouïe, qui l’atteignait en plein bonheur, son cerveauavait été pour un moment frappé de paralysie. Mais il recueillaitune à une ses idées éparses, et avec la faculté de penser, lafaculté de souffrir lui revenait.

Il en est des crises morales comme des crises physiques.Aussitôt après un choc terrible qui fracture le crâne ou qui briseun membre, on ressent une douleur épouvantable, il est vrai, maisvague, mais indéterminée et que suit un engourdissement plus oumoins prolongé. C’est plus tard qu’on éprouve véritablement le mal: il va grandissant, redoublant d’intensité de minute en minute,poignant, intolérable, jusqu’au moment où il arrive à sonapogée.

Ainsi chacune des réflexions de cet homme si malheureuxaugmentait sa mortelle angoisse.

Quoi ! c’était Berthe et Hector qui le trompaient, qui ledéshonoraient. Elle, une femme aimée jusqu’à l’idolâtrie ;lui, son meilleur, son plus ancien ami. Une malheureuse qu’il avaitarrachée à la misère, qui lui devait tout ; un gentilhommeruiné qu’il avait ramassé le pistolet sur la tempe et qu’il avaitrecueilli ensuite.

Et c’est chez lui, sous son toit, que se tramait cette infamiesans nom. S’était-on assez joué de sa noble confiance, avait-il étéassez misérablement pris pour dupe !

L’affreuse découverte empoisonnait non seulement l’avenir, maisencore le passé.

Il eût voulu pouvoir rayer de sa vie, anéantir ces annéesécoulées près de Berthe, que la veille encore il appelait sesseules années de bonheur. Le souvenir de ses félicités d’autrefoisemplissait son âme de dégoût, de même que la pensée de certainsaliments soulève l’estomac.

Mais comment cela s’était-il fait ? Quand ? Comment nes’était-il aperçu de rien ?

Mille détails lui revenaient à la mémoire qui eussent dûl’éclairer s’il n’eût été frappé d’aveuglement. Il se rappelaitmaintenant certains regards de Berthe, certaines inflexions de voixqui étaient un aveu.

Et dans toute cette histoire du mariage de Trémorel avec MlleCourtois, s’était-on assez moqué de sa crédulité ! Ainsis’expliquaient, croyait-il, les hésitations d’Hector, sesenthousiasmes soudains, ses revirements.

Ce projet, qui traînait depuis si longtemps, c’était un bandeauplus épais appliqué sur ses yeux.

Par moments, il essayait de douter. Il est de ces malheurs sigrands qu’il faut plus que l’évidence pour qu’on y croieabsolument.

– Ce n’est pas possible, murmurait-il, ce n’est paspossible !

Assis sur un tronc d’arbre renversé, au milieu de la forêt deMauprévoir, il étudiait, pour la dixième fois depuis quatre heures,cette lettre fatale.

– Elle prouve tout, disait-il, et elle ne prouve rien.

Et il relisait encore :

« N’allez pas demain à Petit-Bourg… »

Eh bien, n’avait-il pas été, dans sa confiance imbécile, jusqu’àdire maintes et maintes fois au comte de Trémorel :

– Je serai absent demain, reste donc pour tenir compagnie àBerthe.

Cette phrase n’avait donc aucune signification positive. Maispourquoi avoir ajouté :

« … Ou plutôt revenez-en avant déjeuner. »

Voilà qui décelait la crainte, c’est-à-dire la faute. Partir,revenir aussitôt, c’était prendre une précaution, aller au-devantd’un soupçon.

Puis, pourquoi « Il », et non pas Clément ?L’expression de ce mot est saisissante. « Il », c’estl’être cher, l’adoré, ou le maître que l’on exècre. Pas de milieu :c’est le mari ou l’amant. « Il » n’est jamais unindifférent. Un mari est perdu le jour où sa femme, en parlant delui, dit : « Il. »

Mais quand Berthe avait-elle écrit ces cinq lignes ? Unsoir, sans doute, après qu’ils s’étaient retirés dans la chambreconjugale. Il lui avait dit : « Je vais demain à Melun » etaussitôt elle avait à la hâte griffonné ce billet et l’avait envoyéplié dans un livre à son amant.

