Le Marquis de Loc-Ronan

Chapitre 10À BON CHAT BON RAT

Carrier se laissa tomber sur le divan prèsduquel il se trouvait. Le misérable tremblait comme un enfant.Diégo remit son pistolet dans sa poche, et, toujours impassible, secroisa les bras sur la poitrine en écrasant son interlocuteur d’unregard de mépris.

– Tu n’es qu’un lâche ! lui dit-il,et tu veux faire le bravache. Tu n’es qu’un misérable fripon, et tuveux jouer au bandit ! Tu ignores à qui tu parles. Est-ce quetu crois qu’un homme comme moi serait venu stupidement se jeterdans tes griffes sans avoir à sa disposition le moyen de lesrogner. Je t’ai fait voir mes pouvoirs d’envoyé du Comité de salutpublic. Je t’ai montré la lettre de Robespierre, il me reste à tecommuniquer un autre document.

Tout en parlant ainsi, Diégo avait atteint denouveau son portefeuille et en tirait un acte en blanc portant leseing de Robespierre, surmonté des mots : « Pleinspouvoirs ». Il en prit encore trois autres de même forme. Lepremier était revêtu de la signature de Collot-d’Herbois, le secondde celle de Saint-Just, le troisième de celle de Billaud-Varennes.Tous ces pouvoirs étaient donnés au nom du Comité de salut publicet du Comité de sûreté générale. Diégo les réunit tous les quatreet les plaça sous les yeux de Carrier qui, stupéfait et atterré,n’osait bouger de place ni prononcer un mot.

– Tu vois, continua Diégo, que je suis enmesure. Je puis te faire jeter en prison si bon me semble, et si tuosais attenter à ma liberté, le Comité t’en demanderait compte.Donc, oublions ce petit mouvement de mauvaise humeur et concluons.Je vais être clair et précis. Tu voles ici ; je prétends voleravec toi. Seulement, nous organiserons la chose sur un pied plusconvenable. Tu entends ?

– Oui ! répondit Carrier, qui repritcourage en voyant la tournure que Diégo donnait à laconversation.

– Malgré mes pouvoirs, tu pourrais menuire en faisant égorger le marquis de Loc-Ronan, et c’est cettecirconstance qui me décide à parler comme je le fais. Tu as dûsonger déjà que ce qui se passe ne peut durer. Il arrivera unmoment où la réaction renversera le pouvoir. Ce jour-là, nousserons tous perdus. Il s’agit simplement de parer à l’événement ens’y prenant adroitement d’avance. Nous sommes en position,profitons-en. Engraissons-nous, enrichissons-nous, pillons,prenons, et, l’heure venue, sauvons-nous !

– Les aristocrates sont ruinés !répondit Carrier.

– Pas tous, et les négociants ne le sontqu’à demi !

– Mais ce Loc-Ronan ?

– Ce Loc-Ronan, entre nos mains, nousrapportera trois ou quatre millions. Aide-moi, et je t’abandonne untiers, quelle que soit la somme.

– Je veux moitié ! dit Carrier en selevant.

– Allons donc ! Te voilà revenu à debons sentiments !

– Est-ce conclu ?

– À une condition.

– Laquelle ?

– J’aurai moitié des rançons.

– Je ne partage pas seul.

– Bah ! laisse-moi faire, et nousgarderons tout pour nous deux.

– Soit.

– C’est convenu ?

– Arrêté.

– Je savais bien que nous finirions parnous entendre.

– Eh bien ! va vite àl’entrepôt ; assure-toi que ton ci-devant n’est pas mort, etdépêchons.

– Tu es pressé maintenant ?

– Autant que toi. Mais, continua Carrieren réfléchissant, explique-moi comment nous pourrons tirer quatremillions du marquis ?

