Le Crime d’Orcival

Chapitre 21

 

Depuis plus de cinq minutes le vieux juge de paix avait achevéla lecture de son volumineux dossier, et ses auditeurs, l’agent dela Sûreté et le médecin, subissaient encore l’impression de cerécit désolant.

Il est vrai que le père Plantat avait une façon de diresingulière et bien propre à frapper ceux qui l’écoutaient.

Il se passionnait en parlant comme si sa personnalité eût été enjeu, comme s’il eût été pour quelque chose dans cette ténébreuseaffaire, et que ses intérêts s’y fussent trouvés engagés.

M. Lecoq, le premier, revint au sentiment de la situation.

– Un homme crâne, ce Sauvresy, dit-il.

L’envoyé de la préfecture de police était tout entier dans cetteexclamation.

Ce qui le frappait, dans cette affaire, c’était la conceptionextraordinaire de Sauvresy. Ce qu’il admirait, c’était « son bienjouer » dans une partie où il savait devoir laisser sa vie.

– Je ne connais pas, ajouta-t-il, beaucoup de gens capablesd’une si effroyable fermeté. Se laisser empoisonner toutdoucettement par sa femme, brrr… cela donne froid rien que d’ypenser.

– Il a su se venger, murmura le docteur Gendron.

– Oui, répondit le père Plantat, oui, docteur, il a su se vengeret plus terriblement encore qu’il ne le supposait et que vous nesauriez l’imaginer.

Depuis un moment l’agent de la Sûreté s’était levé. Pendant plusde trois heures, cloué sur son fauteuil par l’intérêt du récit, ilétait resté immobile et il sentait ses jambes engourdies.

– Monsieur le juge de paix m’excusera, dit-il, pour ma part, jeme fais très bien une idée de l’infernale existence qui a commencépour les empoisonneurs le lendemain de la mort de leur victime.Quels caractères ! Et vous nous les avez, monsieur, esquissésde main de maître. On les connaît après votre analyse comme si onles eût étudiés à la loupe pendant dix ans.

Il parlait fort délibérément, mais il cherchait en même tempsl’effet de son compliment sur la physionomie du père Plantat.

« Où diable ce bonhomme a-t-il eu ces détails ? sedemandait-il. Est-ce lui qui a rédigé ce mémoire, et, si ce n’estpas lui, qui ce peut-il être ? Comment, possédant de telsrenseignements, n’a-t-il rien dit ? »

M. Plantat ne voulut pas remarquer la muette interrogation de M.Lecoq.

– Je sais, dit-il, que le corps de Sauvresy n’était pas refroidique déjà ses assassins en étaient à échanger des menaces demort.

– Malheureusement pour eux, observa le docteur Gendron, Sauvresyavait prévu le cas où sa veuve aurait voulu utiliser le restant duflacon de verre bleu.

– Ah ! il était fort, fit Lecoq, d’un ton convaincu, trèsfort.

– Berthe, continuait le père Plantat, ne pouvait pardonner àHector de ne pas avoir pris le revolver qu’on lui tendait, et de nepas s’être fait sauter la cervelle. Sauvresy avait encore prévucela. Berthe s’imaginait que son amant mort, son mari aurait toutoublié, et on ne peut dire si elle se trompait.

– Et le public n’a jamais rien su de l’horrible guerreintérieure ?

– Le public n’a jamais rien soupçonné.

– C’est merveilleux !

– Dites, monsieur Lecoq, que c’est à peine croyable. Jamaisdissimulation ne fut si habile, ni surtout si merveilleusementsoutenue. Interrogez le premier venu des habitants d’Orcival, ilvous répondra comme ce brave Courtois, ce matin, au juged’instruction, que le comte et la comtesse étaient des épouxmodèles et qu’ils s’adoraient. Eh ! tenez, j’y ai été prismoi-même, moi qui savais ce qui s’était passé, qui m’en doutais,veux-je dire.