– Son amant !

Il prononçait ce mot tout haut, comme pour se l’apprendre, commepour se bien convaincre de l’horrible réalité. Il disait :

– Ma femme, ma Berthe, a un amant !…

L’édifice de son bonheur qui lui avait paru solide à défier tousles orages de la vie s’écroulait, et il restait là, éperdu, aumilieu des décombres.

Plus de bonheur, de joies, d’espérances, rien. Sur Berthe seulereposaient tous ses projets d’avenir, son nom était mêlé à tous sesrêves, ou plutôt elle était à la fois l’avenir et le rêve.

Il l’avait tant aimée, qu’elle était devenue quelque chose delui, et qu’il ne pouvait se comprendre sans elle. Berthe perdue, ilne voyait aucun but vers lequel se diriger, il n’avait plus deraison de vivre.

Il sentait si bien que tout, en lui, était brisé qu’il eutl’idée d’en finir. Il avait son fusil, des balles, on attribueraitsa mort à un accident de chasse, et tout serait dit.

Oui, mais eux !

Ah ! sans doute, continuant leur comédie infâme, ilsferaient semblant de le pleurer, tandis qu’en réalité leur cœurdéborderait de joie. Plus de mari, plus de contrainte, de ruses, defrayeurs. Son testament assurant toute sa fortune à Berthe, ilsseraient riches. Ils vendraient tout, et ils s’en iraient gaiements’aimer en liberté, bien loin, en Italie, à Venise, à Florence.

Quant à son souvenir, à lui, pauvre mari trop confiant, ilresterait pour eux le souvenir d’un être ridicule, qu’on trompe,qu’on bafoue et qu’on méprise.

– Jamais ! s’écria-t-il, ivre de fureur, jamais ! Jeveux me tuer, mais il faut auparavant que je me venge.

Mais il avait beau chercher, il ne trouvait aucun châtimentassez cruel, assez terrible. Quel supplice pouvait faire expier leseffroyables tortures qu’il endurait ?

Il se dit que pour mieux assurer sa vengeance il lui faudraitattendre, et il se jura qu’il attendrait. Il se jura qu’il sauraitfeindre une inaltérable sécurité, qu’il saurait se résigner à toutvoir, à tout entendre.

« Ma perfidie, pensait-il, égalera la leur. »

C’est qu’une duplicité savante était indispensable. Berthe étaitla finesse même et elle était femme, au premier soupçon que sonmari se doutait de quelque chose, à fuir avec son amant. Hector,maintenant, ne possédait-il pas, grâce à lui, tout près de quatrecent mille francs ?

Cette idée qu’ils pourraient échapper à sa vengeance lui renditavec son énergie toute la lucidité de son esprit.

Alors seulement il songea au temps écoulé, à la pluie quitombait à torrents, à l’état de ses vêtements. « Bast !pensa-t-il, j’arrangerai une histoire selon ce qu’on me dira. »

Il n’était guère qu’à une lieue de chez lui, mais il lui fallut,à lui, excellent marcheur, plus d’une heure et demie pour fairecette lieue. Il était brisé, anéanti, il se sentait glacé jusquedans la moelle des os.

Mais lorsqu’il rentra au Valfeuillu, il avait réussi à reprendreson visage habituel, sa gaieté qui exprimait si bien sa sécuritéparfaite.

On l’avait attendu, mais il ne put prendre sur lui, en dépit deses serments, de s’asseoir à table entre cet homme et cette femme,ses deux plus cruels ennemis. Il déclara qu’ayant pris froid il nese sentait pas bien et allait se mettre au lit.

Vainement Berthe insista pour qu’il avalât au moins un bol debouillon bien chaud avec un verre de bordeaux.

– Sérieusement, fit-il, je ne me sens pas bien.

Lorsque Sauvresy se fut retiré :

– Avez-vous remarqué, Hector ? demanda Berthe.