– C’est très simple. Il est marié ;sa femme l’adore et cette femme, qui est religieuse maintenant,possède une énorme fortune. Cette fortune, réalisée il y a deuxans, n’a pu sortir de France. Elle est enfermée dans quelque coindu département d’Ille-et-Vilaine. Je ne sais pas où, mais j’ai desdonnées certaines qui me permettent d’être sûr du fait. En passantà Rennes, j’ai fait incarcérer l’ancien notaire de la famille, et,pour racheter sa liberté et sa vie, il m’a raconté cela. L’imbécilene m’a rien caché, et lorsque j’ai vu qu’il avait défilé sonchapelet, je l’ai laissé marcher avec les autres.

– Il est mort ?

– Certainement.

– Très bien ! s’écria Carrier quicomprenait mieux que personne cette manière de procéder.

– Or, le marquis et sa femme étaient horsde France, continua Diégo, et ils y sont rentrés depuis deux mois.Le marquis est en prison, mais sa femme a échappé.

– Où est-elle ?

– À La Roche-Bernard.

– Qui l’a conduite là ?

– Un diable incarné nommé Marcof, frèrenaturel du marquis.

– Marcof ! murmura Carrier. Hermosam’a parlé plusieurs fois de cet homme.

– Imprudente ! dit Diégo entre sesdents.

Carrier ne l’entendit pas.

– Tu comprends, continua l’Italien, quedès que la religieuse saura son mari en danger, elle sacrifieratout pour le sauver.

– C’est probable.

– Toute sa fortune y passera.

– Et ensuite ?

– Ensuite nous déporterons verticalementle cher marquis.

– Adopté.

– Tout ce qu’il nous faut, c’est qu’ilconsente à me donner une lettre pour sa femme, lettre dans laquelleil lui dira seulement qu’il est en prison et qu’il va êtrejugé.

– Et il y consentira ?

– J’en réponds.

– En ce cas, agis vite, et n’oublie pasqu’à cinq heures nous serons à la place du département.

– Je n’y manquerai pas. Mais je ne veuxpas agir aujourd’hui ; je veux seulement m’assurer que lemarquis vit encore. Je prétends le laisser durant quelques jours,afin que l’exécution de tes projets porte la terreur dans sonesprit et me le livre complètement. Quant à toi, dresse une listede ceux qu’il y a encore à rançonner dans la ville.

– Elle sera faite.

– Et demain, nous commencerons àempocher.

– C’est cela ! Les noyades et lesmitraillades feront bon effet et rendront les parents plus coulantsen affaire. C’est parfaitement imaginé.

Et les deux hommes se serrèrent la main et seséparèrent. Carrier retourna près de ses maîtresses. Diégodescendit vivement et rejoignit Pinard qui l’attendait.

Le sans-culotte prit familièrement le bras del’envoyé du Comité de salut public.

– Veux-tu aller aux prisons ? luidemanda-t-il.

– Est-ce que tu n’as pas des ordres àdonner pour les noyades et les mitraillades de ce soir ?répondit Diégo.

– Bah ! ils sont donnés depuislongtemps.

– Alors, allons chez toi.

– Soit.

Tous deux se dirigèrent vers le Bouffay.

– Eh bien ! fit Pinard après unléger silence et en parlant avec précaution, de manière à ne pasêtre entendu des rares passants qui longeaient les murailles, ehbien ! mon brave, es-tu content ?

– Enchanté.

– Ça marche alors ?

– Supérieurement.

– Carrier en est ?

– Parbleu ! je te l’avais biendit.

– As-tu été obligé de montrer tespouvoirs ?

– Oui.

– Et… qu’est-ce qu’il a dit ?

– Rien.

– Il les a crus bons ?

– Je lui avais montré un pistolet avant,et ça l’avait rendu stupide.

– Alors il ne doute de rien ?

– Il me croit bel et bien envoyé duComité ; tu avais si parfaitement imité les signatures.

– Dame ! j’y avais mis tous messoins.

– Aussi, je te le répète, cela marcheratout seul.

– Tu as vu comme j’ai joué mon rôle.

– Et moi qui t’ai demandé ton nouveaunom !

– C’était superbe !

– Carrier partagera avec moi lesrançons.

– Bonne affaire ; et pour lemarquis ?

– Je lui ai promis moitié.

– Moitié ! s’écria Pinard ;es-tu fou ! Quoi ! tu partagerais ?