Si prompt qu’eût été le père Plantat à se reprendre,l’inadvertance n’échappa pas à M. Lecoq.

« N’est-ce vraiment qu’une inadvertance, qu’un lapsus ? »se demandait-il.

Mais le vieux juge de paix poursuivait :

– De vils criminels ont été atrocement punis, on ne saurait lesplaindre ; tout serait donc pour le mieux si Sauvresy enivrépar la haine, n’ayant qu’une idée fixe, la vengeance, n’avaitlui-même commis une imprudence que je regarde presque comme uncrime.

– Un crime ! exclama le docteur stupéfait, un crime,Sauvresy !

M. Lecoq eut un fin sourire et murmura, oh ! bien bas :

– Laurence.

Si bas qu’il eût parlé, le père Plantat l’entendit.

– Oui, monsieur Lecoq, répondit-il d’un ton sévère, oui,Laurence. Sauvresy a commis une détestable action le jour où il asongé à faire de cette malheureuse enfant la complice, je veux direl’instrument de ses colères. C’est lui qui l’a jetée sans pitiéentre deux êtres exécrables sans se demander si elle n’y serait pasbrisée. C’est avec le nom de Laurence qu’il a décidé Berthe àvivre. Et cependant il savait la passion de Trémorel, il savaitl’amour de cette malheureuse jeune fille, et il connaissait son amicapable de tout. Lui qui a si bien prévu tout ce qui pouvait servirsa vengeance, il n’a pas daigné prévoir que Laurence pouvait êtreséduite et déshonorée, et il l’a laissée désarmée devant laséduction du plus lâche et du plus infâme des hommes.

L’agent de la Sûreté réfléchissait.

– Il est une circonstance, objecta-t-il, que je ne puism’expliquer. Comment ces complices qui s’exécraient, que la volontéimplacable de leur victime enchaînait l’un à l’autre contre tousleurs instincts, ne se sont-ils pas séparés d’un commun accord lelendemain de leur mariage, le lendemain du jour où ils sont rentrésen possession du titre qui établissait leur crime ?

Le vieux juge de paix hocha la tête.

– Je vois bien, répondit-il, que je ne suis point arrivé à vousbien faire comprendre l’épouvantable caractère de Berthe. Hectoreût accepté avec transport une séparation, sa femme ne pouvait pasy consentir. Ah ! Sauvresy la connaissait bien. Elle sentaitsa vie perdue, d’horribles regrets la déchiraient, il lui fallaitune victime, une créature à qui faire expier ses erreurs et sescrimes, à elle. Cette victime fut Hector. Acharnée à sa proie, ellene l’eût lâchée pour rien au monde.

– Ah ! ma foi ! remarqua le docteur Gendron, votreTrémorel est aussi trop pusillanime. Qu’avait-il tant à redouter,une fois le manuscrit de Sauvresy anéanti ?

– Qui vous dit qu’il l’ait été, interrompit le vieux juge depaix.

Sur cette réponse, M. Lecoq interrompit sa promenade de long enlarge dans la bibliothèque et vint s’asseoir en face du pèrePlantat.

– Les preuves ont-elles ou n’ont-elles pas été anéanties,fit-il, pour moi, pour l’instruction, tout est là.

Le père Plantat ne jugea pas à propos de répondredirectement.

– Savez-vous, demanda-t-il, qui était le dépositaire choisi parSauvresy.

– Ah ! s’écria l’agent de la Sûreté en se frappant le frontcomme s’il eût été illuminé par une idée soudaine, ce dépositaire,c’était vous, monsieur le juge de paix.

Et en lui-même il ajouta : « Maintenant, mon bonhomme, jecommence à comprendre d’où viennent tes informations. »

– Oui ; c’était moi, reprit le père Plantat. Le jour dumariage de Mme veuve Sauvresy et du comte Hector, me conformant auxdernières volontés de mon ami mourant, je me suis rendu auValfeuillu, et j’ai fait demander M. et Mme de Trémorel.

