Le Marquis de Loc-Ronan

Chapitre 30UN SOUPER CHEZ CARRIER

Tandis que Boishardy reconnaissait l’infâmebeau-frère du marquis de Loc-Ronan sous le costume de l’envoyé duComité de salut public, Marcof et Carfor pénétraient dans la maisondu citoyen proconsul. En passant devant le poste de la compagnieMarat, le marin se contenta de serrer davantage, en signed’avertissement, le bras de l’ex-berger passé sous le sien. Lesans-culotte comprit à merveille. Les sentinelles, reconnaissantPinard, lui livrèrent passage sans difficulté. La compagnie Maratsavait que son lieutenant était attendu chez Carrier. Pinard marchadonc droit au cabinet du représentant.

Carrier était alors chez Angélique, dontl’appartement était situé à l’étage supérieur. Lorsqu’on vint luiannoncer le retour de Pinard, il lâcha un juron énergique exprimantà moitié ce qui se passait en lui. Cependant faisant contre fortunebon cœur (au fond il craignait son lieutenant), il se hâta dedescendre et pénétra dans son cabinet avec de grandesdémonstrations de joie.

Pinard, sous l’étreinte de Marcof, joua sonrôle à merveille. Il savait que la moindre hésitation de sa part,le plus léger signe surpris, la plus simple parole empreinte detrahison eussent été le signal d’une mort immédiate. Il présentaMarcof comme l’un des braves patriotes annoncés dans sa lettre dumatin.

– C’est lui qui t’a aidé à fuir ?demanda Carrier.

– Oui, répondit le marin ens’avançant.

– Tu as donc séjourné parmi lesbrigands.

– Comme tu le dis.

– Longtemps ?

– Trois mois.

– Où cela ?

– Un peu partout, dans les environs deNantes.

– Quoi ! ont-ils de leurs bandes siproches de la ville ?

– Mais oui. Les gueux sont assez hardis.La preuve en est qu’ils ont osé pénétrer ici la nuit dernière.

– Qui les commandait ?

– Boishardy.

– Tu sais que Pinard m’a promis de memettre à même, dans quelques heures, de m’emparer de ces brigandsd’aristocrates.

– Oh ! je te le promets aussi, moi.Je te jure de te mettre face à face avec eux !

– Mais Pinard m’annonçait deux hommes.Pourquoi es-tu seul ?

– Mon compagnon est au Bouffay.

– Il devait venir avec toi.

– Il n’a pas voulu.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il a ses raisons. Quet’importe ? Pourvu que nous nous battions c’est tout ce qu’ilte faut ; et nous nous battrons parfaitement. Si tu en doutes,demande à Pinard ; il sait ce que nous pouvons faire…

Tout en parlant ainsi, Marcof s’était peu àpeu rapproché du proconsul. Sa main droite jouait avec le manche deson poignard. Une pensée rapide venait de traverser son cerveau.Carrier était là, en face de lui, à portée de son bras terrible.Marcof fit encore un mouvement, mais il s’arrêta.

Une hésitation effrayante se lisait sur saphysionomie expressive. En une seconde, toute la honte de l’actionqu’il allait commettre se révéla à lui. Lui, l’homme de guerre, lesoldat, le marin, lui habitué à frapper ses ennemis en face, luiMarcof enfin, lever son bras armé sur un être sans défense, tuerdans l’ombre comme un bandit, assassiner un homme, quel qu’il fût,qui se livrait à ses coups sans défiance, n’était-ce pas l’actiond’un lâche qu’il allait accomplir ? Marcof recula.

Carrier ne se doutait pas du danger momentanéqu’il venait de courir. Pinard, profitant du moment d’hésitation dumarin, s’était avancé peu à peu vers la porte, lorsque Marcofreleva brusquement la tête. Du geste il rappela près de lui lesans-culotte.

– Écoute, lui dit-il. À toi à parler aucitoyen Carrier. Raconte-lui ce que je veux faire et ce que jedemande.