– Allons donc !… quellebêtise ! Il n’aura rien !

– Et si Carrier se fâche ?

– Tant pis pour lui !

– Il pourrait te causer desdésagréments.

– Et à toi aussi.

– Oh ! moi, je ne le crainspas ; la compagnie Marat m’obéit au doigt et à l’œil ; jel’ai formée, tous ces hommes me sont dévoués, et je leur dirais demassacrer Carrier qu’ils obéiraient.

– Très bien.

– Mais toi ?

– Bah ! j’ai libre accès àRichebourg, maintenant. Que Carrier m’inquiète, et son affaire seraclaire !

– Ah ! nous sommes de rudesjoueurs.

– C’est pour cela que nous gagnerons lapartie.

– Espérons-le.

En ce moment les deux hommes s’engageaientdans une rue étroite, au bas de laquelle demeurait Pinard.

– À propos, fit le sans-culotte enapprochant de sa maison, j’ai placé l’homme que tu m’asadressé.

– Piétro ?

– Oui.

– C’est un bon garçon, qui m’est dévoué.Tu en as fait ce que je t’ai dit ?

– Oui.

– Il est guichetier à laprison ?

– C’est lui qui veille sur Jocelyn et surle marquis.

– Très bien !

– Mais, vois-tu, Diégo, il faut noushâter. Tous les jours on me parle de ces deux hommes ; ons’étonne qu’ils soient encore vivants.

– Ils vivent encore, n’est-cepas ?

– Certainement.

– C’est que Carrier m’avait parlé dutyphus.

– Je les avais fait mettre à part parprécaution, sachant ce qu’ils valent. Mais je te le dis encore,dépêchons-nous. Je ne sais plus que répondre à ceux quim’interrogent à ce sujet ; et j’ai été contraint de les faireremettre dans la salle commune.

– Avant quatre jours la chose sera faite,et nous pourrons les laisser noyer ou fusiller, à leur choix.

– Pourquoi quatre jours encore ?

– Parce que le marquis n’est pas facile àintimider, et que je compte beaucoup sur l’effet des exécutions quicommenceront ce soir. D’ailleurs j’attends de nouveauxrenseignements indispensables.

– Nous voici arrivés, dit Pinard ens’arrêtant et en poussant la porte d’une allée étroite. Entre etmonte ; nous causerons plus à l’aise.

– Il n’y a personne chez toi ?

– Personne que la petite.

– Elle est toujours dans le mêmeétat ?

– Toujours.

– Pourquoi l’as-tu gardée ?

– Cela m’amuse de la faire souffrir, etcela me venge de ce que m’ont fait endurer ces brigands que tuconnais.

– En parlant d’eux, je n’ai pas eu dechance de n’avoir pas tué Marcof.

– Ça, c’est bien vrai.

– Mais je le retrouverai.

– Espérons-le ! soupira Pinard entirant une clef de sa poche, et en l’introduisant dans la serrured’une porte devant laquelle les deux hommes se trouvaient.

La chambre dans laquelle ils pénétrèrent étaitsituée au troisième étage de la maison. C’était une vaste piècedémeublée et garnie seulement d’une table et de quelques chaises.Les chaises étaient en paille grossière, et, sur la table, onvoyait une grande quantité de bouteilles et de verres à moitiévides. Un fusil, une paire de pistolets, un sabre d’infanterie etun autre de cavalerie étaient suspendus à la muraille. Deuxfenêtres basses et à châssis de bois dits à la guillotine,laissaient pénétrer le jour qui commençait à baisser. Une secondeporte, communiquant avec une autre pièce, était placée en regard decelle d’entrée.

Pinard et son compagnon prirent chacun unechaise et s’approchèrent de la table.

– As-tu soif ? demanda lesans-culotte.

– Cela dépend du vin que tu as dans tacave, répondit Diégo.

– Oh ! sois sans crainte ; ilprovient des celliers d’un aristocrate de gros armateur que j’aifait guillotiner il y a six semaines. Les premiers crus deBordeaux, rien que cela.