Bien que très entourés, très occupés, ils me reçurentimmédiatement dans le petit salon du rez-de-chaussée où ce pauvreClément a été assassiné. Ils étaient fort pâles l’un et l’autre etaffreusement troublés. Certainement ils devinaient l’objet de mavisite, ils l’avaient deviné en m’entendant nommer puisqu’ils merecevaient.

Après les avoir salués l’un et l’autre, je m’adressai à Berthe,ainsi que le prescrivaient les minutieuses instructions quim’avaient été données par écrit, et où éclate l’infernaleprévoyance de Sauvresy.

« Madame, lui dis-je, j’ai été chargé par feu votre premier maride vous remettre, le jour de vos secondes noces, le dépôt qu’ilm’avait confié. »

Elle me prit le paquet renfermant la bouteille et le manuscrit,d’un air fort riant, joyeux même, me remercia beaucoup et aussitôtsortit.

À l’instant la contenance du comte changea. Il me parut trèsinquiet, très agité. Il était comme sur des charbons. Je voyaisbien qu’il brûlait de s’élancer sur les pas de sa femme et qu’iln’osait pas. J’allais me retirer, mais il n’y tenait, plus. «Pardon ! me dit-il brusquement, vous permettez, n’est-cepas ? Je suis à vous dans l’instant. » Et il sortit encourant.

Lorsque je le revis ainsi que sa femme quelques minutes plustard, ils étaient fort rouges l’un et l’autre ; leurs yeuxavaient un éclat extraordinaire et leur voix frémissait encorependant qu’ils me reconduisaient avec des formules polies. Ilsvenaient certainement d’avoir une altercation de la dernièreviolence.

– Et le reste se devine, interrompit M. Lecoq. Elle était allée,la chère dame, mettre en sûreté le manuscrit du défunt. Et quandson nouveau mari lui a demandé de le lui livrer, elle lui a répondu: « Cherche. »

– Sauvresy m’avait bien recommandé de ne remettre le paquetqu’entre ses mains à elle.

– Oh ! il s’entendait à monter une vengeance. Il donnait àsa veuve, pour tenir Trémorel sous ses pieds, une arme terribletoujours prête à frapper. C’est là cette cravache magique qu’elleemployait si, par hasard, il se révoltait. Ah ! c’était unmisérable, cet homme, mais elle a dû le faire terriblementsouffrir…

– Oui, interrompit le docteur Gendron, jusqu’au jour où il l’atuée.

L’agent de la Sûreté avait repris sa promenade à travers labibliothèque.

– Reste maintenant, disait-il, la question du poison, questionsimple à résoudre, puisque nous tenons là, dans ce cabinet, celuiqui l’a vendu.

– D’ailleurs, répondit le docteur, pour ce qui est du poison,j’en fais mon affaire. C’est dans mon laboratoire que ce gredin deRobelot l’a volé, et je ne saurais que trop quel il est, le poison,alors même que les symptômes, si bien décrits par le père Plantat,ne m’eussent pas appris son nom. Je m’occupais d’un travail surl’aconit lors de la mort de M. Sauvresy, c’est avec de l’aconitinequ’il a été empoisonné.

– Ah ! fit M. Lecoq surpris, de l’aconitine ; c’est lapremière fois que je rencontre ce poison-là dans ma pratique. C’estdonc une nouveauté ?

– Pas précisément, dit en souriant M. Gendron. C’est de l’aconitque Médée extrayait, dit-on, ses plus effroyables toxiques, et Romeet la Grèce l’employaient concurremment avec la ciguë comme agentd’exécutions judiciaires.

– Et je ne le connaissais pas ! J’ai, il est vrai, si peude temps pour travailler. Après cela, il était peut-être perdu, cepoison de Médée, comme celui des Borgia ; il se perd tant dechoses !

