Le Marquis de Loc-Ronan

Chapitre 26LA MARCHANDE À LA TOILETTE

Diégo était sorti et avait gagné la place.Tout à coup il s’arrêta en réfléchissant profondément.

– Le renard, dit-il, est capable de mefaire épier, et cinq minutes après mon entrée au Bouffay il seraitaverti. Mon blanc-seing ne me servirait donc à rien qu’à me faireprendre. Il faut trouver autre chose !

Et l’Italien se remit en marche, la têtepenchée, le front soucieux, dans l’attitude de quelqu’un quimédite, absorbé dans sa pensée. L’imagination du bandit était decelles qu’on ne prend jamais sans vert : son cerveau, éclossous le soleil des Calabres, était doué d’une activité dévorante.Bientôt son œil étincela et sa lèvre ébaucha un sourire.

– Tout me sert ! dit-il joyeusement,même l’idée que j’ai eue de lui conduire Yvonne. La Bretonne estencore jolie, je la parerai en conséquence : ce sera du fruitnouveau. Elle l’occupera bien deux heures cette nuit, le tempsd’aller aux prisons, d’avoir la lettre et de sortir de Nantes.Voyons ; c’est cela ! À cinq heures, je suis à la placedu Département avec Carrier ; à six heures, nous assistons,toujours ensemble, aux noyades. Je parle de la beautéd’Yvonne ; je monte la tête au sultan pour qu’il attende avecimpatience. Ensuite je prends des soldats et je vais à la porte del’Erdre ; j’attends Pinard à dix heures ; je l’expédie audépôt, où je le fais écrouer moi-même. À onze heures, je conduisYvonne chez Carrier ; nous soupons. Carrier se grise, selonson habitude ; il fait l’aimable avec la petite ; jeremets l’affaire du marquis sous un prétexte que jetrouverai ; je l’ajourne, puis, tandis que Carrier emmèneYvonne dans son boudoir, je file au Bouffay sans mot dire, monblanc-seing m’ouvre les portes, je prends la lettre… etbonsoir ! C’est dit. Si le marquis ne se décide pasimmédiatement, je le presse en faisant enlever Jocelyn sous sesyeux… Cela ira tout seul ! Quant à Hermosa… Ma foi ! elledeviendra ce qu’elle pourra ! Si Carrier a assez d’elle, ilsaura bien s’en débarrasser, et il nous rendra service à tous deux.À moi seul les millions de la marquise. Per Bacco ! je n’aipas perdu mon temps, et la chance est pour moi ! Ce dont ils’agit maintenant, c’est de faire la leçon à la Bretonne, et deparer sa beauté de façon à ce qu’elle fascine le citoyenreprésentant !

Et Diégo, le front haut, la face illuminée, laphysionomie rayonnante, le regard chargé de ruses, s’engagea dansl’intérieur de la ville, se dirigeant vers la demeure dePinard.

Diégo avançait rapidement, lorsqu’entraversant un petit carrefour, formé par l’embranchement sur unmême point de trois rues différentes, ses yeux s’arrêtèrent sur unepetite boutique de la plus modeste apparence, mais aux montres delaquelle resplendissait un véritable amas de robes, de chiffons, defichus, de souliers de satin, de colliers, de bracelets, de bijouxde toutes sortes, d’oripeaux sans nombre enfin, qui, s’étalantpêle-mêle, offraient un coup d’œil bizarre et indescriptible.

Au-dessus de la porte d’entrée, sur uncartouche de bois peint en rouge, et supporté par deux tringles defer scellées dans la muraille, on lisait en lettres blanches cesmots significatifs :

ÀLA CURÉE DES ARISTOCRATES.

Puis, sur la vitre supérieure de la porteétait collée une large bande de papier blanc, avec cette autreinscription :

LA CITOYENNE CARBAGNOLLES,

Marchande à la toilette.

