Le Marquis de Loc-Ronan

Chapitre 23L’ENTREPÔT

L’entrepôt était le nom que les sans-culottesdonnaient à la prison principale. Cette prison, située près del’endroit où se dressait la guillotine, se trouvait à une distanceassez considérable de Richebourg où demeurait le proconsul.Diégo-Fougueray, avant de quitter la maison de Carrier, entra dansle poste des sans-culottes, et fit porter les différents ordresqu’il venait de rédiger aux chefs de corps de la garnison.

Puis s’enveloppant dans un épais manteau,vêtement parfaitement justifié par la rigueur du froid, ils’achemina vers Bouffay. Il avait gardé sur lui, par mesure deprécaution, un blanc-seing du citoyen représentant.

Ce blanc-seing, joint aux pièces faussesfabriquées par Pinard et qui faisaient de Fougueray un personnageofficiel, il n’y avait nul doute que les geôliers ne lui obéissentsans la moindre hésitation.

Aussi, fut-ce d’un ton de maître qu’il élevala voix en s’adressant au gardien général des prisonniers. Ildemanda le porte-clefs Piétro. Un sans-culotte s’empressa del’introduire dans la première cour, et le conduisant à travers unvéritable dédale de corridors et d’escaliers, le mit en présenced’un homme de petite taille, maigre et délicat d’apparence, auteint fortement basané et à l’œil expressif.

Cet homme était le geôlier Piétro qui, enapercevant Fougueray, laissa échapper un geste du plus profondétonnement. Le sans-culotte se retira. Les deux hommes demeurèrentseuls dans une sorte de chambre mal éclairée par une fenêtre garniede barreaux, et qui servait de gîte au geôlier. Piétro joignit lesmains en poussant une exclamation.

– Sainte madone ! dit-il en dialectenapolitain. Toi ici, Diégo !

– Est-ce que tu ne m’attendais pas ?répondit Fougueray en prenant l’unique siège qui se trouvait dansla pièce, et en s’asseyant avec l’aplomb d’un maître qui se sait enprésence de son subordonné.

– Non ; je te croyais encore à Parisoù je t’avais rencontré il y a deux mois.

– Heureusement pour toi encore.

– Sans doute, et je ne le nie pas.

– Tu te rappelles donc ce que tu medois ?

– Comment l’oublierais-je ? Sans toije serais mort de faim et de misère ! Tu m’as recueilli, tum’as donné de l’argent pour venir à Nantes, où tu me procurais uneplace. Grâce à toi, j’existe encore, et quoique le métier ne soitguère de mon goût, comme il me nourrit, je m’y résigne.

– À propos, caro mio, j’ai toujoursoublié de te demander pourquoi tu avais quitté le pays ?

– Nos bandes avaient été détruites.

– Par qui ?

– Par les carabiniers, donc !

– Comment ! vous vous êtes laissébattre par ces drôles ?

– À la première rencontre, Cavaccioliavait été tué. La désunion s’est mise parmi nous. Alors chacun tirade son côté. Sachant bien que si j’étais pris je serais pendu, jepassai en Sicile avec ma femme. Là je la perdis en peu de temps.C’est la fièvre qui me l’a tuée. Alors me trouvant seul au monde,je pensai à aller à l’étranger. Un patron de barque, de mes amis,me jeta en Sardaigne : de là je gagnai la Corse, puis laFrance. J’espérais, une fois à Paris, me tirer d’affaire, car onprétendait qu’il était facile d’y faire des siennes ;mais…

– Tu t’étais trompé !

– Je le sais.

– Ce qui fait que je te trouvai un jourmourant de misère et de faim, comme tu le dis très bien toi-même,et que j’eus compassion de toi.

– Aussi te suis-je dévoué,Diégo !

– C’est ce que nous verrons.

– Mets-moi à l’épreuve.

– Patience ! D’abord, commence parme rendre compte de l’état des deux prisonniers que le citoyenPinard t’a confiés.

– Ah ! ces deux hommes dont l’un senomme Jocelyn ?