– Quoi ?

– Mon mari a quelque chose d’extraordinaire.

– C’est fort possible, après être resté toute la journée sous lapluie.

– Non. Son œil avait une expression que je ne lui connaispas.

– Il m’a semblé à moi fort gai, comme toujours.

– Hector !… mon mari a un soupçon.

– Lui ! Ah ! le pauvre cher ami, il a bien tropconfiance en nous, pour songer à être jaloux.

– Vous vous trompez, Hector, il ne m’a pas embrassée enrentrant, et c’est la première fois depuis notre mariage.

Ainsi, pour son début, il avait commis une faute. Il l’avaitfort bien sentie ; mais embrasser Berthe en ce moment étaitau-dessus de ses forces.

Cependant, il était beaucoup plus souffrant qu’il ne l’avait ditet qu’il ne l’avait cru surtout.

Lorsque sa femme et son ami montèrent à sa chambre, après ledîner, ils le trouvèrent grelottant sous ses couvertures, rouge, lefront brûlant, la gorge sèche, les yeux brillant d’un éclatinquiétant. Bientôt une fièvre terrible le prit, accompagné d’unaffreux délire.

On envoya chercher un médecin qui tout d’abord déclara qu’il nepouvait répondre de lui. Le lendemain il était au plus mal.

De ce moment le comte de Trémorel et Mme Sauvresy firent preuvedu plus admirable dévouement. Pensaient-ils ainsi racheter quelquechose de leur crime ? C’est douteux. Ils cherchaient, plusvraisemblablement, à en imposer à l’opinion publique, tout le mondes’intéressant à l’état de Sauvresy. Toujours est-il qu’ils ne lequittèrent pas une minute, passant les nuits à tour de rôle à sonchevet. Et certes, le veiller était pénible. Le délire, un délirefurieux, ne le quittait pas. À deux ou trois reprises, il fallutemployer la force pour le maintenir dans son lit, il voulait sejeter par la fenêtre.

Le troisième jour, il eut une fantaisie singulière. Il nevoulait pas absolument rester dans sa chambre. Il criait comme unfou :

– Emportez-moi d’ici, emportez-moi d’ici.

Sur les conseils du médecin, on se rendit à ses désirs et on luidressa un lit dans le petit salon au rez-de-chaussée qui donne surle jardin.

Mais la fièvre ne lui arracha pas un mot ayant trait à sessoupçons. Peut-être, ainsi que l’a indiqué Bichat, une fermevolonté peut-elle régler jusqu’au délire.

Enfin, le neuvième jour, dans l’après-midi, la fièvre céda. Sarespiration haletante devint plus calme, il s’endormit. Il avaittoute sa raison lorsqu’il se réveilla.

Ce fut un moment affreux. Il lui fallait pour ainsi direrapprendre son malheur. Il crut d’abord que c’était le souvenird’un cauchemar odieux, qui lui revenait. Mais non. Il n’avait pasrêvé. Il se rappelait l’hôtel de la Belle-Image, missFancy, les bois de Mauprévoir et la lettre. Qu’était-elle devenue,cette lettre ?

Puis, comme il avait la certitude vague d’une maladie grave,d’accès de délire, il se demandait, s’il n’avait pas parlé. Cetteinquiétude l’empêcha de faire le plus léger mouvement, et c’estavec des précautions infinies, doucement, qu’il se risqua à ouvrirles yeux.

Il était onze heures du soir, tous les domestiques étaientcouchés. Seuls, Hector et Berthe veillaient. Il lisait un journal,elle travaillait à un ouvrage de crochet.

À leur calme physionomie, Sauvresy comprit qu’il n’avait riendit. Mais pourquoi était-il dans cette pièce ?

Il fit un léger mouvement, et aussitôt Berthe se leva et vint àlui.

– Comment te trouves-tu, mon bon Clément ? demanda-t-elleen l’embrassant tendrement sur le front.

– Je ne souffre pas.

– Vois, pourtant, les suites d’une imprudence.

– Depuis combien de jours suis-je malade ?

