Le Marquis de Loc-Ronan

Chapitre 12JULIE DE CHÂTEAU-GIRON

Située sur la route de Nantes à Vannes,formant le point central du petit golfe où la Vilaine vient seperdre dans l’Océan, et à l’extrémité sud duquel se trouvePénestin, la petite ville de la Roche-Bernard élèveorgueilleusement, sur la limite du département du Morbihan et decelui de la Loire-Inférieure, ses maisons gothiques dont les toitsaigus se mirent pittoresquement dans les eaux limpides de larivière qui coule à leurs pieds. La Roche-Bernard, dont la premièrepartie du nom vient d’un gros rocher qui s’élève du lit même de laVilaine, et la seconde du plus ancien seigneur du lieu que l’onconnaisse, la Roche-Bernard est un de ces nombreux ports naturelsaux entrées difficiles comme il en abonde sur les côtes deBretagne.

Célèbre entre toutes les villes de la provincepour avoir été la première qui reçut la réforme protestanteapportée et propagée dans son sein par d’Andelot, frère de l’amiralde Coligny, la Roche-Bernard n’avait pas hésité à arborer ledrapeau royaliste, et était devenue, en 1793, l’un des principauxfoyers de l’insurrection de l’Ouest. Son petit port, abrité desvents du nord et de ceux du nord-est, offrait un asile sûr auxnombreuses barques de pêche qui sillonnaient les côtes, portant deBretagne en Vendée et de Vendée aux îles voisines des nouvelles,des vivres, des munitions, et souvent des soldatsblancs.

Il était six heures du matin. Une brumeépaisse, qui enveloppait les côtes de son manteau humide,augmentait encore la profondeur des ténèbres. Les vagues de lamarée montante, refoulant les eaux de la rivière, venaient mouriren clapotant sur la carène d’un petit navire.

Sur le pont de ce navire, du grand mât aubeaupré, étaient disséminés les marins de quart : les unsassis sur les canons, les autres appuyés sur les bordages, tousfaisant bonne veille avec cette conscience du présent et cetteinsouciance de l’avenir qui distinguent l’homme de mer.

Deux personnages occupaient seuls l’arrière.L’un portant les insignes de maître d’équipage, les galons d’or auxmanches et le sifflet suspendu à la boutonnière de la veste, sepromenait lentement de bâbord à tribord avec cette impassibilité dumarin qui sait se contenter du plus étroit espace pour accomplirdes promenades interminables.

Le lavage du navire venait d’être terminé sousl’œil vigilant du chef, et chacun était à son poste. Près du bancde quart se tenait assise une femme revêtue du costume de l’ordrereligieux que, plusieurs années auparavant, portaient seules lesnonnes de l’abbaye de Plogastel. Cette femme, à la démarche digne,au geste élégant, à la beauté angélique, aux regards rêveurs, auxyeux rougis par les larmes, aux traits fatigués par la souffrance,courbait la tête sous le voile qui lui descendait sur les épaules,et les mains entrelacées sur sa poitrine, égrenant un chapelet deses doigts effilés, elle offrait la vivante image de l’ange de laprière, tant elle paraissait absorbée dans ses pieuses pensées. Unléger bruit, qui retentit près d’elle, vint rappeler la religieuseaux choses de ce monde. Ce bruit était causé par un petit mousse.Le pauvre enfant, accroupi au pied du mât d’artimon auquel étaitadossée la sainte femme, s’était laissé engourdir par le sommeil,et un vieux matelot, passant près de lui, l’avait réveillébrusquement à l’aide d’un coup de poing paternellement administré.Le mousse se dressa sur ses jambes, secoua sa tête intelligente, sefrotta les yeux, et courut en avant se mêler aux hommes de quart.La religieuse se leva alors, et, laissant retomber le lourdchapelet attaché à sa ceinture, elle tourna les regards vers leciel noir en poussant un profond soupir.