– Oui.

– C’est d’eux qu’il s’agit ?

– Précisément.

– Ils sont là !

– Dans la salle commune ?

– Sans doute ; il n’y a de placenulle part.

– Tu vas me conduire près d’eux.

– Il vaut mieux qu’ils viennent ici.

– Pourquoi ?

– Tu n’as donc pas encore visité lesprisons ?

– Non.

– Alors viens avec moi. Tu vas voirpourquoi je te conseille de ne pas entrer.

Diégo se leva, et les deux hommes sortant dela petite pièce traversèrent un large corridor et se trouvèrent enface d’une porte toute bardée de barres de fer et de plaques detôle. Piétro souleva le trousseau de clefs pendu à sa ceinture,suivant la coutume traditionnelle. Il en choisit une qu’ilintroduisit dans l’énorme serrure de la porte ; puis il fitjouer deux verrous et poussa le battant de chêne massif.

Une bouffée de vapeur fétide, apportant uneodeur affreuse vint frapper Fougueray en plein visage. Il chancelaet recula d’un pas.

– Qu’est-ce que cela ? demanda-t-ilen se détournant pour ne pas respirer les miasmes putrides quis’exhalaient de la salle des prisonniers.

– C’est l’odeur des cadavres, répondittranquillement Piétro.

– Les prisonniers sont-ils doncmorts ?

– Presque tous.

– Mais les deux hommes dont je teparlais ?

– Oh ! tranquillise-toi !Ceux-là sont encore vivants ; je le crois du moins.

– Comment ; tu le crois ?

– Sans doute. Il y a quatre heures que jene suis entré dans les salles ; car, tu comprends ? on yentre le moins possible, et en quatre heures il en meurt ici. C’estpis que la mal’aria dans nos marais Pontins.

– Mais enfin où sont-ils ?

– Ils doivent être là.

– Dans ce cloaque ?

– Oui. Veux-tu toujours ypénétrer ?

– Je veux voir, répondit Diégo ens’avançant.

Il passa devant Piétro, poussa tout à fait lebattant de la lourde porte, et essaya de faire quelques pas enavant.

Nous disons « essaya » car l’Italienne put pénétrer dans la salle. Certes Diégo, le bandit desAbruzzes, Fougueray, le soi-disant envoyé de Robespierre, l’homme,enfin, qui avait la conscience chargée de meurtres et de pillages,possédait une solidité de nerfs à l’épreuve des plus rudesatteintes ; eh bien ! telle était la monstruositérepoussante du hideux spectacle qui s’offrit à ses yeux, que lebrigand, l’assassin, le persécuteur sans pitié du marquis deLoc-Ronan, demeura tout d’abord pétrifié et cloué sur place sanspouvoir avancer. Puis faisant un violent effort pour s’arracher àla contemplation qui le fascinait, il s’élança au dehors enfrissonnant d’horreur et de crainte.

C’est que rien au monde, heureusement pourl’humanité tout entière, rien dans les plus sanglantes annales dumoyen âge, rien parmi les narrations des atrocités commises par lespeuplades les plus sauvages, rien même dans l’histoire des plusmauvais temps de l’inquisition espagnole, ne peut donner une idéedu terrifiant tableau qu’offrait l’intérieur des prisons de Nantessous le proconsulat de Carrier, de Carrier le représentant de laRépublique une et indivisible, l’envoyé extraordinaire de laConvention nationale.

La salle de laquelle venait de sortir siprécipitamment le citoyen Fougueray, après avoir tenté d’enaffronter l’accès, était une de celles consacrées aux prisonniersdestinés aux noyades et aux mitraillades, à ceux qui étaientconduits à la mort sans avoir paru devant les juges, à ceux enfinqui, suivant l’expression de Brutus, devaient donner lareprésentation aux bons sans-culottes de la« compagnie Marat. »

C’était un vaste parallélogramme éclairé surla cour intérieure de la prison par quatre fenêtres percéesrégulièrement dans une épaisse muraille, et soigneusement grillées.Des contrevents en forme de soufflet ne laissaient pénétrer quedifficilement un jour blafard équivalant à la demi-obscurité ducrépuscule. Les murs, entièrement nus, soutenaient un plafond trèsbas. Une seule porte permettait d’entrer dans cette salle :c’était celle qu’avait ouverte le porte-clefs.