– Depuis huit jours.

– Pourquoi m’a-t-on porté ici ?

– C’est toi qui l’as voulu.

Trémorel à son tour s’était approché.

– Et bien voulu même, affirma-t-il, tu refusais de resterlà-haut, tu t’y démenais comme un diable dans un bénitier.

– Ah !

– Mais ne te fatigue pas, reprit Hector, rendors-toi et demaintu seras guéri. Et bonne nuit, je vais me coucher bien vite pourvenir relever ta femme demain à quatre heures.

Il se retira, et Berthe, après avoir donné à boire à son mari,regagna sa place.

– Quel ami incomparable que M. de Trémorel murmurait-elle.

Sauvresy ne répondit pas à cette exclamation si affreusementironique. Il avait refermé les yeux. Il faisait semblant de dormiret songeait à la lettre. Qu’en avait-il fait ? Il se rappelaitfort bien l’avoir pliée soigneusement et serrée dans la poche ducôté de son gilet. Il lui fallait cette lettre. Tombée aux mains desa femme elle compromettait sa vengeance, et elle pouvait y tomberd’un moment à l’autre. C’était miracle que son valet de chambre nel’eût pas posée sur la cheminée comme il faisait de tous les objetsqu’il trouvait dans ses poches. Il songeait aux moyens de laravoir, à la possibilité de monter à sa chambre où devait setrouver son gilet, lorsque doucement Berthe se leva. Elle vint aulit et murmura bien bas :

– Clément ! Clément !

Il n’ouvrit pas les yeux, et persuadée qu’il dormait, légère,sur la pointe des pieds, retenant son souffle, elle sortit.

– Oh ! la misérable ! fit Sauvresy, elle va rejoindreson amant.

En même temps, avec l’idée de se venger, la nécessité de rentreren possession de la lettre se présentait à son esprit, pluspoignante, plus impérieuse.

« Je puis, pensait-il, gagner ma chambre sans être vu par lejardin et l’escalier de service. Elle me croit endormi, je seraisrevenu et couché avant son retour. »

Aussitôt, sans se demander s’il n’était pas trop faible pourrisquer le trajet, sans s’inquiéter du danger qu’il courait às’exposer au froid, il se jeta à bas de son lit, passa une robe dechambre déposée sur une chaise, et, les pieds nus dans sespantoufles, il se dirigea vers la porte. Il se disait :

« Si on vient, si on me rencontre, je mettrai tout sur le comptedu délire. »

La lampe du vestibule était éteinte, il eut quelque peine àouvrir la porte. Il y réussit cependant et descendit dans lejardin.

Le froid était intense et il était tombé de la neige. Le ventagitait lugubrement les branches des arbres durcies par la gelée.La façade de la maison était sombre. Une seule fenêtre étaitéclairée, celle du comte de Trémorel, et elle l’était vivement, parune lampe sans abat-jour et par un grand feu clair.

Sur les rideaux de fine mousseline, se dessinait très nettement,avec les contours les plus précis, l’ombre d’un homme, l’ombred’Hector. Il était debout devant la croisée, le front appuyé contreune vitre.

Instinctivement Sauvresy s’arrêta pour regarder cet ami, quidans sa maison était comme chez lui, et qui en échange de la plusfraternelle des hospitalités, apportait le déshonneur, ledésespoir, la mort.

Quelles réflexions le clouaient à cette fenêtre, le regard perdudans les ténèbres ? Songeait-il à l’infamie de saconduite ? Mais il eut un mouvement brusque, il se retournacomme s’il eût été surpris par quelque bruit insolite.Qu’était-ce ? Sauvresy ne le sut que trop. Une seconde ombrese dessina sur le léger rideau, l’ombre d’une femme, l’ombre deBerthe.

Et lui qui s’efforçait de douter quand même ! Des preuvesnouvelles lui arrivaient sans qu’il les eut cherchées.

Quelle raison l’amenait, dans cette chambre, à cetteheure ? Elle parlait avec une certaine animation.