– Rien encore, murmura-t-elle. Aucunenouvelle de terre. Marcof aurait-il échoué dans sonentreprise ? Serait-il blessé ? Serait-il mort ?Hélas ! que deviendrait Philippe ? que deviendrions-noustous ?

Tout à coup un brusque mouvement s’opéra àl’avant du Jean-Louis ; un matelot, montant sur lesbastingages, sauta sur la poulaine, et se retenant d’une main auxcordages du beaupré, s’avança doucement, fixant avec persistanceses regards sur la mer que lui dérobait en partie la brume. Ungrand silence se fit dans la bordée de quart qui suivaitattentivement les mouvements du marin. Un bruit sourd et régulier,semblable à celui d’avirons frappant avec précaution les vagues,retentit à peu de distance. Le matelot, toujours suspendu au-dessusde l’abîme, tourna la tête vers ses compagnons.

– Une embarcation ! dit-il à voixbasse.

– La vois-tu ? demanda lecontremaître.

– Non, pas encore, la brume est tropforte ; mais j’entends le bruit des rames.

– Dans quelle aire ?

– À bâbord… Ah ! j’aperçois un pointnoir se détachant dans l’obscurité.

– Chacun à son poste, alors !commanda le contremaître sans élever la voix. Si ce sont des bleus,nous les recevrons au bout de nos piques. Les servants à leurspièces ! Parez tout et vivement !

Puis s’adressant au mousse qui dormaitquelques minutes auparavant auprès de la religieuse :

– Va prévenir le patron !dit-il.

L’enfant se détacha aussitôt du groupe desmatelots, et, tandis que ceux-ci gagnaient silencieusement leurposte de combat, il courut à l’arrière. Le bruit des avironsdevenait plus distinct, et un canot s’avançait certainement dansles eaux du lougre.

Le mousse avait interrompu bravement lapromenade du marin, devant lequel il se planta en tenantrespectueusement à la main son chapeau goudronné.

– Maître ! fit l’enfant levant sesyeux bleus sur le vieux marin, on signale une embarcation àbâbord.

– Venant de terre ?

– Oui, maître ! On le suppose, dumoins.

– Qu’on ne la laisse pasaccoster !

Le mousse porta rapidement l’ordre. Le maîtres’approcha alors des bastingages du navire, et, concentrant sesregards vers la terre, il s’efforça à son tour de percer la brume.La religieuse s’était placée près de lui.

– Bervic, dit-elle d’une voix douce etharmonieuse, en posant sa main délicate sur le bras du second duJean-Louis.

– Madame ? répondit le marin en seretournant et s’efforçant de rendre doux et agréable le rude accentde son organe.

– Que vient-on de vous dire, monami ?

– Rien d’important, madame.

– Mais encore ?

– On me signale une embarcation venant deterre.

– Oh ! ce sont sans doute desnouvelles de Marcof.

– Je ne crois pas.

– Pourquoi ?

– Parce que le commandant aurait donné lesignal convenu si c’était lui, et une embarcation du bord seraitallée le prendre.

– Qui croyez-vous que ce soit,alors ?

– Je l’ignore. Peut-être des ennemis, desbleus damnés.

– Ils ne sont pas à la Roche-Bernardcependant, vous le savez bien.

– Je sais qu’ils n’y étaient pas hiersoir, madame, mais ils peuvent bien être venus cette nuit ;aussi, pour plus de précaution, ai-je donné l’ordre de ne paslaisser accoster le canot.

– Et si ce sont des amis ?

– Ils se feront reconnaître.

– Tenez ! je crois entendre le bruitdes rames.

– Vous ne vous trompez pas, madame,répondit Bervic en quittant la religieuse pour monter sur lebastingage.

Puis, portant la main à son sifflet et lesifflet à ses lèvres, il en tira un son aigu accompagné demodulations. Tous les hommes de quart se précipitèrent vers lescarabines suspendues au pied du grand mât et s’en saisirentvivement. Trois matelots s’approchèrent d’une caronade. Les deuxservants se mirent de chaque côté de l’affût mobile, l’un ungoupillon, l’autre un refouloir à la main, puis le chef de piècepointa le petit canon dans la direction de la chaloupe qui semblaitvouloir accoster le lougre.