Au pied des murailles, dans toute la longueurde la pièce, était étendue une sorte de litière de paille,semblable à celle que l’on voit dans les écuries mal tenues ;cette paille putréfiée, pourrie par le temps, s’était transforméeen un fumier aux exhalaisons fétides qu’auraient refusé des chevauxde labour. Sur ce fumier immonde, qui avait fini par envahir lasalle entière, gisaient pêle-mêle, entassés les uns sur les autresd’une muraille à l’autre, et tellement nombreux et serrés qu’aucunendroit libre n’existait pour poser le pied, des corps demi-nusformant une couche humaine.

Ces corps étaient ceux d’hommes, de femmes,d’enfants, de vieillards de tous âges et de toutes conditions.Aucun d’eux ne bougeait : tous ceux qui étaient à terreétaient morts !

Il y avait dans cette salle plus de deux centcinquante prisonniers ; cinq seulement étaient debout. Ceux-làseuls vivaient encore ! De ces cadavres amoncelés en une masserepoussante, les premiers étaient là depuis plus d’unmois !

– Toutes les salles représentent-ellesdonc le même spectacle ? demanda Diégo en se remettant à peinedu sentiment d’horreur et de dégoût qu’il venait d’éprouver.

– Toutes sans exception, réponditPiétro.

– Mais pourquoi n’enlève-t-on pas lesmorts ?

– Est-ce que l’on a le temps ? Etpuis quand même, qui oserait toucher aux cadavres ? C’est tropdéjà de respirer les miasmes qui émanent de leurs corps : ytoucher, ce serait vouloir mourir. Dernièrement un guichetier,celui d’en bas, est tombé asphyxié en ouvrant la porte de sa salle.Il y a huit jours, on offrit aux prisonniers qui voudraient sedévouer à cette tâche périlleuse, de leur rendre la liberté aprèsl’exécution. Quarante se sont présentés. Trente ont péri avant lafin du travail.

– Et les dix autres ?

– Ceux qui avaient survécu ?

– Oui.

– Carrier les a fait guillotiner le soirmême, disant qu’ils allaient ainsi être libres.

– Mais de quoi meurent donc ainsi lesprisonniers ?

– De tout ! de maladied’abord ; le typhus ravage les prisons ; presque tous lessoirs, le poste de garde est décimé quand il ne meurt pas toutentier dans la nuit. Je ne sais pas comment nous pouvons yrésister. Et puis la faim tue pas mal.

– La faim ?

– Sans doute.

– Ne les nourrit-on pas ?

– On leur donne par jour une demi-livrede riz cru et un morceau de pain mêlé de paille. Encore voilà-t-ilquarante-six heures que la distribution n’a été faite. On leur vendl’eau, et ceux qui n’ont pas de quoi la payer meurent de soif.

– Mais pourquoi ces cadavres sont-ilssuperposés les uns sur les autres ?

– Pourquoi ?

– Oui.

– C’est bien simple. Les premiers mortsayant occupé toute la place de la salle, et la place manquant auxnouveaux venus, ceux-là ont été obligés pour se coucher des’étendre sur les défunts. Dans la salle d’en bas, il y en a troisrangs les uns sur les autres ; et si les quarante prisonniersdont je te parlais n’avaient pas, il y a huit jours, déblayé lesprisons, je ne sais pas trop comment on pourrait aujourd’hui ouvrirles portes !…