Il lui semblait entendre cette voix pleine et sonore, tantôttimbrée comme le métal, tantôt molle et caressante, et qui faisaitvibrer en lui toutes les cordes de la passion. Il revoyait ces yeuxsi beaux qui avaient régné despotiquement sur son cœur et dont ilpensait connaître si bien toutes les expressions.

Mais que faisait-elle ?

Sans doute elle était venue demander quelque chose à Hector, ille lui refusait, et voici qu’elle le priait. Oui, elle le priait,et Sauvresy le devinait bien aux gestes de Berthe, qui nettement sereproduisaient sur la mousseline, comme le spectre noir des ombreschinoises sur le papier huilé. Il connaissait si bien ce gesteravissant de supplication qui lui était familier, quand elledésirait obtenir quelque chose ! Elle levait ses deux mainsjointes à la hauteur de son front, inclinait la tête, fermant àdemi les yeux pour en redoubler l’éclat. Quelle langueurvoluptueuse avait sa voix quand elle disait :

– Dis, mon bon Clément, tu veux bien, n’est-ce pas ? tuveux bien !…

Et c’est pour un autre homme qu’elle avait ce geste charmant, ceregard, ces intonations.

Sauvresy fut obligé de s’appuyer à un arbre pour ne pastomber.

Évidemment Hector lui refusait ce qu’elle souhaitait. Elleagitait maintenant l’index relevé de la main droite, avec desmouvements mutins, hochant la tête d’un air de bouderie. Elledevait lui dire :

– Tu ne veux pas, tu vois, tu ne veux pas…

Cependant, elle revenait à la prière.

« Ah ! pensait Sauvresy, il sait résister à une prière desa bouche ; je n’ai jamais eu ce courage, moi. Il peut gardersa raison, son sang-froid, sa volonté, quand elle le regarde. Je nelui ai jamais dit non, moi, ou plutôt je n’ai jamais attenduqu’elle me demandât rien. J’ai passé ma vie à épier ses moindresfantaisies pour les prévenir. Peut-être est-ce là ce qui m’aperdu ? »

Hector s’obstinait et Berthe peu à peu s’animait, elle devaitêtre en colère. Elle reculait, étendant le bras, le buste enarrière ; elle le menaçait.

Enfin, il était vaincu. De la tête, il fit : « Oui. »

Alors elle se précipita, elle se jeta sur lui, les bras ouvertset les deux ombres se confondirent en une longue étreinte.

Sauvresy ne put retenir un cri terrible qui se perdit au milieudes mugissements du vent. Il avait demandé une certitude ; ill’avait. La vérité éclatait, indiscutable, évidente. Il n’avaitplus à rien chercher, maintenant, rien, que le moyen de punirsûrement, terriblement.

Berthe et Hector causaient amicalement, elle appuyée contre sapoitrine, lui baissant la tête par moments pour embrasser ses beauxcheveux.

Sauvresy comprit qu’elle allait descendre, qu’il ne pouvaitsonger à aller chercher la lettre et en toute hâte il rentra,oubliant, tant il redoutait d’être surpris, de remettre les verrousà la porte du jardin.

Ce n’est qu’une fois arrivé dans sa chambre qu’il s’aperçutqu’il était resté dans la neige ; même il gardait quelquesgros flocons à ses sandales et elles étaient toutes mouillées.Vivement il les lança sous le lit tout au fond, et se recoucha,faisant semblant de dormir.

Il était temps : Berthe rentrait. Elle s’approcha de son mari,et croyant qu’il ne s’était pas réveillé, elle revint prendre sabroderie près du feu.

Elle n’avait pas fait dix points que Trémorel reparut. Iln’avait pas pensé à monter son journal et revenait le chercher. Ilsemblait inquiet.

– Êtes-vous sortie, ce soir, madame ? lui demanda-t-il, decette voix chuchotante qu’on prend involontairement dans la chambredes malades.

– Non.

– Tous les domestiques sont bien couchés ?

– Je le suppose, du moins. Mais pourquoi cesquestions ?