– Ah ! tu demandes quelquechose ? interrompit le proconsul.

– Oui.

– Si c’est de l’argent, je t’avertis quela République est pauvre.

– Je ne veux pas d’argent.

– Que veux-tu donc ?

– Pinard va te le dire.

– Parle, alors.

– Il veut, répondit Carfor, il veut avoirle droit de fouiller dans les prisons et de disposer de deuxhommes.

– C’est une vengeance, n’est-cepas ? demanda le proconsul dont les regardss’éclaircirent.

– Peut-être, répondit le marin.

– Tu crains qu’ils n’échappent, et tuveux les tuer toi-même.

– Je crois que tu as deviné.

– Eh bien ! laisse-les où ils sont,alors ; ils souffriront davantage.

– Non ; je veux les avoir entre lesmains.

– Tu y tiens donc bien ?

– Beaucoup.

– Eh bien, cela pourra se faire.

– Ce soir ?

– Je n’y vois pas d’inconvénient.

– Donne l’ordre alors de nous laisserpasser. On nous a refusé l’entrée des prisons.

– Écris-le, je vais signer.

Et Carrier désigna du geste le bureau surlequel se trouvaient papier, plumes et encre. Marcof se dirigeavers le meuble, attira un siège, prit place, et posa la main surune feuille ornée de l’en-tête républicain. Pinard étouffa unsoupir de joie. Son œil vitreux s’éclaircit brusquement, et il fitun pas en arrière. Marcof lui tournait le dos, et Carrier placéentre eux assurait encore sa retraite. Alors le lieutenant de lacompagnie Marat s’avança silencieusement vers la porte ;profitant du moment de liberté que lui avait imprudemment laissé lemarin, il allait fuir, il allait s’élancer au dehors. Déjà ilétendait la main pour saisir le bouton de la porte. Une secondeencore et c’en était fait de Marcof ; car la liberté de Pinardc’était la mort immédiate du frère de Philippe de Loc-Ronan.

Marcof avait pris une plume et allait latremper dans l’encrier ; l’accomplissement de cet acte sisimple allait peut-être lui coûter la vie… Par bonheur, le tapis necouvrait pas toute l’étendue du plancher de la pièce ; uncraquement d’une feuille du parquet sur lequel Carfor posa le pied,cependant avec une précaution extrême, rappela le marin à lasituation présente. D’un seul bond il fut debout, et sa main saisitla crosse d’un pistolet. Pinard vit le geste, le comprit àmerveille, et revint sur ses pas en affectant une tranquillitéd’esprit qui était loin de son âme. Carrier n’avait rien vu, riendeviné ; il songeait à Fougueray qui manquait l’heure durendez-vous, et dont il cherchait à s’expliquer l’absence.

– Eh bien ? fit-il en voyant Marcofse lever.

– Je ne sais pas écrire, dit le marin.Que Pinard prenne la plume.

Et, s’approchant du sans-culotte, il lui passafamilièrement la main sur l’épaule gauche, et appuya son doigtlégèrement sur la naissance du cou. Pinard devint pâle comme unlinceul, tout son corps frissonna convulsivement, et il seprécipita vers le fauteuil placé devant le bureau.

– Je suis prêt ! dit-il en attirantfiévreusement à lui la feuille de papier que Marcof avaitrepoussée. Que faut-il écrire ?

– L’ordre de nous laisser entrer dans lesprisons sur l’heure.

Pinard traça rapidement quelques lignes etpassa l’ordre préparé et la plume au citoyen représentant. Carrierprit l’un et l’autre et se pencha pour signer. Mais relevant latête.

– À propos, dit-il en s’adressant àMarcof qui avait repris le bras de Pinard ; à propos, citoyen,quels sont les noms de ceux que tu veux avoir ?

– Qu’est-ce que cela te fait ?répondit le marin, que toutes ces lenteurs commençaientsingulièrement à impatienter.