Alors se reculant et se plaçant de côté, ilprit une mèche allumée et attendit.

– Tout est paré ! dit-il ens’adressant à Bervic.

– Bien ! répondit le vieux maîtred’équipage.

Un profond silence se fit à bord du navire etsuivit ce court échange des paroles sacramentelles que nous venonsde transcrire. La religieuse s’était remise à prier avec uneferveur nouvelle. On entendait alors très distinctement le bruitdes avirons criant sur le bordage de l’embarcation inconnue dont ondistinguait nettement l’ombre sur les flots et le sillage plusclair. Bervic jeta un coup d’œil rapide autour de lui, et, assuréque tous ses hommes étaient à leur poste et prêts au combat, il sepencha alors sur le bastingage de l’arrière.

– Oh ! du canot ! cria-t-ild’une voix impérieuse.

Aucune réponse ne lui fut faite.

– Oh ! du canot ! répéta-t-ilune seconde fois.

Un nouveau silence suivit ces paroles.

– Oh ! du canot ! répondez ouje vous coule ! fit le vieux marin en se redressant aveccolère et en sautant sur le banc de quart.

Le chef de pièce approcha sa mèche de lalumière ; il attendait le commandement de : feu !Mais au moment même où Bervic allait donner l’ordre, le cri de lachouette retentit faiblement.

– Ce sont des amis ! murmura unmatelot.

– C’est peut-être une ruse, mesenfants ! répondit Bervic. Parez vos carabines etattention !

Le canot entrait alors dans les eaux mêmes dulougre.

– Le commandant ! s’écria le mousseavec joie.

– Marcof ! fit la religieuse ens’approchant vivement. Oh ! Dieu soit loué ! le Seigneura exaucé ma prière.

Bervic, en reconnaissant son chef, avait lancédans la nuit un nouveau coup de sifflet. Tous les hommes, seportant vivement à tribord, s’apprêtèrent à rendre les honneursmilitaires en se rangeant sur une double ligne de la tête del’escalier d’honneur au pied du grand mât. L’embarcation accostait,et l’un de ceux qui la montaient, saisissant un bout d’amarre lancédu haut du lougre, la contraignait à demeurer bord à bord avec lepetit navire. Marcof, suivi de Boishardy et de Keinec, s’élança surle pont et promena autour de lui un regard attentif.

– Bien, mes enfants, dit-il de sa voixfranche et sympathique, vous faites bonne veille et on ne peut voussurprendre ; très bien ! je suis content, vous êtes devrais matelots.

Puis, se tournant vers le vieuxmaître :

– Bervic ! ajouta-t-il d’un tonamical.

– Mon commandant ? répondit le marinen s’avançant respectueusement.

– Tu feras donner double ration àl’équipage.

– Oui, commandant.

En ce moment la religieuse s’avança versMarcof et lui tendit sa petite main.

– Vous ici, à pareille heure ! fitle marin d’un ton de doux reproche et en portant à ses lèvres lamain qui lui était offerte avec une grâce chevaleresque, digne d’unpreux du moyen âge.

– Oui, mon ami, répondit lareligieuse : je veillais près de ces braves gens qui sont pourmoi pleins de complaisance et de respect.

– Ils ne font que leur devoir,madame ; vous êtes, à mon bord, maîtresse souveraine.

Pendant ce temps Keinec échangeait quelquespoignées de main amicales avec le vieux Bervic et les autresmatelots, et M. de Boishardy, examinant curieusement lepont du navire, jetait autour de lui un regard où se peignaientl’étonnement et l’admiration. Enfin il s’approcha de Marcof quivenait de quitter Julie, laquelle, sur la prière du marin, étaitredescendue dans l’entrepont.