– C’est que depuis que je suis monté, c’est-à-dire depuis moinsd’une demi-heure, quelqu’un est allé dans le jardin et estrentré.

Berthe le regarda d’un air singulièrement inquiet.

– Êtes-vous sûr de ce que vous dites ?

– Parfaitement. Il y a de la neige, et la personne qui estsortie en a rapporté à ses chaussures. Cette neige, tombée sur lesdalles du vestibule, a fondu…

Mme Sauvresy prit brusquement la lampe, interrompant Hector.

– Venez, dit-elle.

Trémorel ne s’était pas trompé. On voyait çà et là de petitesflaques d’eau, très apparentes sur les carreaux noirs.

– Peut-être cette eau est-elle là depuis assez longtemps,hasarda Berthe.

– Non. Il n’y avait rien tout à l’heure, j’en mettrais ma mainau feu, et d’ailleurs, voyez, là, tenez il y a encore un peu deneige qui n’a pas fondu.

– C’est sans doute un domestique ?

Hector était aller examiner la porte.

– Je ne le crois pas, répondit-il, un domestique aurait remisles verrous et, vous le voyez, ils sont tirés. C’est cependant moiqui, ce soir, ai fermé la porte, et je me rappelle parfaitement lesavoir poussés.

– C’est extraordinaire.

– Et de plus, remarquez-le, les traces d’eau ne vont pas plusloin que la porte du salon.

Ils restèrent silencieux, palpitants, échangeant des regardspleins d’anxiété. La même pensée terrifiante leur venait à tousdeux.

– Si c’était lui ?

Mais pourquoi serait-il allé au jardin ? Ce ne pouvait êtrepour les épier. Ils ne songeaient pas à la fenêtre.

– Ce ne peut être Clément, dit enfin Berthe, il dormait lorsqueje suis sortie, et il dort encore maintenant du sommeil le pluscalme et le plus profond.

Penché sur son lit, Sauvresy écoutait ceux qui étaient devenusses ennemis les plus abhorrés. Il maudissait son imprudence,comprenait bien qu’il n’était pas fait pour les machinationsperfides.

« Pourvu, pensait-il qu’ils n’aient pas l’idée de visiter marobe de chambre et de chercher mes sandales. »

Heureusement cette idée si simple ne leur vint pas, et ils seséparèrent après avoir tout fait pour se rassurer mutuellement.Mais chacun, au fond de son âme, emportait un doute poignant.

Cette nuit-là même, Sauvresy eut une crise affreuse. Après cettelueur de raison, le délire, cet hôte terrible, emplit de nouveauson cerveau de ses fantômes.

Le docteur R…, le lendemain matin, le déclara plus en danger quejamais ; à ce point, qu’il expédia une dépêche à Paris pourprévenir de son absence, et annonça qu’il allait rester deux outrois jours au Valfeuillu.

Le mal redoublait de violence, mais sa marche devenait de plusen plus certaine. Les symptômes les plus contradictoires seproduisaient. C’était chaque jour un phénomène nouveau,déconcertant toutes les prévisions des médecins. C’est qu’aussitôtque Sauvresy avait une heure de rémission, il revoyait l’abominablescène de la fenêtre, et le mieux s’envolait.

Il ne s’était d’ailleurs pas trompé. Berthe avait, ce soir-là,une grâce à demander à Hector.

Le maire d’Orcival devait, le surlendemain, se rendre àFontainebleau avec toute sa famille, et il avait proposé au comtede Trémorel de l’accompagner. Hector avait accepté l’offre avecempressement, on devait atteler à une grande voiture de chassequatre chevaux qu’il conduirait à grandes guides, M. Courtois ayant– et avec raison – la plus grande confiance en son habileté.

Or, Berthe qui ne pouvait tolérer cette idée, qu’il passeraittoute une journée avec Laurence, venait le conjurer de se dégager.Il ne manquait pas, elle le lui prouvait, de prétextes excellents.Était-il convenable qu’il s’en allât en partie de plaisir pendantque l’existence de son ami était en péril !