– Cela fait beaucoup, attendu qu’il y acertain prisonnier que je ne dois et ne puis livrer. Le bien de laRépublique avant tout.

– Oh ! ceux-là n’intéressent guèrele salut de la République ! Il s’agit d’un ci-devantdomestique d’un ci-devant noble.

– Un domestique seul ?

– Non ; lui et son compagnon.

– Et comment les nommes-tu ?

– Je ne sais pas sous quel nom le derniera été écroué ; mais le premier se nomme Jocelyn.

– Jocelyn ! reprit Carrier en seredressant et en lâchant la plume.

– Eh bien oui, Jocelyn ! dit Marcofétonné de l’accent avec lequel le proconsul venait de répéter lenom du vieux serviteur.

– Oh ! oh ! fit Carrier, celademande réflexion alors.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il me plaît de réfléchir.

– Mais il ne me plaît pas d’attendre, àmoi ! s’écria Marcof qui sentait qu’il allait bientôt ne plusêtre maître de lui-même.

– Plaît-il ? fit Carrier en relevantle front avec insolence.

En ce moment la porte s’ouvrit doucement.

– Qu’est-ce ? demanda Carrier à unesorte de valet qui parut timidement sur le seuil.

– Citoyen, répondit le pauvre diable,c’est le souper.

– Eh bien, le souper ?

– Il est prêt…

– À table, alors ! s’écria leproconsul avec une joie manifeste ; à table !

– Et cet ordre ? signe-ledonc ! dit Marcof en se contenant à peine.

– Quel ordre ?

– Tonnerre ! celui que je tedemande, et qu’il faut que tu me donnes.

– Après souper, citoyen !…

– Cependant…

– Allons, à table ! Tu m’as toutl’air d’un bon patriote. Soupons ensemble, et ensuite tu prendrastous les aristocrates que tu voudras. Ce sera de la besogne toutefaite. Viens donc, les amis nous attendent.

Marcof dévora son impatience. Il sentait, àn’en pas douter, qu’un éclat perdrait non seulement lui, maisencore Philippe. Carrier l’avait pris par le bras et s’efforçait del’entraîner.

Le marin n’hésita plus. Se dégageantdoucement, il saisit la main de Pinard qu’il voulait avoir toujoursà sa portée ; et s’adressant à Carrier :

– Eh bien ! répondit-il, souponsensemble et nous verrons si tu sais boire !

Puis se penchant à l’oreille de Pinard, tandisque le proconsul ouvrait la porte communiquant avec lesalon :

– Garde à toi ! murmura-t-il ;nous mourrons ensemble si je dois mourir ! Il faut griserCarrier, et lui faire signer ce que je voudrai qu’il signe.

Une inspiration subite venait de traverserl’esprit du brave marin ; sa pensée courait rapidement vers unplus vaste horizon ; il espérait pouvoir sauver d’autresvictimes encore. C’était cette inspiration généreuse qui lui avaitdonné la force de dominer sa nature violente et impétueuse.

Carrier, lui, avait accueilli avec une joieréelle l’annonce du souper qui le dispensait et de signerimmédiatement l’ordre demandé et de donner une explication de sonrefus.

– Dès que Fougueray sera arrivé, sedisait-il, je saurai à quoi m’en tenir. Alors j’agirai enconséquence et je ferai envoyer ce drôle au dépôt. Si Fougueray avoulu se jouer de moi, au contraire, en pensant me dérober un ordrequi lui permette d’agir avant l’heure convenue, il se trahira en setrouvant chez moi en face de son complice. D’ailleurs, j’ai tout àgagner en attendant et rien à perdre.

Quant à Pinard, lui aussi se réjouissait de ceretard, car il se disait de son côté qu’il était impossible qu’aumilieu du tumulte ordinaire présidant à toutes les orgies duproconsul, il ne trouvât moyen de se débarrasser de Marcof et de sevenger de son ennemi. Tous trois étaient donc entrés dans le salon,chacun ayant, comme on le voit, des pensées bien différentes.

