Le Marquis de Loc-Ronan

Chapitre 29LE FIL D’ARIANE

Keinec et Boishardy gravirent lestement lesmarches de l’escalier sombre et tortueux qui conduisait au logementde Pinard. Keinec avait hâte de rejoindre Yvonne ; Boishardyétait impatient de se trouver en face du prisonnier qu’avait faitle jeune chouan. Une faible clarté, brillant sur le palier dudeuxième étage, vint activer leurs pas, et bientôt ils eurentatteint la porte d’entrée du misérable logis.

Au pied de cette porte, accroupie sur ladernière marche de l’escalier, ils aperçurent, à la lueurs’échappant d’une petite lampe posée sur le carreau, Yvonne,dormant doucement la tête appuyée contre la muraille, et les mainsjointes comme si le sommeil fût venu la surprendre dans la prière.La jeune fille avait cédé à la fatigue morale aussi bien qu’àl’épuisement physique, et elle s’était endormie. La pauvre enfantn’avait pas voulu rester dans la même pièce que Diégo, bien quecelui-ci fût incapable d’essayer un seul mouvement.

Keinec avait solidement attaché l’Italien aupied du lit de Pinard ; et comme il n’avait pas pris laprécaution de bander la blessure que son poignard avait faite entraversant la main du misérable, le sang avait continué à couleravec violence, et Diégo avait senti ses forces diminuer d’heure enheure. Une épouvantable crainte s’était emparée de lui. Une penséehorrible le torturait. Cette pensée était que, peut-être, Keinecvoulait le laisser mourir lentement d’épuisement et de faim. Ilvoyait, comme dans un rêve fantastique, défiler devant lui toutesles effrayantes angoisses de l’homme condamné à une semblable mort.Bâillonné étroitement, il ne pouvait articuler un son, et toutespoir d’être secouru était bien perdu pour lui. Cependant, detemps à autre, semblable au noyé qui se raccroche à une branchefrêle et délicate, et croit trouver un moyen de salut, Diégo sereprenait à songer à Pinard.

– Il est libre, pensait-il ; ilrentrera à Nantes ce soir ; il viendra ici et il medélivrera.

Puis une autre réflexion venait anéantir cettesuprême espérance.

– Carrier le fera disparaître. Il seraarrêté et noyé ce soir peut-être ; et c’est de moi qu’est néecette inspiration ! Oh ! tous mes plans détruits, toutmon avenir brisé par un hasard fatal. Maudite soit cette passioninspirée par Yvonne ! Maudite soit la pensée qui m’est venuede me servir d’elle ! Qu’avais-je donc besoin de rentrer danscette maison ? Y a-t-il donc un Dieu pour guider ainsi nos pasen dépit de nous-mêmes ? Un Dieu ! reprit-il enfrémissant ; un Dieu ! Oh ! non ! non ! Jene veux pas y croire ! Un Dieu ! une justice ! uneautre vie ! Je souffrirais trop ! Cela n’est pas !cela n’est pas !

Et l’œil de l’ancien bandit calabrais, serelevant vers le ciel, semblait lui jeter un regard de menace et dedéfi. Le marquis de Loc-Ronan commençait à être vengé des supplicesque lui avait infligés son bourreau.

Bientôt, à l’épuisement causé par la perte dusang, se joignirent les hallucinations provoquées par la fièvre.Diégo vit alors passer sous ses yeux, qui se fermaient en vain pourne pas regarder, le panorama de sa vie antérieure, et le cortège deses victimes.

À chaque crime, à chaque meurtre commis dansles Abruzzes, l’Italien poussait un blasphème nouveau espérantconjurer ces apparitions sinistres ; mais la justice divine,niée par cette âme dépravée, semblait s’acharner à une justevengeance. Diégo ne se vit délivré de cette sorte de revuerétrospective que pour retomber dans les angoisses du présent. Cefut en ce moment qu’un bruit extérieur le fit tressaillir.L’espérance et la crainte se succédèrent dans sa pensée, et sonesprit tendu passa, en quelques secondes, par toutes les nuancesénervantes de l’inquiétude et de l’anxiété.

– Est-ce Pinard ? se disait-il.Est-ce l’homme qui m’a blessé ? est-ce la délivrance ?est-ce la mort ?

Cependant Yvonne aussi avait entendu le bruitqui avait ému l’Italien. Elle se redressa vivement, et vit devantelle Keinec et Boishardy. La jeune fille tendit la main à sonsauveur, tandis que le chef royaliste la contemplait en souriantavec bonté.

– C’est-elle, n’est-ce pas, Keinec ?demanda-t-il en désignant Yvonne.

– Oui, monsieur le comte, répondit lejeune homme.

Et se tournant vers Yvonne, ilajouta :

– C’est M. de Boishardy. Sanslui et sans Marcof, je ne te sauvais pas. Ils ont fait plus quemoi, car, sans leur secours, je ne serais pas à Nantes, et tuserais la victime de ce misérable.

