Le Marquis de Loc-Ronan

II – Le Moniteur du 25 FRIMAIRE ANIII

Philippe de Loc-Ronan habitait une charmantepetite maison située sur le bord de la mer, et enfouie au milieu detouffes de jasmins, d’orangers et de grenadiers.

Le lendemain du jour qui suivit l’arrivée duJean-Louis, la joie la plus vive régnait parmi la petitefamille.

Marie-Augustine avait trouvé une sœur dans lapersonne de Julie de Loc-Ronan.

Marcof, heureux du bonheur dont, à justetitre, chacun le prétendait l’auteur, Marcof, disons-nous, n’avaitplus qu’une préoccupation, celle de voir terminer l’union d’Yvonneet de Keinec. Mais Keinec était sombre et rêveur : Yvonne luiprodiguait en vain des témoignages de tendresse. Jahoua affectaitinutilement une indifférence complète à l’égard de la jeune fille,rien ne parvenait à dissiper les nuages qui couvraient le front dujeune gars. Philippe de Loc-Ronan partageait les préoccupations deson frère. Il aimait Yvonne qui l’avait entouré de soins dignesd’une fille dévouée. Son cœur reconnaissant voulait le bonheur deKeinec, qui avait risqué ses jours pour sauver les siens, et iladmirait la grandeur d’âme du fermier qui, plus fort que leSpartiate, riait quand le désespoir et le chagrin le dévoraient.Mais Jahoua tenait son serment ; Jahoua se sacrifiait, et ilessayait de cacher ses souffrances.

Le soir du jour dont nous venons de parler,les différents personnages qui habitaient la petite maisond’Algésiras étaient réunis dans une vaste salle du rez-de-chaussée.Marcof venait d’entrer en tenant à la main un paquet dejournaux.

Le courrier anglais de Gibraltar avaitapporté, le jour même, des nouvelles de France.

Chacun était avide de connaître ce qui s’ypassait. Philippe ouvrit les journaux et les parcourut rapidement.Tout à coup il fit un geste d’étonnement, et son regard exprima unejoie vive et inattendue.

– Qu’est-ce donc, mon ami ? demandala marquise.

– Ce journal… répondit Philippe endésignant le numéro du Moniteur qui portait la date du 25frimaire an III de la République française.

– Eh bien ? fit Marcof.

– Il s’agit de Carrier.

– De Carrier ?

– Oui.

– Encore de nouveaux crimes ?

– Non ; un juste châtiment.

– Il est mort ?

– Guillotiné à Paris, le 13 décembredernier.

– Ah ! s’écria Marcof ; il y aune justice au ciel !

Et, s’emparant du journal, il lut à haute voixles détails de la condamnation du terrible proconsul.

Après avoir donné rapidement connaissance duprocès, il en arriva aux lignes suivantes :

« … Séance du 25 frimaire an III dela République française une et indivisible.

« Après de longs débats, après unedéfense habilement conçue, le représentant du peuple Carrier, surla déclaration de nombreux témoins, dont les paroles ont fait plusd’une fois frémir l’auditoire, a été déclaré coupable d’avoir donnédes ordres d’exécution, sans jugement préalable, signés de lui, etque le tribunal lui représente.

« Deux de ses coaccusés, le citoyenPinard et le citoyen Grandmaison, l’un comme lieutenant de lacompagnie Marat, l’autre comme membre du comité du département,convaincus de complicité avec le citoyen représentant, sontégalement déclarés coupables.

« En conséquence, les accusés Carrier,Pinard et Grandmaison sont condamnés à la peine de mort.

« Les autres accusés, considérés commeinstruments passifs, sont renvoyés purement et simplement, déclarésinnocents des crimes reprochés aux trois premiers. »

– Ainsi, s’écria Marcof ens’interrompant, ce misérable Carfor n’avait pas été tué par moi,comme je l’espérais. Je l’avais cependant vu tomber, et ma ballel’avait atteint à la tête.

– Mon Dieu ! dit Marie-Augustine,qui donc avait pu pousser cet homme au crime ?

– Rien autre que ses propres instincts,répondit Jahoua. J’ai connu jadis ce Ian Carfor en Bretagne. Avantd’être berger, sorcier et espion, il avait été garçon de ferme chezmon père. Obéissant à ses vices épouvantables, il avait volé etlaissé accuser un pauvre gars innocent. Ce fut moi qui découvrisson crime et qui avertis mon père. Un hasard me fit surprendreCarfor au moment où il accomplissait un nouveau vol. Chasséhonteusement de la ferme, il me voua une haine mortelle. Trop lâchepour me braver ouvertement, il chercha à exploiter la haine d’unami.