Ce salon, dans lequel ils venaient depénétrer, était une vaste pièce, aux proportions élégantes,splendidement éclairée, et envahie, comme cela était la coutumechaque soir, par une foule nombreuse et peu choisie. Rien n’étaitplus étrange, plus incroyable, plus pittoresquement hideux que lavue de cette société bizarre qui formait la cour du proconsul. On yvoyait des généraux républicains, des officiers supérieurs de lagarnison de Nantes en sabots et en épaulettes de laine, suivantl’usage de l’époque ; des membres du département encarmagnoles, la tête coiffée du bonnet phrygien, les bras nus, lesmanches déchirées ; des juges au tribunal révolutionnaire,sans gilet et sans cravate ; des sans-culottes de la compagnieMarat, aux vêtements sales, graisseux, maculés de taches desang ; des fournisseurs, des habitués des clubs, des orateurspatriotes aux allures grossières, aux propos ignobles ; desfemmes sans nom aux yeux ardents, aux regards éhontés.

Les uns jouaient, les autres hurlaient,presque tous fumaient la pipe à la bouche, se prélassant sur dessièges soyeux que le sybaritisme du citoyen représentant avait faitmettre en réquisition dans les somptueux hôtels des ex-grandsseigneurs. Des blasphèmes effrayants retentissaient dans tous lescoins du salon, non qu’ils fussent l’expression de violentesdisputes, mais c’étaient tout simplement les fleurs dont on ornaitle langage.

Marcof, l’intrépide corsaire, le voyageurinfatigable qui avait tour à tour visité les tavernes anglaises,les musicos de la Hollande, tous les lieux de débauche qui sontl’apanage des villes maritimes, Marcof n’avait jamais contemplé unensemble plus hideux, plus repoussant, plus dégradant pour l’espècehumaine.

Après s’être esquivé des empressements dontlui et Pinard étaient l’objet, il avait entraîné son compagnon dansun angle de la pièce, et, quoique Carrier fût venu l’y retrouver,absorbé qu’il était par ce qu’il voyait et ce qu’il entendait, àpeine écoutait-il le citoyen représentant. Enfin la présenced’esprit lui revint. Il comprit que rester en arrière des autresserait se mettre mal dans la pensée du proconsul. Sans quitterCarfor, il se jeta dans le tourbillon à l’annonce que le souperétait servi, et tous passèrent pêle-mêle dans la salle àmanger.

Carrier prit place au centre de la table.Marcof s’assit en face de lui, et Carfor se laissa tomber sur unsiège à côté de celui que l’on pouvait, à bon droit, nommer sonmaître. Deux places seules demeurèrent vides : l’une à lagauche de Carrier, l’autre à la droite de Marcof.

La table était servie avec une profusion quicontrastait outrageusement avec l’état de famine dans lequel étaitplongée la ville entière ; mais Carrier était sensuel, maisCarrier était maître absolu, mais Carrier ne reculait devant aucuncrime, aucune infamie pour assouvir ses passions, ses goûts ou sesmoindres désirs, et peu lui importait qu’une partie de lapopulation mourût de faim et de misère, pourvu qu’il ne manquât derien. D’ailleurs plus la mortalité serait grande et plus vite samission serait accomplie, puisque la seule qu’il se fût donnéeétait de tuer, de tuer toujours.

Le placement des convives excita bien par-cipar-là quelques querelles, beaucoup de blasphèmes et pas mal degourmades, mais ces gentillesses étaient l’assaisonnement ordinairedes soupers et avaient l’avantage d’amuser singulièrement leproconsul. Enfin, tous s’assirent et le calme se rétablitpresque.

– Servez ! dit alors Carrier d’unevoix de maître, et prévenez les citoyennes que nous lesattendons !

Les valets, ou pour nous servir du style del’époque, « les officieux », s’empressèrent d’obéir.

– Où donc est le citoyen délégué ?demanda Grandmaison, placé sur le même rang que Marcof et presqueen face de Carrier.