– Du vin girondin !

– Il vaut mieux que les députés de sonpays.

– Fais-m’en goûter, alors.

– Ohé ! la Bretonne ! criaPinard en se tournant vers la porte qui donnait dansl’intérieur.

Un bruit léger répondit à cette interpellationprononcée d’une voix rude. La porte s’ouvrit doucement, et unejeune fille parut timidement sur le seuil.

En apercevant la nouvelle venue, quiparaissait ne pas oser entrer, Diégo ne put maîtriser un gested’étonnement. Pinard se mit à rire.

– Tu la trouves changée, n’est pas ?dit-il en frappant sur l’épaule de son compagnon.

– Méconnaissable ! réponditl’Italien en considérant attentivement la jeune fille qui demeuraitimmobile, encadrée par le chambranle de chêne comme une gravureancienne.

– Elle est encore assez gentille,pourtant, continua le sans-culotte.

Diégo garda le silence. La jeune fille n’avaitpas changé de position. Elle portait un costume complet de paysannede la basse Bretagne ; mais ce costume, qui jadis avait dûbriller d’élégance et de coquetterie, était prêt à tomber enlambeaux. Ses pieds nus étaient marbrés par le froid. Sa coiffedéchirée retombait sur ses épaules. Et cependant, comme l’avaitfait observer Pinard, cette jeune fille était belle encore souscette livrée ignoble de la plus profonde misère. Ses longs cheveuxblonds descendaient en flottant, et l’enveloppaient de leurstresses soyeuses. Ses joues amaigries et pâles faisaient ressortirl’éclat de ses yeux noirs ; mais ces yeux, largement ouverts,semblaient manquer de regard. Ils étaient d’une fixité étrange.

De temps en temps sa bouche mignonne secontractait, et elle paraissait murmurer quelques mots à voixbasse. Ses mains sèches et rougies se rapprochaient alors commecelles des enfants à qui on apprend le saint langage de la prière.La physionomie s’illuminait d’une lueur subite, puis l’expressionchangeait tout à coup. De grosses gouttes de sueur perlaient à laracine des cheveux, ses doigts se crispaient, son visage indiquaitl’épouvante, ses yeux s’ouvraient plus grands encore, et un cris’étouffait dans sa gorge.

Elle tremblait de tous ses membres etparaissait étouffer. Enfin des larmes abondantes tombaient de sespaupières et le calme renaissait. Puis aux pleurs succédait lerire ; mais ce rire effrayant dont on a tant parlé, ce rirenerveux et strident qui indique la souffrance et fait mal à ceuxqui l’entendent. Pinard fit un geste brusque en se tournant vers lajeune fille. Celle-ci tressaillit, et, baissant la tête par unmouvement semblable à celui d’un enfant qui a peur d’êtremaltraité, elle s’avança craintivement, obéissant au sans-culottecomme un esclave eût obéi à un maître cruel et redouté.

Pinard, sans prononcer un mot, leva le bras,et désigna du doigt les bouteilles vides qui encombraient latable ; tirant ensuite de la poche de côté de sa carmagnoleune clef d’une dimension peu commune, il la tendit à la jeunefille, en fixant sur elle son œil fauve d’où se dégageait une sortede fluide magnétique pareil à celui du serpent fascinateur. Lapauvre enfant fit encore un pas en avant, et, toujours craintive etfrémissante, elle prit la clef qui lui était offerte.

Diégo, stupéfait, regardait sans comprendre lascène muette qui se passait sous ses yeux, cherchant en vain à endeviner le sens, lorsque, sur un geste de son compagnon, plusimpérieux encore que le premier, la malheureuse insensée tourna surelle-même par un mouvement raide et machinal, et s’éloignavivement, traversant la pièce dans toute sa largeur.

– Que diable signifie cettecomédie ? demanda Diégo en se retournant vers l’âme damnée duproconsul.

– Tu vas voir, attends un peu, réponditPinard avec un sourire triomphant.