– La mienne, interrompit Keinec. Lemonstre m’avait conduit à commettre un assassinat, et Dieu sait cequi serait arrivé sans l’intervention de Marcof !

– Il a conservé jusqu’au dernier momenttoute l’atrocité de son caractère, ajouta Philippe, qui venaitd’ouvrir un autre journal. Voici ce que l’on écrit sur l’exécutionde ces trois hommes : « Carrier et ses deux coaccusés ontmarché tous trois à l’échafaud, le premier protestant énergiquementde son innocence, et disant qu’il n’avait fait qu’exécuter lesordres de la Convention. Au moment de l’exécution, et tandis queles aides du bourreau s’emparaient de Grandmaison qui devait mourirle premier, Pinard, transporté d’une sorte de rage, se précipitatête baissée sur Carrier, et, le frappant à la poitrine avecviolence, le jeta presque sans vie sur les degrés de l’échafaud.Peut-être allait-il se porter à de nouveaux excès sur son complice,lorsqu’on parvint à l’entraîner et à le lier sur la bascule.Carrier, toujours inanimé, subit le dernier la peinecapitale. »

– Les brigands sont morts, ditMarcof ; mais j’aurais voulu les frapper moi-même.

– Ne parlez pas ainsi ! fit Julie ensaisissant la main du marin.

– Pourquoi ? j’écraserais sans pitiéle scorpion que je rencontrerais sur ma route. Agir ainsi, c’estrendre service à l’humanité.

– N’importe ! ajoutaMarie-Augustine ; ces nouvelles sont un grand soulagement pournous : et puisque vous êtes résolu à retourner en France, aumoins saurons-nous que vous n’aurez pas à redouter les poursuitesde ces hommes.

– Tu es donc décidé, frère ? demandaPhilippe.

– Il le faut, repartit Marcof.

– Tu pars… et je reste.

– Il le faut également. Tu n’es plus seulet tu as près de toi une pauvre femme qui a souffert, et quimourrait de ta mort. Vis donc pour elle et consacre-toi à sonbonheur ! Puis n’insiste pas. Mon parti est pris, mes ordressont donnés. Demain le Jean-Louis reprend la mer.Peut-être pourras-tu bientôt rentrer en France. Nous avons emportéen partant une partie de la fortune de ta femme ; je tepromets, quoi qu’il arrive, de te rapporter le reste dans moinsd’une année. Allons, mes amis, ne vous attristez pas ; je parsdemain ; que mes derniers moments soient gais, et qu’ilsdemeurent au fond de mon cœur comme un souvenir doux et bienfaisantqui m’aidera à supporter les fatigues et les dangers.

– À quelle heure l’appareillage ?demanda Yvonne.

– Après ton mariage, ma fille ; jeveux assister à la bénédiction nuptiale avant mon départ.

– Eh bien, dit Jahoua en souriant, vouspourrez lever l’ancre de bon matin ; car j’ai prévenu leprêtre aujourd’hui même, et il bénira les époux au point du jour.Maintenant, Marcof, j’ai une grâce à vous demander.

– Laquelle ?

– Laissez-moi partir avec vous.

– Volontiers, mon gars.

– Oui, mais j’entends partir comme marin.Je ne veux plus vivre à terre. La Bretagne est saccagée, ma fermeest brûlée ; je n’ai plus rien. Engagez-moi !

– Ta place est prête à mon bord. Tuprendras celle qu’avait Keinec.

– Merci !

Keinec se leva brusquement.

– Où vas-tu ? demanda Marcof.

– À bord du lougre ; puisque tu parsdemain, il faut que je transporte à terre le peu que jepossède.

– Je vais avec toi, dit vivement lefermier.

– Non, non, demeure ; avant uneheure je serai de retour.

Et, sans attendre une réponse, le jeune hommes’élança au dehors. Marcof frappa du pied avec impatience. Yvonnes’était levée avec inquiétude. Jahoua allait sortir, lorsque lemarin le retint.

– Laisse-le faire, dit-il ; moi-mêmeje vais à bord pour donner les derniers ordres, je saurai bien leramener.

*

**

Une heure du matin venait de sonner à lacharmante église de la petite ville, et un morne silence régnaitdans le jardin attenant l’habitation du marquis. Une fenêtre durez-de-chaussée donnant sur un massif était seule ouverte. Yvonne,la tête enveloppée dans ses petites mains, y était accoudée. Lapauvre enfant pleurait en étouffant ses sanglots. Tout à coup lesbranches du massif s’écartèrent, une ombre traversa rapidementl’allée et s’approcha de la fenêtre. Yvonne surprise releva latête.