– Fougueray ? répondit lereprésentant. Je ne sais ce qu’il fait ; il devrait êtreici.

Au nom de Fougueray, Marcof avaittressailli.

– Fougueray ! répéta-t-il.

– Un délégué du Comité de salut public deParis, dit Goullin.

– Est-ce que tu l’as vu, Pinard ?dit le marin en baissant la voix et en touchant, ainsi qu’ill’avait déjà fait dans le cabinet de Carrier, le sans-culotte entreles deux épaules.

Pinard se courba sous la faible pression, etlança à son voisin un regard suppliant.

– Oui, répondit-il.

– Est-ce donc le Fougueray que Brutusdevait envoyer chercher ? Est-ce le comte de Fougueray aveclequel tu étais en relation politique ? Réponds nettement,réponds vite !

– C’est lui ! dit précipitammentCarfor ; c’est le même ! Ne me touche pas, je t’enconjure ! Je souffre trop !

Marcof laissa échapper de ses lèvres unsifflement de joie.

– Ah ! se dit-il, c’est décidémentDieu qui m’a conduit à Nantes !

En ce moment la porte du fond s’ouvrit, etdeux femmes rayonnantes de beauté et de parure firent leur entréedans la salle. Tous les regards se tournèrent vers elles, et desapplaudissements les accueillirent de toutes parts. Ces deux femmesétaient Angélique Caron et Hermosa.

La situation se compliquait singulièrementpour Marcof. Le marin reconnut sur-le-champ Hermosa, et comprit quela seconde qui allait suivre devait décider de son sort et dusuccès de la soirée.

Sur un double signe de Carrier, Angéliqueaccourut prendre place à ses côtés, et l’Italienne se dirigeafièrement vers le siège resté vide à la droite de Marcof. Hermosa,occupée de répondre aux propos qu’on lui adressait sur son passage,n’avait pas pu voir encore celui qui allait être son voisin detable. Cependant elle approchait lentement. Le moment devenaithorriblement critique.

Marcof, résolu à tout, la main droite appuyéesur la crosse de son pistolet, se tourna complètement vers Pinard,avec lequel il parut engagé dans une conversation des plusintéressantes. Il entendit, sans bouger, le murmure soyeux de lajupe qui frôlait sa chaise ; il sentit Hermosa prendre placeet s’installer à son côté.

Alors, tout en paraissant jouer négligemmentavec l’arme meurtrière qu’il avait saisie, il la tira de saceinture, appuya la main droite sur la table, et la tenant de façonà ce que le canon menaçant fût dirigé vers Hermosa, il se retournalentement. Une résolution terrible se lisait sur son front, et sesyeux étincelèrent de menaces.

Le geste de Marcof avait attiré tout d’abordl’attention de sa voisine, qui se pencha en avant pour essayer dedistinguer les traits de l’homme à côté duquel elle se trouvait.Alors Marcof releva brusquement la tête, et ils se trouvèrentsubitement tous deux face à face.

Hermosa pâlit affreusement. Du premier coupd’œil elle reconnut le frère du marquis de Loc-Ronan, le chouanqui, deux ans auparavant, l’avait interrogée dans la forêt dePlogastel, l’homme auquel enfin elle avait voué une mortellehaine.

La situation était tellement tendue, que lemoindre incident pouvait en rompre l’équilibre, et transformer lesouper en une scène sanglante. Marcof se taisait, mais ses yeuxparlaient pour lui. Hermosa y lut si nettement l’arrêt de sa mort àla plus légère imprudence, qu’elle refoula au fond de sa poitrinele cri prêt à jaillir de sa gorge.

Les autres convives, heureusement, étaienttrop occupés à vider les bouteilles et à fêter les mets quiencombraient la table, pour prêter attention à ce qui se passaitsur le visage d’Hermosa.

– Eh ! citoyen, cria tout à coupCarrier en s’adressant à Marcof ; eh ! citoyen, commentte nommes-tu ? Cet aristocrate de Pinard a oublié dem’annoncer ton nom !