Il ne voulait pas absolument d’abord. Mais à force de prières etsurtout de menaces, elle le décida, et elle ne descendit qu’aprèsqu’il lui eut juré qu’il écrirait, le soir même une lettred’excuses à M. Courtois. Il tint sa parole, mais il finissait parêtre excédé de cette tyrannie. Il était las d’immoler sans cesse savolonté, de sacrifier sa liberté à ce point qu’il ne pouvait rienprojeter, rien dire, rien promettre, avant d’avoir consulté l’œilclair de cette femme jalouse qui ne permettait pas qu’il s’écartâtdu cercle de ses jupons.

De plus en plus, la chaîne devenait lourde et le meurtrissait,et il commençait à comprendre qu’elle ne se délierait pas seule, àla longue, mais que tôt ou tard il lui faudrait la briser.

Il n’avait jamais aimé Berthe, ni Fancy, ni personneprobablement, et il aimait la fille du maire d’Orcival.

Le million qui devait former sa couronne de mariée avaitcommencé par l’éblouir, mais peu à peu il avait subi le charmepénétrant qui s’exhalait de la personne de Laurence. Il étaitséduit, lui, le viveur blasé, par tant de grâces, tant d’innocencenaïve, par tant de candeur et de beauté. Si bien qu’il eût épouséLaurence pauvre, comme Sauvresy avait épousé Berthe.

Mais cette Berthe, il la redoutait trop pour la braver ainsitout à coup, et il se résigna à attendre encore, à ruser. Dès ledemain de la scène au sujet de Fontainebleau, il se déclarasouffrant, attribuant son malaise au manque d’exercice, et tous lesjours il monta à cheval deux ou trois heures. Il n’allait pas bienloin ; il allait jusque chez M. Courtois.

Berthe, tout d’abord, n’avait rien vu de suspect à cespromenades du comte de Trémorel. Il sortait à cheval et cela larassurait, comme certains maris qui se croient à l’abri de toutmalheur parce que leur femme ne se promène qu’en voiture.

Mais après quelques jours, l’examinant mieux, elle crutdécouvrir en lui une certaine satisfaction intime qu’il s’efforçaitde voiler sous une contenance fatiguée. Il avait beau faire, il sedégageait de toute sa personne comme un rayonnement de bonheur.

Elle eut des doutes, et ils grandirent à chaque sortie nouvelle.Les plus tristes conjectures l’agitaient tant qu’Hector étaitabsent. Où allait-il ? Probablement rendre visite à cetteLaurence qu’elle redoutait et détestait.

Ses pressentiments de maîtresse jalouse ne la trompaient pas,elle le vit bien.

Un soir, Hector reparut, portant à sa boutonnière une branche debruyère que Laurence elle-même y avait passée et qu’il avait oubliéde retirer.

Berthe prit doucement cette fleur, l’examina, la flaira, et secontraignant à sourire alors qu’elle endurait les plus cruelsdéchirements de la jalousie :

– Voici, dit-elle, une charmante variété de bruyère.

– C’est ce qu’il m’a semblé, répondit Hector d’un ton dégagé,bien que je ne m’y connaisse pas.

– Y a-t-il de l’indiscrétion à vous demander qui vous l’adonnée ?

– Aucune. C’est un cadeau de notre cher juge de paix, le pèrePlantat.

Tout Orcival savait parfaitement que, de sa vie, le juge depaix, ce vieil horticulteur maniaque, n’avait donné une fleur à quique ce fût, sauf à Mlle Courtois. La défaite était malheureuse, etBerthe ne pouvait en être dupe.

– Vous m’aviez promis, Hector, commença-t-elle de cesser de voirMlle Courtois, de renoncer à ce mariage.

Il essaya de répondre.

– Laissez-moi parler, fit-elle, vous vous expliquerez après.Vous avez manqué à votre parole, vous vous êtes joué de maconfiance, je suis folle de m’en étonner. Seulement, aujourd’hui,après mûres réflexions, je viens vous dire que vous n’épouserez pasMlle Courtois.