– Non, il n’est pas perdu, rassurez-vous. Seulement, nous ne leconnaissons guère maintenant que par les expériences de Mathiole,sur les condamnés à mort, au XVIe siècle ; par les travaux deHers, qui en 1833 isola le principe actif, l’alcaloïde, et enfinpar quelques essais de Bouchardat qui prétend…

Quand par malheur on a mis le docteur Gendron sur les poisons,il est difficile de l’arrêter. Mais, d’un autre côté, M. Lecoq neperd jamais son but de vue.

– Pardon de vous interrompre, docteur, fit-il, retrouverait-ondes traces d’aconitine dans un cadavre inhumé depuis près de deuxans. Car enfin, M. Domini va vouloir l’exhumation.

– Les réactifs de l’aconitine, monsieur, ne sont pas assezconnus pour en permettre l’isolement dans les produitscadavériques. Bouchardat a bien proposé l’iodure de potassiumioduré qui donnerait un précipité orange, mais cette expérience nem’a pas réussi.

– Diable, fit M. Lecoq, voilà qui est contrariant.

Le docteur eut un sourire de triomphe.

– Rassurez-vous, dit-il, le procédé n’existait pas, je l’aiinventé.

– Ah ! s’écria le père Plantat, votre papiersensibilisé.

– Précisément.

– Et vous retrouveriez de l’aconitine dans le corps deSauvresy.

– Je retrouverais, monsieur l’agent, un milligramme d’aconitinedans un tombereau de fumier.

M. Lecoq paraissait radieux, comme un homme qui acquiert lacertitude de mener à bonne fin une tâche qui lui avait paru un peulourde.

– Eh bien ! s’écria-t-il voici qui est terminé, notreinstruction est complète. Les antécédents des victimes exposés parmonsieur le juge de paix nous donnent la clé de tous les événementsqui suivent la mort de ce malheureux Sauvresy. Ainsi, on comprendla haine de ces époux si bien unis en apparence. Ainsi, ons’explique que le comte Hector ait fait sa maîtresse et non safemme d’une jeune fille charmante, qui avait un million de dot. Iln’y a plus rien de surprenant, à ce que M. de Trémorel se soitrésigné à jeter à la Seine son nom et sa personnalité pour serefaire un état civil. S’il a tué sa femme, c’est qu’il y a étécontraint par la logique des événements. Elle vivante, il nepouvait pas fuir, et cependant il ne pouvait plus continuer à vivreau Valfeuillu. Enfin, ce papier qu’il cherchait avec tantd’acharnement, lorsque chaque minute pouvait lui coûter la vie,c’était sa condamnation, la preuve de son premier crime, lemanuscrit de Sauvresy.

M. Lecoq parlait avec une animation extraordinaire, et commes’il eût eu quelques motifs personnels d’animosité contre le comtede Trémorel. Il est ainsi fait, et l’avoue volontiers en riant, ilne peut s’empêcher d’en vouloir aux criminels qu’il est chargé depoursuivre. Entre eux et lui, c’est un compte à régler. De là,l’ardeur désintéressée de ses recherches. Peut-être est-ce chez luisimple affaire d’instinct, pareil à celui qui pousse le chien dechasse sur la trace du gibier.

– Il est clair maintenant, poursuivait-il, que c’est MlleCourtois qui a mis fin aux éternelles irrésolutions du comte deTrémorel. Sa passion pour elle, irritée par les obstacles, devaittoucher au délire. En apprenant la grossesse de sa maîtresse – carelle est réellement enceinte, je le parierais – ce misérable,perdant la tête, a oublié toute prudence et toute mesure. Il devaitêtre si las d’un supplice qui, pour lui, recommençait tous lesmatins ! Il s’est vu perdu, il a vu sa terrible femme selivrant pour avoir le bonheur de le livrer. Épouvanté, il a prisles devants et s’est décidé au meurtre. Cet événement a été le coupde fouet qui fait franchir le fossé.

Bien des circonstances qui établissaient la certitude de l’agentde la Sûreté avaient nécessairement échappé au docteur Gendron.