– On m’appelle le tueur de hyènes,répondit Marcof.

– Le tueur de hyènes ?

– Oui.

– Où diable as-tu pris cenom-là ?

– Je ne l’ai pas pris, on me l’adonné.

– Où cela ?

– En Afrique !

– Tu as donc tué des hyènes ?

– Pardieu ! sans compter celles queje tuerai encore.

– Est-ce que tu es marin ?

– Mais oui.

– Et maintenant tu restes à terre pourfaire la chasse aux aristocrates ?

– Tu l’as deviné.

– Bravo ! à ta santé !

– À la tienne et à celle de lacitoyenne ! répondit Marcof en élevant son verre de la maingauche, tandis que de la droite il enlaçait Hermosa et l’attirait àlui comme pour l’embrasser, mouvement fort ordinaire à la table duproconsul.

Hermosa plia sous l’étreinte du marin.

– Un mot et tu es morte ! lui glissaMarcof à l’oreille, en effleurant de ses lèvres le cou de lacourtisane, afin de motiver son action.

– Hermosa ! hurla Carrier, si tum’es infidèle, je te fais déporter ce soir !

– Tiens ! tu es jaloux ?riposta Marcof ; vilain défaut, citoyen, et qui sentl’aristocrate. Liberté, égalité, c’est ma devise ! Donc, si tues libre d’embrasser la citoyenne, je suis libre aussi de le faire,et nous sommes égaux tous deux devant son amour. Bois donc !et vive la nation !

– Vive la nation ! hurla l’assembléetout entière.

– Bravo le tueur de hyènes !

– Vive la liberté !

– Vive l’égalité ! cria-t-on detoutes parts.

Marcof grandissait en popularité. Carrierlui-même, habitué à voir tout plier devant lui, trouvait amusantela franchise du marin. Néron aussi avait ses bons jours.

– Dis donc, citoyen, reprit-il enricanant, est-ce que c’est en Afrique que tu as pris l’habitude desouper avec un pistolet à côté de ton assiette ?

– Justement.

– Mais ce n’est pas d’usage ici.

– Et la liberté donc ? D’ailleurs,demande à Pinard pourquoi je ne quitte jamais mes armes. Il te ledira, lui. Allons, Pinard, qu’est-ce que tu as ? Tu ne disrien ! Tu ne parles pas ! Est-ce que ton séjour parmi lesaristocrates t’a rendu muet ?

Et Marcof, passant encore son bras autour ducou du misérable, appuya le doigt sur la place qu’il avait déjàtouchée deux fois. Carfor se redressa comme s’il venait d’êtremordu par un serpent.

– Parle donc ! répéta Marcof.

– Qu’ai-je à dire ? s’écria lesans-culotte avec une volubilité fiévreuse, tandis que le sangenvahissait subitement son visage et tendait les veines de soncou ; qu’ai-je à dire, si ce n’est que tu es le meilleur despatriotes que j’aie jamais connus. Vive le tueur dehyènes !

Pinard s’arrêta. Ses traits crispésexprimaient une douleur effrayante. Mais l’orgie montait rapidementà son comble ; les paroles s’entre-croisaient de tous côtés.Personne, pas même Carrier, ne fit attention à l’expression de laphysionomie de Pinard. On entendit seulement qu’il vantait lepatriotisme de son voisin, et comme celui de Pinard avait unegrande réputation, on chanta les louanges du nouveau venu. Lelieutenant de la compagnie Marat se pencha vers Marcof, et, leregard plus suppliant que jamais, il murmura à voixbasse :

– Par pitié, je ne pourrais en endurerdavantage. J’aimerais mieux mourir !

– Tu souffres donc ?

– Comme un damné.

– Alors, songe à ceux que tu as faitsouffrir !

– Oh ! pensa Carfor, dussé-je êtretué cette nuit par toi, tu ne sortiras pas vivant de cettemaison.

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