– Ma foi, mon cher ! s’écriagaiement le chef royaliste, je ne m’attendais pas à voir ce que jevois.

– Comment cela ? répondit Marcof ensouriant.

– Mais votre lougre est gréé, aménagé etarmé à faire rougir un vaisseau du roi. Quel ordre ! quelsoin ! quel aspect guerrier !

– Vous trouvez ?

– D’honneur ! je suis dansl’admiration.

– Vous venez de voir mon navire et monéquipage en temps de paix, fit le marin en prenant un accent plussérieux ; que diriez-vous donc si vous pouviez le contempleren temps de guerre, quand le Jean-Louis s’accroche à unefrégate ennemie et que mes matelots s’élancent la hache au poing etle poignard aux dents !

– Cordieu ! ce doit être un beauspectacle, et l’eau m’en vient à la bouche, rien qu’en ypensant.

– Tonnerre ! pourquoi sommes-nousobligés de faire la guerre civile ?

– Parce que des brigands nous ycontraignent.

– Vous avez raison et vous me rappelezque ce n’est pas pour philosopher que nous avons quitté le placis,il y a trois heures, et fait douze lieues au galop. Mais quand jepose le pied sur ce lougre, c’est plus fort que moi ; je sensquelque chose comme une larme qui me mouille les yeux, et un désireffréné de combattre sans retourner à terre.

– Malheureusement cela ne se peut, moncher, car c’est à terre seulement que nous pourrons sauverPhilippe.

– Oui, et il faut même nous hâter !Voulez-vous descendre visiter madame la marquise deLoc-Ronan ?

– Sans doute ; c’était elle qui vousparlait tout à l’heure, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Eh bien, faites-moi l’honneur de meprésenter, je vous suis.

Marcof se dirigea vers l’escalier conduisantdans l’intérieur du navire et descendit, accompagné deM. de Boishardy. Julie les attendait dans sonappartement. Ce mot appartement pourrait sembler étrange à tousceux qui connaissent l’intérieur d’un petit navire de guerre, etcependant les cabines réunies qu’habitait la religieuse méritaientparfaitement ce titre à tous les points de vue et à tous leségards.

Lorsque Marcof avait conduit Julie à son bord,il avait donné des ordres antérieurs et tout fait disposer enconséquence. Il voulait que la religieuse, accoutumée au bien-êtredu couvent, que la fille noble élevée dans le luxe et dansl’abondance, que la marquise de Loc-Ronan, enfin, la femme de sonfrère, ne souffrît pas d’un séjour prolongé dans un humble navireaménagé pour des hommes aux habitudes grossières. Il voulait enfinque Julie fût traitée en reine et honorée comme telle.

Quelques jours d’un travail assidu etintelligemment dirigé avaient suffi pour exécuter les ordres duchef suprême. À bord d’un navire de guerre, les ouvriers en tousgenres sont nombreux : il s’y trouve naturellement descharpentiers, des menuisiers, des forgerons, et il est rare quetous les autres corps d’états manuels n’y aient pas chacun leurreprésentant. D’ailleurs, le calfat est à moitié maçon, le voilierà demi-tapissier, le maître chargé des pavillons presque un artisteen ornements. Tout se rencontre sous la main dans ces coquesadmirables : bois, fers, tentures, richesses de toutes sortessont là à profusion. Puis le marin a, en général, un goût prononcépour l’art de l’ameublement. Ingénieux dans les moindres détails,comme l’homme qui se trouve constamment aux prises avec lanécessité, aucun obstacle ne l’arrête ; et si la difficultéest trop forte, il la tourne avec adresse. Cela s’expliquefacilement : enfermé les trois quarts de sa vie entre lesparois de sa prison flottante, il cherche à en dorer les barreaux,et, le temps ne lui faisant jamais faute, il arrive toujours à sonbut. Ensuite, les voyages, les séjours en pays étrangers, qui luifont emprunter un usage à l’un, un usage à l’autre, développent sonsentiment artistique sans qu’il s’en rende compte lui-même.