En effet, cinq minutes ne s’étaient pasécoulées que le pas de la jeune fille retentit légèrement audehors, et qu’elle apparut sur le seuil de la chambre portant del’une de ses mains mignonnes deux bouteilles pleines et de l’autredeux verres vides. Elle s’approcha doucement, déposa le tout avecprécaution sur la table, et se retira ensuite dans l’angle de lapièce le plus éloigné des buveurs.

– Eh bien ! dit Pinard en attirant àlui l’une des bouteilles qu’il déboucha, et dont il versa lecontenu dans les deux verres ; eh bien ! comment latrouves-tu dressée ? Lui ai-je appris à faire convenablementle service et à se rendre utile en société !

– Elle n’est donc plus folle ?demanda Diégo en baissant la voix.

– Folle ! elle l’est plus quejamais, au contraire !

– Mais si elle était privée de raison,elle ne te comprendrait pas.

– Bah ! je lui ai parlé un langageque la brute elle-même entend parfaitement, dit Pinard en désignantde la main une grosse corde pendue à la muraille.

– Tu la bats ?

– Tiens ! il faut bien lui faire sonéducation. D’ailleurs, elle ne comprend que cela ! Parle-lui,tu vas voir.

Diégo se leva et se dirigea vers la jeunefille. Lui prenant les mains, il l’attira vers lui :

– Yvonne ! lui dit-il avec une sortede précaution tendre.

La jeune fille tourna la tête de son côté, etfixa sur l’Italien ses grands yeux ouverts dont les regards vaguessemblaient avoir perdu le don de la vue.

– Yvonne ! répéta Diégo, veux-tu merépondre ?

La Bretonne ne parut pas avoir entendu. Touteson attention était captivée par un énorme paquet de breloques qui,suivant la mode du temps, pendait au bout de la chaîne de montre del’ami de Pinard.

– Quand je te dis qu’elle ne comprend quecela ! dit le sans-culotte en désignant toujours la corde eten haussant les épaules avec mépris.

– Voyons ! continua Diégo,écoute-moi, petite ; je ne te ferai pas de mal, je ne veux paste battre, moi !

– Bien vrai ? fit Yvonne en relevantla tête.

– Non, je veux avoir soin de toi, aucontraire.

Cette fois encore, Yvonne ne parut pascomprendre et ses yeux se reportèrent sur les breloques quisemblaient uniquement occuper sa pensée. Elle les toucha d’abord dudoigt, timidement, craintivement ; puis s’enhardissant peu àpeu, elle les prit dans sa main, et se baissa pour les contemplerde plus près, les examinant attentivement une à une. Diégo sourit,et pour satisfaire le caprice de la pauvre folle, il tira sa montrede son gousset, et la donna à la jeune fille. Celle-ci poussa alorsune exclamation joyeuse.

– Tu vas la gâter ! s’écria Pinardavec emportement. Il faudra que je recommence à la battre pour laramener dans la bonne voie.

Au son rauque de cette voix brutale, qui vintsubitement interrompre son plaisir enfantin, Yvonne tressaillit.Ses traits se contractèrent, son visage changea d’expression, et samain tremblante laissa échapper la montre, qui tomba et se brisasur le plancher.

– Imbécile ! tu lui as fait peur, ettu as fait casser ma montre ! s’écria Diégo en s’adressant àson ami.

Puis il revint vers Yvonne pour essayer de lacalmer ; mais la pauvre enfant, en proie à une terreur folle,se recula vivement, les dents serrées et les mainsfrémissantes.

Tout à coup son œil hagard lança un éclaird’intelligence, son bras se dressa comme s’il eût voulu repousserune apparition effrayante, elle arracha sa main qu’avait saisieDiégo, poussa un cri aigu qui sembla lui déchirer la poitrine et lagorge, ses joues s’empourprèrent, et elle roula de toute sa hauteursur le carreau humide. Sa tête heurta en tombant l’angle aigu d’unechaise voisine, et le sang jaillit avec abondance ; puis lajeune fille demeura étendue sans mouvement.

– Elle m’a reconnu ! s’écria Diégoavec stupeur.

– Eh non ! répondit tranquillementPinard en débouchant la seconde bouteille.

