Le Marquis de Loc-Ronan

Chapitre 24LE MARCHÉ

Lorsque le marquis entra dans la pièce oùl’attendait son estimable beau-frère, Diégo s’était brusquementretourné, afin que le jour, qui pénétrait par une étroite fenêtre,ne tombât pas tout d’abord sur ses traits, qu’il voulait cacher auprisonnier. En dépit de lui-même, l’Italien se sentait ému, non decommisération pour sa victime, mais de la partie qu’il allaitjouer. Encore quelques minutes peut-être, et il aurait entre lesmains la lettre qui mettait à sa discrétion cette fortune siardemment convoitée, si laborieusement poursuivie. Il avait vouluattendre jusqu’alors, pour donner le temps aux noyades et auxmitraillades quotidiennes d’impressionner le marquis. Il comptaiténormément sur l’impression causée par ces horreurs pour déciderPhilippe, dont il connaissait la fermeté. Puis, à défaut de cemoyen, il en tenait un autre en réserve : celui-là concernaitl’amour du marquis pour sa seconde femme.

Enfin, maître de lui-même, il se retournafroidement. Philippe, dont les yeux rougis par les veilles étaientdevenus d’une faiblesse extrême, ne distingua pas la physionomie del’Italien. Croyant qu’il allait subir un interrogatoire, il seretourna vers Piétro qui demeurait sur le seuil de laporte :

– Où me conduisez-vous ?demanda-t-il.

– Ici, citoyen, répondit le geôlier.

– Pour quoi faire ?

– Quelqu’un veut te parler.

– Qui cela ?

– Le citoyen.

Et Piétro désigna du geste le délégué ducomité de Salut public. Le marquis de Loc-Ronan fit alors un pas enavant vers celui qu’on lui indiquait.

Philippe, en dépit de son séjour prolongé dansles prisons, n’avait rien perdu de sa dignité morale. C’étaittoujours ce beau gentilhomme aux façons élégantes etchevaleresques, aux grands airs de noble seigneur. En apercevantDiégo, qu’il reconnut au premier coup d’œil, le sang lui monta auvisage.

– Le comte de Fougueray ! dit-il enreculant.

– Le citoyen Fougueray, si vous le voulezbien, répondit Diégo avec une ironique politesse et en faisant ungeste à Piétro, qui sortit et referma la porte.

– Cela devait être ! murmura lemarquis avec un mépris profond.

Diégo sourit.

– Tu ne m’attendais guère, n’est-ce pas,citoyen ? reprit-il avec cette brutalité de langage qui étaitde mode à cette triste époque.

– Si fait, je vous attendais.

– Bah ! vraiment ?

– J’ai été victime d’une infâmedélation ; puisqu’il s’agissait de lâcheté, je devais penser àvous.

– Citoyen Loc-Ronan !

– Monsieur le comte !

– Encore une fois, je suis le citoyenFougueray ! s’écria Diégo avec colère, car il craignait quequelque surveillant, en rôdant dans le corridor, n’entendît lemarquis lui donner un titre qui entraînait alors le derniersupplice pour ceux qui le portaient.

Philippe devina la pensée de soninterlocuteur, mais il se contenta de hausser dédaigneusement lesépaules.

– Que me voulez-vous donc encore ?demanda-t-il froidement et avec une hauteur extrême.

– Causer quelques instants, avec vous,cher beau-frère, répondit Diégo avec une affabilité railleuse. Il ya si longtemps que nous ne nous sommes vus que nous devons avoirbien des choses à nous dire !

– Assez ! dit brusquement Philippe.Je n’ai plus ni or, ni argent, ni terres, ni châteaux, ni fortuneenfin. Que me voulez-vous donc ?

– Vous avez un bien plus précieux quetout cela à défendre, et ce bien c’est la vie.

– Est-ce donc à ma vie que vous envoulez ?

– Je veux la défendre, mon cherbeau-frère.

– Vous ?

– Moi-même, qui vous ai toujours appréciécomme vous le méritez.

– Je suis condamné, monsieur, ditfroidement le marquis, et j’ai hâte de mourir pour être délivré detous mes maux. D’ailleurs l’existence venant de vous, je larepousserais !

– Cependant, dit Diégo, la mort est unevilaine chose, surtout par la façon dont elle arrive ici, et sansparler du typhus, il me semble qu’être noyé dans la Loire oufusillé sur la place du Département…

– Vaut mieux mille fois que d’êtreguillotiné devant une foule sanguinaire et stupide !interrompit Philippe. Mourir par le fer est la mort dusoldat ; ce doit être la mienne. Mourir noyé dans le fleuve,c’est quitter la vie entouré de pauvres innocents qui vous fontcortège pour monter au ciel. L’une ou l’autre façon de gagnerl’éternel sommeil ne m’effraye pas, au contraire, je les attendstoutes deux avec calme, presque avec impatience.