Madame Carbagnolles, ou, suivant son proprestyle, la citoyenne Carbagnolles, était, disait-on, la nièce dubourreau de Nantes, et trafiquait des effets de femme, desdéfroques de la guillotine, suivant le langage dessans-culottes, défroques que son digne oncle lui envoyait.

Fougueray tourna le bouton de cuivre de laserrure, poussa la porte qui, en s’ouvrant, fit violemment tinterune sonnette fêlée, et pénétra dans l’intérieur du magasin. Unefemme de trente à trente-cinq ans, petite, grasse, mignonne,rondelette, trottant menu, souriant toujours, se tenait derrière lecomptoir. Cette femme était la citoyenne Carbagnolles.

Affable, avenante, gaie, d’une loquacitéremarquable, la main fine et potelée, les dents blanches, leslèvres rouges, le nez en l’air, la tête ronde comme une pleinelune, la citoyenne, parfaitement conservée pour son âge, dont ellepouvait cacher cinq bonnes années sans faire sourire ses voisines,la citoyenne Carbagnolles offrait le type parfait de ces aimablesmarchandes, dont la réputation de coquetterie et les manièresprovocantes suffisaient, au temps des petits chevaliers et desabbés parfumés, pour amener la fortune dans une maison.

Heureusement pour la citoyenne qu’elle étaitnièce du citoyen exécuteur ; car, ayant conservé des façons dutemps passé et des idées tant soit peu anti-républicaines, elleavait souvent excité les froncements de sourcils des sans-culottes,qu’elle n’aimait pas, et qui l’accusaient de modérantisme, en dépitdu patriotisme de son enseigne. Mais sa parenté avec le bourreauétait une égide puissante ; aussi la citoyenne continuait-ellepaisiblement son commerce en regrettant tout bas de ne plus avoiraffaire aux soubrettes des grandes dames et aux caméristes desimpures, et d’être obligée, chaque fois qu’un vêtementnouveau entrait en magasin, de laver le sang qui le souillait.

Diégo qui, d’après l’enseigne et le nom,s’attendait à trouver dans la boutique une de ces créaturesstigmatisées à jamais par le titre de« tricoteuses » qu’on leur avait donné à Paris,Diégo fut surpris de l’air gracieux, accort et engageant de labelle marchande. Aussi, mis en réminiscence d’aristocratie par lesfaçons de la citoyenne Carbagnolles, l’envoyé du Comité de Salutpublic porta la main à son jabot, et reprenant le laisser-allerélégant dont avait su se doter le comte de Fougueray :

– Citoyenne, dit-il, j’ai besoin derobes, de dentelles et de bijoux.

– J’aurai tout ce qu’il te faudra,citoyen, répondit la marchande en montrant l’émail éclatant desperles qui garnissaient sa bouche. Tu veux une robe en belleétoffe, n’est-ce pas ? J’ai tout ce qu’il y a de mieux ;tiens, regarde, examine.

Et la marchande ouvrit une vaste armoireporte-manteau, plaquée contre la muraille, et se mit en devoir dedénombrer les richesses qu’elle renfermait.

– Voici des robes de ci-devant duchesses,fraîches et jolies à faire pâmer d’aise la citoyenne la plusdifficile : des robes pékin velouté et lacté, descaracos à la cavalière, des robes rondes à laparisienne, des chemises à la prêtresse, desceintures à la Junon, des robes au lever deVénus, des baigneuses ; voilà des fichus à laMarie-Ant…, à la citoyenne Capet, reprit-elle en semordant les lèvres.

Diégo la regarda en souriant.

– Je ne te dénoncerai pas, dit-il.Voyons, donne-moi cette robe en satin bleu garnie de dentellesblanches. C’est cela ! Maintenant, il me faut des bas de soie,des souliers, des boucles d’oreilles, enfin tout ce qui estnécessaire à la toilette complète d’une jeune et jolie femme. Je nepaye pas en assignats, ajouta-t-il en voyant la marchande qui,avant de le servir, semblait l’examiner avec attention pour savoirce qu’elle devait montrer ; je paye en pièces d’or à l’effigiede l’ex-tyran !