À bord du Jean-Louis, navirecorsaire, dont le chef n’avait à obéir qu’à sa propre volonté, letravail qui concernait l’appartement destiné à Julie était plusfacile encore à exécuter. Quelques cloisons abattues avaient forméun vaste salon éclairé par les fenêtres percées à l’arrière dulougre. Des caisses d’étoffes orientales, rapportées desprécédentes excursions, avaient fourni largement aux tentures, etles boiseries des murailles disparaissaient sous les éclatantescouleurs, sous les splendides dessins des damas de Smyrne et descachemires du Bengale. Un épais tapis égyptien couvrait le plancheret offrait aux pieds le moelleux appui de sa laine vierge.

Des meubles d’un merveilleux fini, et venantde tous les coins du monde, ornaient la pièce sans l’encombrer. Unprie-Dieu en ébène et un Christ, véritable chef-d’œuvre fouillé parla main d’un artiste dans un bloc d’ivoire jauni par le temps,avaient droit surtout à l’admiration de tous les amants du beau etsemblaient, par leur style sévère et grandiose, inviter à laprière.

Une seconde pièce était disposée en chambre àcoucher, et celle-ci rappelait les austères habitudes du cloîtrepar sa simplicité dans les moindres détails. Deux mousses biendressés avaient été mis aux ordres de la marquise, et Julie, lejour où elle posa le pied sur le pont du Jean-Louis,s’était sentie remuée jusqu’au fond du cœur à la vue desprévenances attentives et des soins empressés dont l’entouraitMarcof.

– Vous êtes reine et maîtresse à bord duJean-Louis, madame, lui dit le marin en la conduisant dansson appartement. Chacun ici n’aura désormais qu’un désir, celui devous plaire, et vos moindres volontés seront des ordres pour tous.Je serai le premier heureux de vous obéir.

Julie, doucement émue, avait tendu ses deuxmains au frère de son mari, que ses larmes remercièrent plus encoreque ses paroles. Puis, le soir même, Marcof était parti pour leplacis de Saint-Gildas, sans que la religieuse cherchât à s’opposerà ce départ ; car, pour ces deux nobles âmes, le salut dePhilippe était la seule préoccupation de tous les instants.

On sait que les premières tentatives de Marcoffurent vaines et que son premier séjour à Nantes n’amena aucunrésultat. Alors il était revenu à la Roche-Bernard, et ensuite ilétait retourné auprès de Boishardy. Cette seconde expédition devaitêtre décisive, car le temps marchait avec une rapidité effrayante,et le marquis ne vivait encore qu’à l’aide d’un miracle.

– Je le sauverai ! avait dit Marcofen quittant pour la seconde fois la marquise.

– Dieu vous aidera ! avaitsimplement répondu celle-ci avec une sainte confiance dans laprotection divine.

C’était ainsi qu’ils s’étaient séparés, ethuit jours s’étaient écoulés sans voir apporter la plusinsignifiante nouvelle. Dès lors, on comprend les inquiétudes, lescruelles angoisses ressenties par la marquise, et la joie qu’elleéprouva à l’arrivée si péniblement attendue du marin. Marcof luiavait promis de revenir près d’elle avant de tenter un effortsuprême. Julie savait que son hardi beau-frère allait au placis deSaint-Gildas retrouver M. de Boishardy, et elle espéraitinstinctivement que l’intrépide royaliste, si connu par sa force,sa témérité, son intelligence et son courage, voudrait aider Marcofde tout son pouvoir, et mettrait tout en œuvre pour lui prodiguerses secours. Elle ne s’était pas trompée, en effet ; mais aumoment où Boishardy était monté à bord du lougre avec lecommandant, elle était loin de supposer la part active que voulaitprendre le chef chouan à la délivrance de Philippe.