Diégo se mordit les lèvres. Les exécutionsn’avaient nullement porté l’effroi dans l’âme du stoïquegentilhomme, et le bandit avait perdu en vain quatre jours àattendre. Le marquis fit un pas pour quitter la chambre.

– Vous voyez, dit-il, qu’il est inutilede prolonger l’entretien.

– Si fait ! s’écria Diégo ;causons au contraire, et plus que jamais je tiens à votre aimablecompagnie.

– Je n’ai rien à entendre, vousdis-je.

– Vous croyez ?

– J’en suis certain.

– Peut-être vous trompez-vous ?

– Non.

– C’est ce que nous allons voir.

Et Diégo, après une légère pause, reprit d’unevoix ferme :

– Il s’agit de votre seconde femme.

– De Julie ! s’écria Philippe avecun violent mouvement.

– D’elle-même.

– Mon Dieu ! un danger lamenace-t-il ? Est-elle donc arrêtée de nouveau, elle qu’unmiracle avait sauvée ?

– Non ; elle est libre encore ;mais je connais l’endroit où elle se cache !

Philippe poussa un soupir.

– Vous voyez bien que nous avons àcauser ! continua Diégo en souriant.

– Seigneur ! s’écria le marquis enlevant les mains vers le ciel ; Seigneur ! qui medélivrera donc de ces maudits attachés à mes pas !

– Oh ! les grands mots !répondit l’Italien. Les phrases à la Voltaire ! Ceci est unpeu bien passé de mode, je vous en avertis. Et puis, vous venez decommettre une énorme faute de grammaire. Vous employez le pluriel.Vous dites : « les maudits ! » Erreur,cher beau-frère, grave erreur. Il fallait vous écrier :« le maudit ! » car j’ai une bonne nouvelleà vous annoncer. Le chevalier de Tessy est mort et bien mort. Lediable ait son âme ! n’est-ce pas ? Allons, je vois àvotre physionomie que cela ne vous suffit pas. Vous voudriez quej’allasse rejoindre le plus tôt possible ce cher frère que jepleure tous les jours. Mais, bah ! j’ai l’âme chevillée dansle corps, moi ! Donc n’y songez pas, et sachez seulement queje demeure seul, avec la marquise, bien entendu, la douce et belleHermosa, que vous avez tant aimée.

– Assez ! interrompit brusquementPhilippe. Parlez clairement ; que me voulez-vous ?

– Causer, je vous l’ai dit.

– À quel propos ?

– À propos des choses les plusintéressantes pour nous deux. Mais d’abord n’êtes-vous pas un peucurieux de savoir comment j’ai pu deviner que vous étiez vivant,vous à l’enterrement duquel j’ai assisté jadis ?

– Allez au but !

– Pour y arriver, je suis contraint defaire un détour.

Philippe fit un mouvement convulsif ;mais il s’arrêta.

– Parlez comme bon vous l’entendrez,dit-il ; j’écoute.

– À la bonne heure. Je commence, et jevous réponds que vous ne languirez pas longtemps. Sachez seulementque je viens vous proposer la vie, la liberté et latranquillité.

– Vous ?

– En personne !

– Je n’y crois pas.

– Vous me méconnaissez.

– M. de Fougueray, vous m’avezdit à l’instant que vous connaissiez la retraite où s’est cachéemademoiselle de Château-Giron. Si vous m’avez parlé ainsi, c’estque, par un moyen que j’ignore, je puis vous payer ce secret. Quelprix y mettez-vous ? Dites-le promptement et cessons cetteconversation qui me soulève le cœur !

– Soit, citoyen Loc-Ronan, soyons brefs,je le veux bien. Voici ce qui m’amène. Votre seconde femme a unefortune immense. Cette fortune, réalisée jadis en or et en bijoux,est enfouie dans un endroit dont elle seule possède le secret. Ehbien ! je veux connaître ce secret et avoir cette fortune.Suis-je suffisamment clair et précis ?

– Infâme ! s’écria le marquis, vousvoulez dépouiller une femme !

– Parfaitement.

– Et c’est à moi que vous venez ledire !

– Pour que vous m’aidiez !

– Moi ?

– Sans doute ; vous lui conseillerezd’agir selon mes vues.

– Jamais !

– Vous le ferez.

– Jamais, vous dis-je !

– J’aurai ce secret aujourd’hui même,marquis Philippe de Loc-Ronan, ou sans cela…

– Sans cela ?