– Je vais vous donner tout ce que vousdemandez, répondit madame Carbagnolles en souriant finement et ensubstituant le « vous » aristocratique au« toi » sans-culotte ; car elle comprenaitqu’un homme qui payait en or avait droit à cette subtiledistinction.

La marchande attira à elle un escabeau, ymonta légèrement, et posa son pied sur le comptoir pour être mieuxà même d’atteindre une série de cartons verts placés dans desrayons élevés tout autour du magasin. Or, si la citoyenne avait lamain fine et potelée, son pied était mignon et cambré. Ce petitpied, gracieusement chaussé d’un bas bien blanc et d’un jolisoulier à boucle d’acier, attira l’œil de l’acheteur.

Tandis que Diégo caressait du regard un bas dejambe élégamment modelé que découvrait une jupe fort courte, lamarchande avait tiré du rayon deux cartons, qu’elle déposasuccessivement sur le comptoir, puis elle sauta lestement sur leplancher. Ces cartons contenaient ce que désirait Fougueray.Celui-ci fit son choix, et, ayant fait mettre de côté tout ce quidevait parer Yvonne, depuis les souliers jusqu’aux fleurs de lacoiffure, il paya et pria la marchande de faire porter sesemplettes par une personne qui l’accompagnerait.

– Votre nom, citoyen ? fit la jolieboutiquière en ouvrant son registre de vente. Vous savez que laCommune exige que nous inscrivions celui de tous nos acheteurs,afin de s’assurer que nous ne fournissons que de bonspatriotes ?

– Eh bien ! citoyenne, écrissimplement « l’envoyé du Comité de salut public deParis », répondit Diégo en se redressant sous cette pompeusedénomination. Mon nom n’a pas besoin d’être ajouté à ce titre.

La marchande écrivit la patriotique qualité del’acheteur ; puis elle appela une femme de service qui prit lecarton renfermant les achats faits par le citoyen. Fougueray saluamadame Carbagnolles, lui adressa un dernier compliment, et sortitsuivi par la porteuse.

La belle marchande laissa la porte serefermer, le citoyen disparaître, puis, s’élançant hors de soncomptoir, elle courut à son arrière-boutique. Un homme blotti dansun coin obscur s’avança vers elle.

– Eh bien ! dit l’homme, qu’est-ceque celui-là ?

– Un républicain comme moi, répondit lamarchande ; il a des façons de gentilhomme, il ne s’est pasformalisé de l’absence du tutoiement, et il a souri lorsque j’aiprononcé à demi le nom de la feue reine.

– Mais comment se nomme-t-il ?

– Je l’ignore, répondit madameCarbagnolles ; il n’a pas voulu dire son nom ; mais enrevanche, il s’est qualifié d’envoyé du Comité de Salut public deParis.

– Un envoyé du Comité de Salut public,madame Rosine ? répéta vivement l’inconnu. Vous êtes certainede ce que vous dites ?

– J’ai écrit ce titre sous sa dictée.

L’homme fit un geste énergique, puis faisantrapidement quelques pas dans la chambre, il s’arrêta en se frappantle front.

– Un envoyé du Comité de Salut public deParis, murmura-t-il ; mais il doit être tout-puissant àNantes ! Il doit entrer et sortir des prisons à son gré !D’ailleurs il peut, dans tous les cas, devenir un otageprécieux ! Il faut que je devienne maître de cethomme !

Et l’homme s’avança vers la porte. Lamarchande l’arrêta.

– Où allez-vous ? demanda-t-elleavec inquiétude.

– Il faut que je suive celui qui sortd’ici, que je sache où il va, où je dois le retrouver !

– Inutile ! Marguerite l’accompagne.En revenant, elle nous dira où il s’est rendu ; alors le joursera tombé, et vous pourrez sortir sans danger.

L’homme fit un geste d’assentiment et, sejetant sur un siège, étreignit le manche d’un poignard placé danssa ceinture, tandis que son œil sombre lançait un éclair chargé demenaces.

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