Aussitôt, sans attendre sa réplique, elle entama l’éternellelitanie des femmes séduites ou qui prétendent l’avoir été. Pourquoiétait-il venu ? Elle était heureuse dans son ménage, avant dele connaître. Elle n’aimait pas Sauvresy, il est vrai, mais ellel’estimait, il était bon pour elle. Ignorant les félicités divinesde la passion vraie, elle ne les désirait pas. Mais il s’étaitmontré et elle n’avait pas su résister à la fascination. Pourquoiavait-il abusé de ce qu’irrésistiblement elle se sentit entraînéevers lui. Et maintenant, après l’avoir perdue, il prétendait seretirer, en épouser une autre, lui laissant pour souvenir de sonpassage, la honte et le remords d’une faute abominable.

Trémorel l’écoutait, abasourdi de son audace. C’était à n’y pascroire ! quoi ! elle osait prétendre que c’était lui quiavait abusé de son inexpérience, quand, au contraire, laconnaissant mieux, il avait été parfois épouvanté de sa perversité.Telle était la profondeur de la corruption qu’il découvrait enelle, qu’il se demandait s’il était son premier amant ou levingtième.

Mais elle l’avait si bien poussé à bout, elle lui avait sirudement fait sentir son implacable volonté, qu’il était décidé àtout plutôt que de subir davantage ce despotisme. Il s’était promisqu’à la première occasion il résisterait. Il résista.

– Eh bien, oui, déclara-t-il nettement, je vous trompais, jen’ai pas d’avenir, ce mariage m’en assure un, je me marie.

Et il reprit tous ses raisonnements passés jurant que moins quejamais il aimait Laurence, mais que de plus en plus il convoitaitl’argent.

– La preuve, continuait-il, c’est que si demain vous me trouviezune femme ayant douze cent mille francs au lieu d’un million, jel’épouserais préférablement à Mlle Courtois.

Jamais elle ne lui aurait cru tant de courage. Il y avait silongtemps qu’elle le pétrissait comme la cire molle, que cetterésistance inattendue la déconcerta. Elle était indignée, mais enmême temps elle éprouvait cette satisfaction malsaine qui délectecertaines femmes lorsqu’elles rencontrent un maître qui les bat, etson amour pour Trémorel, qui allait faiblissant, reprenait unenouvelle énergie. Puis il avait trouvé cette fois des accents pourla convaincre. Elle le méprisait assez pour le supposer trèscapable de se marier uniquement pour de l’argent.

Quand il eut terminé :

– C’est donc bien vrai, lui dit-elle, vous ne tenez qu’aumillion ?

– Je vous l’ai juré cent fois.

– Vous n’aimez vraiment pas Laurence ?

– Berthe, ma bien-aimée, je n’ai jamais aimé, je n’aimeraijamais que vous.

Il pensait qu’ainsi, berçant Berthe de paroles d’amour, ilparviendrait à l’endormir jusqu’au jour de son mariage. Et une foismarié, il se souciait bien, vraiment, de ce qui adviendrait. Quelui importait Sauvresy ! La vie de l’homme fort n’est qu’unesuite d’amitiés brisées. Qu’est-ce, en somme, qu’un ami ? Unêtre qui peut et doit vous servir. L’habileté consiste précisémentà rompre avec les gens, le jour où ils cessent de vous êtreutiles.

De son côté, Berthe réfléchissait.

– Écoutez, dit-elle enfin à Hector, je ne saurais là,froidement, me résigner au sacrifice que vous exigez. De grâce,laissez-moi quelques jours encore pour m’habituer au coup terrible.Attendez… vous me devez bien cela, laissez Clément se rétablir.

Il n’en revenait pas de la voir si facile et si douce.

Qui se serait attendu à de telles concessions si aisémentobtenues. L’idée d’un piège ne lui venait pas.

Dans son ravissement, il eut un transport d’enthousiasme qui eûtpu éclairer Berthe, mais qui passa inaperçu. Il lui prit la main etl’embrassa avec transport en disant :

– Ah ! vous êtes bonne, et vous m’aimez vraiment.

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