– La citoyenne Château-Giron sera arrêtéedemain.

– Vous voulez me tromper ; vous nesavez pas où est Julie.

– Réfléchissez donc ! Si jel’ignorais, pourquoi viendrais-je vous demander une lettre pourelle ? Cette lettre ne me servirait de rien. Vous savezpeut-être le secret ; mais je sais également que vous ne me lerévélerez pas. C’est pourquoi je vous demande une lettre pourmadame de Loc-Ronan ; lettre dans laquelle vous luiconseillerez de faire ce que je lui demanderai en ce qui concernesa fortune. De deux choses l’une, ou je remettrai cette lettre, etdès lors il faut bien que je sache où est la marquise, ou je ne laremettrai pas, et dans ce cas, pourquoi et dans quel intérêtl’exigerais-je ? Il me semble que ce raisonnement estparfaitement logique. Vous ne me répondez pas ? Vous me croyezplus ignorant que je ne le suis. Pour vous convaincre,écoutez-moi.

Et Diégo continua en dardant ses regardsardents sur Philippe, qui, à demi convaincu, pressaitdouloureusement sa noble tête entre ses mains amaigries :

– Le soir même du jour où vous vous êtesfait passer pour mort, vous avez pris la fuite avec Jocelyn. Vousvous êtes rendu à l’abbaye de Plogastel, abbaye dans laquelle nousétions nous-mêmes ; mais nous ignorions complètement votreprésence. Dans les cellules souterraines, vous avez retrouvé votrefemme, Julie de Château-Giron. Puis vous vous êtes sauvé àAudierne, et là, le fils d’une fermière des environs vous a faitpasser sur son navire de pêche et vous a conduit en Angleterreainsi que votre femme et Jocelyn. Je suis bien instruit, qu’enpensez-vous, mon cher beau-frère ? Ma police est-elleconvenablement faite ?

– Mais qui donc vous a révélé tous cesdétails ? dit Philippe avec stupeur.

– Cela vous serait agréable àsavoir ? Je vais vous le dire, d’autant que le mystèrem’importe peu maintenant. Huit jours après votre départ de France,un homme me racontait ces événements qu’il tenait de la bouche mêmede celui qui vous avait embarqué et qui vous avait parfaitementreconnu. Cet homme était un simple berger et se nommait Carfor.Grâce aux sottes croyances des paysans bretons, Carfor exerçait unegrande influence sur le pays, et le pêcheur en question était à ladévotion du prétendu sorcier. Celui-ci s’est renseigné d’abord etm’a raconté ensuite. Voilà tout. Le fait est simple et croyable,car vous étiez hors de France, et ceux qui parlaient ne pensaientpas vous compromettre. Seulement le hasard m’a bien servi. Une foiscertain de vous retrouver à Londres, je me mis à votre recherche.Vous veniez de rejoindre les émigrés en Allemagne. Ne pouvant voussuivre, je payai largement des gens à moi pour me suppléer, etdepuis deux ans, depuis votre étonnante résurrection, j’ai connujour par jour vos moindres démarches…

– Qu’aviez-vous donc à gagner en agissantainsi ? je ne possédais plus rien.

– Vous oubliez la fortune dont je vousparlais tout à l’heure. Laissez-moi achever. C’est sur madénonciation, ainsi que vous le supposez, que vous avez été arrêtéen débarquant sur les côtes de France. C’est encore d’après mesordres que vous êtes vivant aujourd’hui.

– D’après vos ordres !

– Je le répète, c’est grâce à moi quevous vivez.

– Je n’accepte pas l’existence à ceprix.

– Ne jurez pas avant de m’avoir entendu.Six jours après votre incarcération, votre geôlier vous apporta vosprovisions de pain et de riz comme à l’ordinaire. En rompant cepain, n’y avez-vous pas trouvé un billet ?

– Si fait.

– Que vous disait ce billet ?

– Il me recommandait de ne pas répondredans le cas où mon nom serait appelé ; il me recommandait celaau nom de mon amour pour Julie, et il était signé : « unami inconnu. »

– C’est bien cela.

– Ainsi vous en aviezconnaissance ?

– Il avait été dicté par moi et enfermésous mes yeux dans le pain qui vous était destiné.

– Et vous ne m’avez donné cetavertissement salutaire que pour être toujours à même de torturermon cœur, n’est-ce pas ?