– Quoi ! s’écria-t-il stupéfait, vous croyez à lacomplicité de Mlle Laurence.

L’homme de la préfecture eut un geste d’énergiqueprotestation.

– Non, monsieur le docteur, répondit-il, non certainement, leciel me préserve d’une pareille idée. Mademoiselle Courtois aignoré et ignore le crime. Mais elle savait que Trémorelabandonnerait sa femme pour elle. Cette fuite avait été discutéeentre eux, convenue, arrêtée ; ils s’étaient donné rendez-vouspour un certain jour, à un endroit déterminé.

– Mais cette lettre, fit le médecin, cette lettre !

Depuis qu’il était question de Laurence, le père Plantatdissimulait mal ses angoisses et ses émotions.

– Cette lettre, s’écria-t-il, qui plonge toute une famille dansla plus affreuse douleur, qui tuera peut-être mon pauvre Courtois,n’est qu’une scène de la comédie infâme imaginée par le comte.

– Oh ! fit le docteur révolté, est-ce possible ?

– Je suis absolument de l’avis de monsieur le juge de paix,affirma l’agent de la Sûreté. Hier soir, chez monsieur le maire,nous avons eu en même temps le même soupçon. J’ai lu et relu lalettre de Mlle Laurence, et je parierais qu’elle n’est pas d’elle.Le comte de Trémorel lui a imposé un brouillon qu’elle a copié. Nenous abusons pas, messieurs, cette lettre a été méditée, réfléchie,composée à loisir. Non, ce ne sont pas, ce ne peuvent être là lesexpressions d’une malheureuse jeune fille de vingt ans qui va setuer pour échapper au déshonneur.

– Peut-être êtes-vous dans le vrai, fit le docteur, visiblementébranlé ; mais comment pouvez-vous imaginer que M. de Trémorela réussi à décider Mlle Courtois à cet abominableexpédient ?

– Comment ! Tenez, docteur, je ne suis pas un grand Grec enpareille matière, ayant eu rarement l’occasion d’étudier sur le vifles sentiments des demoiselles bien nées, et pourtant la chose mesemble fort simple. Une jeune fille, dans la situation où se trouveMlle Courtois, qui sent approcher le moment fatal où sa honte serapublique, doit être prête à tout, décidée à tout, même àmourir.

Le père Plantat eut comme un gémissement. Une conversation qu’ilavait eue avec Laurence lui revenait à l’esprit. Elle lui avaitdemandé – il se le rappelait – des renseignements sur certainesplantes vénéneuses qu’il cultivait, s’inquiétant beaucoup desmoyens qu’on emploie pour en extraire les sucs mortels.

– Oui, dit-il, elle a songé à mourir.

– Eh bien ! reprit l’agent de la Sûreté, c’est à moment oùces pensées funèbres hantaient l’esprit de la pauvre enfant, que lecomte de Trémorel a pu facilement achever son œuvre de perdition.Elle lui disait sans doute qu’elle préférait la mort à la honte, illui a prouvé qu’étant enceinte, elle n’avait pas le droit de setuer. Il lui a dit qu’il était bien malheureux, que n’étant paslibre, il ne pouvait réparer l’horrible faute, mais il lui a offerten même temps de lui sacrifier se vie.

Que devait-elle faire pour tout sauver ? Abandonner safamille, faire croire à son suicide, pendant que lui, de son côté,déserterait sa maison et abandonnerait sa femme. Elle a dû sedéfendre, résister. Mais ne devait-il pas tout obtenir d’elle, luiarracher les plus invraisemblables consentements – en lui parlantde cet enfant qu’elle sentait tressaillir dans son sein, qu’ilsélèveraient entre eux, qui ainsi aurait un père !

Et elle a consenti à tout, elle a fui, elle a recopié et jeté àla poste la lettre infâme préparée par son amant.

Le docteur était convaincu.

– Oui, murmura-t-il, oui, voilà bien les moyens de séductionqu’il a dû employer.