La jeune fille voulut s’incliner sur la maindu chef ; mais le gentilhomme, l’attirant doucement à lui,déposa un baiser sur son front pâli.

– Pauvre enfant ! murmura-t-il, vousavez bien souffert !

– Hélas ! monseigneur, j’ai étéfolle !

– Oh ! les monstres ! fitBoishardy avec une colère sourde. Enfin, mon enfant, vous êtessauvée maintenant, et désormais vous aurez de braves cœurs pourvous défendre. Keinec et Jahoua seront les premiers ; mais jeviendrai ensuite si vous le voulez bien. Pauvre Jahoua ! ildoit maudire deux fois sa blessure qui l’a contraint à rester auplacis.

En entendant prononcer le nom du fermier,Yvonne rougit subitement, et Keinec sentit les mains de la jeunefille frissonner dans les siennes. Une émotion terrible agita lebrave gars. Ses yeux se voilèrent et il devint d’une pâleurextrême.

– Elle l’aime toujours !pensa-t-il.

Puis une révolution subite sembla s’accomplirdans son âme, et une douceur ineffable remplaça peu à peul’expression de haine qui avait envahi ses traits.

– Elle l’aime ! se dit-il encore. Ilfaut qu’elle soit heureuse ! Mon Dieu ! permettez que jesois tué cette nuit !

Boishardy se mordait les lèvres. Legentilhomme avait compris ce qui se passait dans l’âme des deuxjeunes gens, et il se repentait du mot imprudent qu’il venait deprononcer. Aussi, voulant écarter le nuage sombre qu’il remarquaitsur le front de Keinec, s’empressa-t-il de changer le sujet de laconversation.

– Où est ton prisonnier ? luidemanda-t-il brusquement.

– En haut, répondit le jeune homme.

– Montons alors, ethâtons-nous !

Yvonne les suivit. La pauvre enfant, elleaussi, s’était aperçue des sentiments qui se peignaient sur levisage de son sauveur, et elle sentait le trouble et la crainteentrer de nouveau dans son âme.

Pendant les quelques heures qu’ils étaientdemeurés ensemble, Keinec avait raconté une majeure partie desévénements qui s’étaient succédé depuis la nuit fatale où Raphaëlavait enlevé la jolie Bretonne. Seulement, par un sentiment d’unedélicatesse exquise, il ne lui avait pas fait part du sermentéchangé entre lui et Jahoua, lors de la fuite de Diégo, ce serment,qui avait pour but d’abandonner l’amour d’Yvonne à celui quiparviendrait le premier à retrouver la jeune fille et quil’arracherait aux griffes de ses ravisseurs.

Yvonne, ignorant cette circonstance etconnaissant le caractère impétueux de Keinec, s’était donc sentiesaisie par une terreur vague en remarquant l’altération des traitsdu jeune homme, et, à cette terreur, venait encore se joindre unautre sentiment. La pauvre enfant aimait toujours Jahoua ;elle venait d’entendre dire à Boishardy que son fiancé étaitblessé, et elle avait compris que, lui aussi, était demeuré fidèle.Elle voulait savoir et elle n’osait interroger. Son regard, enrencontrant celui de Keinec, arrêta subitement sur ses lèvres lesquestions prêtes à s’en échapper. Elle baissa la tête et comprimaun soupir. Keinec alors se rapprocha d’Yvonne. Un violent combatavait lieu dans l’âme du Breton. Enfin, il passa la main sur sonfront et leva les yeux vers le ciel avec une expression derésignation infinie.

Boishardy pénétrait dans le logement dePinard. Keinec retint Yvonne prête à le suivre, et se penchant versson oreille :

– Jahoua sera guéri lors de notrearrivée, dit-il à voix basse, et il t’aime plus quejamais !

Yvonne poussa un cri, ses yeux rayonnèrentd’un suprême éclat de joie, et, saisissant la main du jeune homme,elle la porta à ses lèvres avant que celui-ci eût pu deviner sonintention et arrêter ce mouvement.

– Sois béni ! murmura-t-elle ;tu es bon comme le Dieu de clémence !

– Qu’y a-t-il ? fit Boishardy en seretournant.

– Rien ! répondit Keinec. Entronsmaintenant et hâtons-nous ! Marcof est peut-être en péril etj’ai besoin de me trouver en face d’hommes à combattre, de périls àbraver, d’ennemis à frapper !

Le jeune homme prononça ces derniers mots avecun tel élan de férocité sauvage, qu’Yvonne frissonna de tout sonêtre. Boishardy comprit encore ce qui se passait dans le cœur dupauvre gars.

– Ton cœur est aussi grand par la bontéque par le courage, dit-il. Viens ! ne pensons plus qu’à notremission.

– Ce n’est pas de la bonté, réponditKeinec en pressant la main que le gentilhomme lui tendaitaffectueusement, c’est encore de l’amour !

Yvonne demeura dans la première pièce et lesdeux hommes passèrent dans celle où était attaché Diégo.

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