– Je vous ai donné cet avis pour vouspréserver de la mort et ne pas ruiner mes projets. Je suis franc,vous le voyez. Bref, arrivons au fait, maintenant que vousconnaissez les principaux détails. Il me faut la fortune entière devotre femme. Cette fortune une fois entre mes mains, vous serezdélivré sur l’heure et vous aurez les moyens de quitter Nantes lanuit même de mon entrevue avec la citoyenne de Château-Giron. Libreà vous alors de rejoindre votre seconde femme et de vivre auprèsd’elle. Pour moi, je quitterai la France en emmenant Hermosa. Cettefois, vous ne me reverrez plus. Comprenez-moi bien avant derépondre : la liberté pour vous, c’est la vie, c’est plus quela vie. C’est l’amour de Julie de Château-Giron ; c’est votrebonheur et le sien ; c’est enfin l’honneur de votre nom :car vous pourrez combattre pour votre cause. Mais si vous refusez,oh ! si vous refusez, ne vous en prenez qu’à vous de tous lesmalheurs qui en résulteront. Vous ne mourrez pas de suite. Je veux,avant, que vous voyiez souffrir ceux que vous aimez. Julie arrêtéesera d’abord jetée en prison, puis elle servira de jouet aux amisde Carrier.

– Misérable ! s’écria Philippe. Nedis pas cela ou tu vas mourir !

Et, plus rapide que la pensée, le marquiss’élança sur Diégo et l’étreignit. On sait que les colères dePhilippe étaient terribles. L’accès que l’Italien avait provoquédécuplait les forces du prisonnier ; mais malheureusement cesforces étaient presque éteintes par les souffrances qu’il subissaitdepuis deux mois. Cependant la supposition, ou plutôt le pronosticinfâme de Diégo, avait tellement surexcité le courroux du marquisque, malgré toute sa vigueur, l’Italien plia et fut à demirenversé. Mais hélas ! ce fut tout ce que put faireLoc-Ronan.

Piétro avait dit que la nourriture desprisonniers manquait depuis quarante-six heures. Le fait étaitexact. Il y avait près de deux jours que Philippe n’avaitmangé ! Diégo sentit donc mollir les bras qui l’étreignaient.Il fit un violent effort et rejeta le marquis sur son siège.

– Continuons, dit-il froidement, envoyant Philippe désormais incapable de résistance. Je disais queJulie servirait de jouet aux amis de Carrier : puis ensuiteelle sera noyée ou fusillée. Tu crois, citoyen Loc-Ronan, que tumourras alors ? Pas encore. Il te restera autre chose à voir.Cette autre chose sera le supplice de Marcof le Malouin, de Marcofle chouan, de Marcof ton frère, entends-tu ?

– Marcof ! répéta Philippe.

– Oui. Il est à Nantes, et, suivant sonhabitude de folle témérité, il y est venu accompagné seulement dedeux hommes. Il est arrivé hier soir. Il te cherche sansdoute ; mais je le défie de pénétrer jusqu’ici. Tous mesordres sont donnés. J’ai les pleins pouvoirs de Carrier pour agir.Dans quelques heures, Marcof et ses compagnons seront entre mesmains. Tu le verras mourir avant toi. Allons ! parle,maintenant. Veux-tu, oui ou non, me donner pour ta femme la lettreque je te demande ?

Philippe se leva lentement. Il jeta un regardde mépris sur l’homme qui lui parlait ainsi avec une brutalité sihorrible. Il parut hésiter. Puis les forces l’abandonnèrent, et ilretomba sur sa chaise en comprimant son front entre ses mainscrispées. Diégo le couvait sous ses regards ardents.

– Décide-toi ! dit-il.

En ce moment la porte s’ouvrit brusquement etPiétro entra.

– On te demande de la part de Carrier,dit-il à Diégo.

– Qui cela ?

– Son aide de camp.

– Qu’il attende.

– Non pas. Il a l’ordre de te rameneravec lui. Pinard est retrouvé !

– Pinard est retrouvé ?

– Oui.

– C’est bien ! je te suis.

Piétro sortit et referma la porte. Diégorevint vivement vers le marquis.

– Dans deux heures je serai de retour,dit-il. Réfléchis, et sache bien qu’il faut que ta réponse soitdécisive. La liberté et la vie en échange de la fortune de Julie.La mort de ta femme, celle de ton frère et la tienne si tu refuses.Dans deux heures ! Si tu te laissais mourir avant, j’agiraiscomme si tu avais refusé. Tu vois que la tête est bonne et que jeprévois tout. Adieu ! ou plutôt au revoir ; àbientôt !

Et Diégo s’élança au dehors.

Philippe était atterré. Il n’entendit pasPiétro rentrer près de lui. Le geôlier s’arrêta cependant devant legentilhomme, et, le considérant attentivement, ilmurmura :

– Ah ! ce pauvre homme est le frèrede Marcof ! Eh bien ! je vais d’abord lui donner lamoitié de mon pain. Après, nous verrons.

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