– Mais quel maladroit, reprit l’agent de la Sûreté, quel niais,qui n’a pas pensé qu’infailliblement on remarquerait cette bizarrecoïncidence entre la disparition de son cadavre et le suicide deMlle Laurence. Les cadavres ne se perdent pas comme cela, quediable ! Mais non, monsieur s’est dit : On me croira bel etbien assassiné tout comme ma femme, et la justice ayant soncoupable, c’est-à-dire Guespin, n’en demandera pas davantage.

Le père Plantat eut un geste désespéré de rage impuissante.

– Ah ! s’écria-t-il, ne savoir où le misérable se cachepour lui arracher Laurence.

L’agent de la Sûreté prit le bras du vieux juge de paix et leserra énergiquement.

– Rassurez-vous, monsieur, dit-il d’un ton froid, nous leretrouverons, ou je perdrai mon nom de Lecoq ; et, pour êtrefranc, je dois vous avouer que la tâche ne me paraît pas biendifficile.

Trois ou quatre coups discrets frappés à la porte interrompirentM. Lecoq. L’heure s’avançait, et depuis bien longtemps déjà, lamaison était éveillée et remuante. Dix fois au moins, Mme Petit,dévorée d’inquiétude, malade et pleurant presque de curiositédéçue, était venue coller son oreille à la serrure. Vainement,hélas !

– Que peuvent-ils machiner là-dedans ? disait-elle à Louis,son tranquille commensal. Voici douze heures qu’ils sont enferméssans boire ni manger ; cela a-t-il du bon sens ! Enfin,je vais toujours préparer à déjeuner.

Ce n’était pourtant pas Mme Petit, qui se risquait àfrapper.

C’était Louis, le jardinier, qui venait rendre compte à sonmaître de dégâts tout à fait extraordinaires commis dans le jardin.Le gazon avait été abîmé, piétiné, saccagé.

Il apportait en même temps des objets singuliers, laissés parles malfaiteurs sur la pelouse, et qu’il avait ramassés. Ces objetsM. Lecoq les reconnut du premier coup d’œil.

– Ciel ! s’écria-t-il, je m’oubliais. Je suis là qui causetranquillement à visage découvert, comme si nous n’étions pas enplein jour, comme si quelque indiscret ne pouvait pas entrer d’unmoment à l’autre !

Et s’adressant à Louis, fort surpris de retrouver là ce jeunehomme brun qu’il n’y avait pas vu entrer la veille :

– Donne, mon garçon, lui dit-il, donne-moi ces accessoires detoilette qui m’appartiennent.

Puis, en un tournemain, pendant que le maître de la maison étaitallé donner quelques ordres, il rajusta sa physionomie de laveille. Si bien que le père Plantat, en rentrant, n’en pouvaitcroire ses yeux ; il voyait là, près de la cheminée, sonLecoq, à l’air bénin, de l’instruction. C’étaient bien les mêmescheveux plats, ces favoris d’un blond fauve, ce sourireidiot ; il jouait avec sa même bonbonnière à portrait.

Le déjeuner était servi et le vieux juge venait de prévenir seshôtes. Silencieux comme le dîner de la veille, ce repas dura peu.Les convives sentaient le prix des minutes. M. Domini les attendaità Corbeil, et, sans doute, il commençait à s’impatienter de leurretard.

Louis venait de poser sur la table une magnifique corbeille defruits, lorsque M. Lecoq pensa au rebouteux.

– Le misérable, dit-il, a peut-être besoin de quelque chose.

Le père Plantat voulait envoyer son domestique chercher maîtreRobelot, l’agent de la Sûreté s’y opposa.

– C’est un gaillard dangereux, dit-il, j’y vais moi-même.

Il sortit, et dix secondes ne s’étaient pas écoulées que sa voixse fit entendre :

– Messieurs, criait-il, messieurs ! ! !

Le docteur et le juge de paix accoururent.

En travers de la porte du cabinet gisait le corps inanimé durebouteux. Le misérable s’était suicidé.

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