– Jahoua ! murmura-t-elle.

– Oui, répondit le fermier, Jahoua quivoulait te voir une dernière fois et te parler.

– Keinec ?

– Il n’est pas revenu.

– Mon Dieu !

– Oh ! sois sans crainte ! ilest à bord avec Marcof. Mais écoute, Yvonne, le temps presse, ilfaut que je te parle. Yvonne, tu sais si je t’ai aimée, si jet’aime encore. Je donnerais sur l’heure la moitié de ce qui mereste à vivre pour qu’il me fût permis de passer l’autre moitiéprès de toi. Hélas ! un pareil bonheur m’est refusé ! Tupleures, tu es émue, tu m’aimes encore peut-être ?

– Oui, murmura la jeune fille.

– Alors, c’est au nom de notre amour àtous deux, que je te conjure de m’oublier. J’aime Keinec presqueautant que je t’aime. Tu lui appartiens. Nous nous devons auserment prononcé lorsque nous te croyions à jamais perdue pournous. Keinec t’a sauvée. Keinec a vengé la mort de ton père. Keinect’aime autant que je t’aime. Épouse-le, Yvonne, épouse-le sansregrets. Deviens sa compagne et rends-lui amour pour amour. C’estun grand cœur, fais qu’il soit heureux !

– Oh ! s’écria la jeune fille,demain je serai sa femme, et je te jure, par la mémoire de monpère, d’être pour lui une compagne aimante et fidèle ; maisque veux-tu, Jahoua ! demain il faudra que je sourie ;laisse-moi pleurer cette nuit.

– Pleure donc, pauvre enfant, pleure, etque ces larmes te donnent la force nécessaire pour accomplir lesacrifice.

– J’aurai du courage, Jahoua !Jahoua ! je saurai lutter et être digne de toi et de lui.

– Adieu alors ! adieu pourlongtemps, pour toujours peut-être.

– Mon Dieu ! ne te reverrai-je doncplus ?

– Keinec connaît mon amour ; Keinecsait que tu m’as aimé ; ma présence pourrait le faire souffrirplus tard. Il ne le faut pas. Demain, après la bénédiction, jem’embarque avec Marcof, et j’irai chercher l’oubli dans lesdangers. Adieu donc, Yvonne ! adieu ; c’est là tout ceque je voulais te dire. Sois forte maintenant ; sois digne decelui qui va recevoir ta foi.

Et le jeune homme, serrant avec force la mainde la jeune fille, s’élança sans oser tourner la tête, et disparutdans le jardin. Yvonne leva les yeux vers le ciel, et, refermant lafenêtre, alla s’agenouiller devant une image de la Vierge apposéedans un angle de la chambre. Le silence régna de nouveau dans lepetit jardin. Alors du massif même qu’avait traversé Jahoua sortitun homme qui, pendant toute la conversation précédente, s’étaittenu blotti sans mouvement. Cet homme était Keinec.

Depuis deux heures il guettait, pour ainsidire, les sanglots d’Yvonne sans avoir eu le courage de se montrer.Enfin il allait le faire, lorsque Jahoua était arrivé. Alors ilavait écouté. Lorsque le jardin était devenu désert et silencieux,il s’était relevé doucement, ainsi que nous venons de le dire. Ildemeura un moment immobile. Il fit ensuite quelques pas dans ladirection de la fenêtre d’Yvonne, puis il s’arrêta de nouveau.

Enfin, prenant un parti décisif, il traversale jardin, franchit le petit mur qui servait d’enclos, et gagna lebord de la mer.

Le Jean-Louis se balançait à unedemi-lieue en rade. Aucune embarcation n’était sur la grève. Keinecse déshabilla, attacha ses effets sur une planche, se jeta à lanage, et, poussant la planche devant lui, il se dirigea vers lelougre. Arrivé sous le beaupré, il saisit une amarre et grimpalestement à bord. Bervic veillait sur le pont.

– Où est Marcof ? demanda le jeunehomme en reprenant ses habits.

– Dans sa cabine, répondit le vieuxmarin.

– Merci.

Et Keinec s’élança dans l’entrepont.

Marcof effectivement était assis dans sonhamac, et paraissait absorbé dans ses rêveries.

Keinec courut à lui.

– Que veux-tu ? demanda vivement lemarin en remarquant la profonde altération des traits de sonami.

– Je veux qu’Yvonne soit heureuse !répondit Keinec d’une voix sourde ; je veux que tu m’aides àassurer son bonheur, et je vais te dire ce qu’il faut que tufasses.

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