Boishardy, marchant sur les pas de Marcof,était donc descendu dans l’entrepont : là encore, sonadmiration se manifesta vive et bruyante, et vint agréablementflatter l’orgueil satisfait du corsaire. Celui-ci se dirigea versl’arrière, et, s’adressant à un mousse qui veillait extérieurementà la porte de la religieuse :

– Demande à madame la marquise, luidit-il, si elle veut bien nous recevoir.

Le mousse entra dans le salon, et ressortitpresque aussitôt en laissant la porte ouverte et en s’effaçant pourlivrer passage. Marcof et Boishardy pénétrèrent dans la pièceélégante au milieu de laquelle se tenait Julie qui venait à leurrencontre. En quelques mots, le marin présenta son compagnon à lamarquise, qui le reçut avec une familiarité noble et empressée.

La situation était trop tendue pour se livrerà des compliments et à des démonstrations de politesse. Au nom deBoishardy, Julie avait donné sa main au gentilhomme chouan ;puis la conversation s’était engagée rapide, précise, nullemententravée par les réticences, et dépourvue des banalitésd’usage.

Julie prodigua à Boishardy tout ce que satendresse pour Philippe lui inspirait d’expressions touchantes pourtémoigner au noble aventurier ce qu’elle ressentait au fond de soncœur.

– Sauvez-le, dit-elle, et vous m’aurezsauvée moi-même ; car si Philippe meurt, je mourrai !

En parlant ainsi, sa voix était si douce, sicalme, et indiquait tant de foi dans ce pronostic lugubre, queMarcof et Boishardy se sentirent profondément touchés. Le marin,dominant son émotion, fit un mouvement pour quitter le salon ;il avait, dit-il, à donner quelques ordres relatifs au départ.

– Est-ce que vous quittez le lougre cematin ? demanda Julie.

– Non, répondit Marcof ; nouspassons la journée à bord ; mais comme le vent est bon et lamarée favorable, je vais faire lever l’ancre, et nous mettrons lecap sur le Croisic, qui vient d’être repris par nos amis. Là, nousserons à peu de distance de Nantes, et si nous parvenons à enleverle marquis, le navire sera un refuge dont je réponds, car j’endéfends l’entrée !

– Faites et ordonnez, Marcof, ditBoishardy ; je me fie à vous.

Le marin le remercia du geste et disparut.Boishardy et la marquise demeurèrent seuls. Le gentilhomme jetaitmalgré lui ses regards sur le vêtement de la religieuse ;Julie s’en aperçut.

– Vous regardez mon habit monastique,dit-elle, et vous vous étonnez que je sois restée fidèle à mes vœuxdans ces temps où chacun n’a plus le respect de sesserments ?

– Non, madame, répondit Boishardy, je nem’étonne pas, mais j’admire.

– Puis, après un léger silence, ilreprit :

– Si nous délivrons Philippe, neconsentirez-vous pas à reparaître dans le monde ?

– Peut-être ! fit la religieuse endétournant la tête.

Boishardy n’insista pas ; il avait lu lesmanuscrits que lui avait confiés Marcof ; il connaissaitl’histoire entière des douleurs de la pauvre femme, et sadélicatesse l’empêchait d’insister sur un semblable sujet.

Il se disposait même à se retirer à son tour,car Julie semblait absorbée dans des réflexions pénibles, lorsqu’unléger tressaillement du navire fit chanceler les objets mobiles quiornaient la chambre.

– Nous prenons la mer ? dit-il.

– Oui, répondit la religieuse ; etdemain soir vous serez à Nantes. Que Dieu vous accompagne !Moi je vais prier tout le jour ! Malheureusement, hélas !c’est là toute la part que je puis prendre à cette entreprise.

Boishardy s’inclina profondément, et sortantde l’appartement de la marquise, il monta rapidement sur le pont dulougre.

Jusqu’alors Marcof avait veillé en personne àla manœuvre et à la marche du navire, mais une fois en mer, unefois la route prise, il appela Keinec, lui remit le commandement dulougre et alla retrouver Boishardy qu’il emmena dans sa cabine.

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