– Elle m’a reconnu, te dis-je ; sonregard était lucide lorsqu’elle le fixait sur moi.

– Tu te trompes, mon cher.

– Mais cependant…

– Bah ! elle est comme cela chaquefois qu’elle voit un autre visage que le mien ; ça lui produitde l’effet. La petite n’aime pas le changement.

– Tu crois ?

– Parbleu ! j’en suis sûr. Elles’est fait déjà une demi-douzaine de trous à la tête en se pâmantainsi lorsqu’un ami venait me visiter et lui adressait la parolepour se distraire.

Diégo s’était rapproché de la jeune fille, et,se penchant vers elle, il se disposa à la relever pour la prendredans ses bras.

– Où faut-il la transporter ?demanda-t-il.

– Qu’est-ce que tu dis ? réponditPinard avec un sourire ironique.

– Je te demande où est son lit, pour l’yporter.

– Il est là. Et le sans-culotte désignadu geste de la paille à moitié pourrie étendue dans un coin de laseconde pièce, et que la porte restée ouverte permettaitd’apercevoir.

– Ce tas de fumier ? fit Diégo enreculant.

– Tiens, est-ce que ce n’est pas assezbon pour elle ? Mais ne t’en occupe pas davantage. Laisse-lalà ; elle est bien revenue toute seule les autres fois, ellereviendra bien celle-ci encore. Et puis, si elle en meurt, ce serade la besogne toute faite, car elle commence à m’ennuyer, et un deces quatre matins je la conduirai à l’entrepôt.

– Je te défends de le faire !s’écria l’Italien.

– Comment dis-tu cela ? fit Pinarden levant son verre à la hauteur de l’œil par ce mouvement familierà tous les buveurs.

– Je t’ordonne de garder cette jeunefille, reprit Diégo.

Pinard se mit à rire en se renversant sur ledossier de sa chaise qu’il rejeta en arrière pour être à même demieux contempler son interlocuteur.

– Tu oublies nos conventions, dit-il endégustant à petites gorgées le verre qu’il venait de porter à seslèvres. Tu oublies ce qui s’est passé entre nous à la baie desTrépassés, le soir où, poursuivi toi-même par Keinec et Jahoua, tuas quitté la route de Brest pour venir me demander asile.

– Et sans mon arrivée, tu mourais commeun chien dans ton trou, interrompit Diégo.

– Possible.

– C’est moi qui t’ai sauvé.

– Je ne le nie pas ; mais il s’agitd’autre chose. Rappelle-toi, cher ami, qu’Yvonne était devenuefolle, et que tu n’avais d’autre parti à prendre que de la noyer enla jetant à la mer, ou de la laisser errer à l’aventure. Or, laraison pouvait lui revenir. Dans ce cas, elle auraitinfailliblement donné des renseignements précieux et précis sur tonaimable individualité, comme dit le procureur de la commune ;donc tu ne pouvais la laisser aller. Je t’offris de la garder prèsde moi. Tu acceptas.

– Oui.

– À condition que j’en ferais ce que jevoudrais.

– Mais tu ne devais jamais la tuer.

– J’ai changé d’avis aujourd’hui.

– Pourquoi ?

– Parce que, je te le répète, celacommence à me fatiguer de la trouver toujours en rentrant. Et puis,je l’ai fait assez souffrir ; elle ne sent plus les coups,qu’est-ce que tu veux que j’en fasse ?

– Je l’emmènerai, et je la placerai chezquelqu’un.

– C’est cela, pour qu’on la soigne.

– Eh bien ?

– Imbécile ! fit Pinard en haussantles épaules ; et si en la soignant on la guérissait ?N’oublie pas que sa folie a été provoquée par une fièvre cérébrale,et que, par conséquent, elle peut revenir à la raison : j’aipris des renseignements là-dessus.

– Alors je la garderai près de moi.

– Pour en faire ta maîtresse, comme tu enas toujours eu l’intention.

– Quand cela serait ?

– Impossible.

– Non !

– Ne suis-je pas libre ?

– Non.