Diégo, épouvanté de ce qu’il avait vu et de cequ’il entendait, continua cependant à interroger le porte-clefs,lequel entra alors dans de si ignobles détails que nous nousrefusons à les transcrire ici. Que ceux qui ne reculent pas devantces pages effrayantes de l’histoire consultent toute la série duMoniteur du 1er au 25 frimaire an III (du20 novembre au 15 décembre 1794), époque du procès deCarrier ; qu’ils lisent attentivement les rapports faits à laConvention sur le proconsul de Nantes, l’acte d’accusation dressécontre lui, les dépositions des témoins oculaires, entre autrescelles du citoyen Thomas ; qu’ils fouillent, comme nousl’avons fait, les archives de la ville martyre, qu’ils étudient lesmémoires de l’époque, et ils trouveront, non seulement tous lesdétails qui précèdent donnés par Piétro au citoyen Fougueray, maisencore tous ceux plus atroces que nous ne voulons pas décrire[5].

Diégo, atterré, ne pouvait revenir de lastupéfaction dans laquelle le récit de son ancien compagnon l’avaitplongé. Enfin, secouant la tête pour en chasser les idéesterrifiantes qui s’y étaient logées :

– Ah bah ! fit-il avec insouciance,après tout, cela ne me regarde pas ; mais je ne comprends pasle meurtre qui ne profite pas, moi, et il paraît qu’il était tempsque j’arrivasse.

Puis, continuant sa pensée et s’adressant àPiétro :

– Tu m’assures que le marquis deLoc-Ronan et Jocelyn ne sont pas morts ?

– Qui cela, le marquis deLoc-Ronan ?

– Le compagnon du prisonnier Jocelyn.

– Ah ! c’est un marquis ?

– Oui.

– Tiens ! tiens !tiens !

– Qu’as-tu donc ?

– Il l’a échappé belle !

– Comment cela ?

– On l’a appelé trois fois au moins parson nom depuis que je suis ici.

– Pour quoi faire ?

– Pour aller avec les autres,donc !

– Et il n’a pas répondu ?

– Non.

– On ne l’a donc pas cherché ?

– Est-ce qu’on a le temps ? Quand unprisonnier ne répond pas, on suppose qu’il est mort et on ne s’enoccupe plus.

– C’est donc ça que j’avais entendu direque plusieurs s’étaient sauvés par ce moyen.

Allons, pensa Diégo, Carfor ne m’avait pastrompé ; il avait fait prévenir Philippe.

– Que faut-il faire maintenant ?demanda Piétro en voyant son compagnon garder le silence.

– Amène le marquis dans ta chambre.

– Sans l’autre prisonnier ?

– Oui.

– Mais, as-tu un pouvoir pour quej’agisse ainsi sans me compromettre ?

– Tiens ! lis ces papiers, réponditDiégo en tendant à Piétro les feuilles qu’il avait dans sapoche.

– Inutile, répondit le geôlier, je nesais pas lire, je préfère m’en rapporter à toi.

– Fais donc vite.

Fougueray rentra dans la pièce dans laquelleil avait pénétré en premier, et Piétro se hasarda dans lasalle.

Quelques minutes après, l’amant d’Hermosa etle mari de la misérable étaient en présence. Philippe de Loc-Ronanavait vieilli de dix ans depuis le jour où nous l’avons quitté lorsde sa fuite de l’abbaye de Plogastel. Ses traits amaigrisdénotaient tout ce qu’il avait souffert de douleurs et deprivations, de chagrins et d’inquiétudes, de honte et de misère.C’était véritablement grand miracle que le marquis eût pu résisterau séjour des prisons, depuis plus de deux mois qu’il en respiraitl’air infect et qu’il subissait toutes les tortures que lesterroristes infligeaient à leurs victimes.

Ainsi que Marcof l’avait raconté à Boishardy,Philippe et Jocelyn faisaient partie de la bande des prisonniersque les soldats républicains conduisaient de Saint-Nazaire àNantes, lorsque l’intrépide marin avait attaqué l’escorte, et unmalheureux hasard avait voulu qu’ils fussent demeurés aux mains deceux qui les gardaient. Philippe et son fidèle serviteur avaientdonc été conduits au château d’Aulx d’abord, puis transférésensuite dans l’intérieur de la ville.

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