– Corpo di Bacco ! tu m’échauffesles oreilles, à la fin.

– Laisse-les refroidir ! Réfléchisque tu n’es pas libre de nous compromettre tous deux.

– Et en quoi nouscompromettrais-je ?

– Si Yvonne revient à la raison, elles’échappera promptement ; elle pourra rencontrer Marcof,Keinec ou Jahoua et mettre l’un de ces êtres-là sur nos traces. Lepremier surtout ! s’il nous soupçonnait ici seulement, ilserait capable de venir à Nantes nous chercher.

– C’est possible ! dit Diégo enréfléchissant.

– Alors, adieu nos beauxprojets !

L’Italien ne répondit pas, mais un nuagesombre était descendu sur son front et il paraissait méditerprofondément ; son œil même se détourna du corps de la pauvreBretonne.

Pinard vida un nouveau verre etcontinua :

– Songe que tout nous a réussi jusqu’ici.Carrier a cru bonnes les signatures que j’ai su imiter ; ilpense agir en vertu d’ordres émanant de Robespierre ; il teprend pour un envoyé du Comité de salut public ; bref, ilobéit et il marche à la baguette. Nous ne pouvions désirer mieux.Mais maintenant que tu as été contraint de lui livrer une partie denotre secret concernant la fortune du marquis, il serait homme,sais-tu bien, à nous faire disparaître pour la confisquer toutentière à son profit et ne plus avoir à partager avec nous. Or,s’il se doutait de la vérité, la chose lui serait facile et nousserions guillotinés ce soir même. Enfin, mon cher, j’ajouteraiencore que je puis disposer d’Yvonne à mon gré, et je t’engage àréfléchir aussi que ta vie est entre mes mains.

– Comment cela ?

– Tu as joué au noble, jadis. Si jet’appelais tout haut monsieur le comte de Fougueray, tu pourrais ladanser, mon cher !

– Oui, mais tu perdrais un million à cejeu-là. Sans moi, tu ne pourrais rien tirer du marquis, et je nesuis pas assez bête pour te livrer mon secret. Moi mort, adieu tesrêves d’ambition et le moyen de les réaliser jamais.

– Eh ! je le sais bien ! Tu metiens par l’intérêt ! dit Pinard avec cynisme.

– Parbleu ! si la chose n’était pasainsi, crois-tu que j’aurais été me mettre dans tes griffes ?Tu as été témoin de mon aplomb auprès de Carrier, et pour agacer letigre dans son antre il faut avoir du courage, tu enconviendras ?

– Je ne dis pas non.

– Alors puisque tu sais ce que je vaux etque je ne suis pas homme à reculer, ne nous fâchons pas.

– Si nous nous fâchons, ce sera ta faute.Pourquoi viens-tu me parler de cette petite bonne àguillotiner ?

– Parce qu’elle est encore si jolie quecela m’ennuie de la voir martyriser.

– Bah ! tu t’occupes de sasanté ! s’écria Pinard dont la physionomie prit subitement uneexpression de haine et de sauvagerie épouvantable. Tu ne pensesdonc pas à ceux qui la cherchent ? Moi, entends-tu, je ne voisen elle que la fiancée de Jahoua, l’amie de Marcof, celle queKeinec adore, et je la fais souffrir pour me venger. Si jefaiblissais, je regarderais mes mains mutilées et je n’aurais plusde pitié… Non, il faut qu’elle me paye les tortures que j’aisupportées !… J’en ai fait mon esclave, mon chien ! Àforce de la battre, je lui ai appris à m’obéir malgré safolie ! Que m’importe qu’elle soit belle ou laide, pourvuqu’elle sente la douleur et qu’elle crie sous la corde qui meurtritses épaules ! Chacun de ses gémissements me fait du bien aucœur. En gardant Yvonne près de moi, c’est ma vengeance surlaquelle je veille, et si aujourd’hui je pense à en finir, c’estque parfois j’ai peur qu’elle ne m’échappe.

Diégo ne répondit pas, mais il se détournaavec un geste de dégoût. Le misérable avait commis bien des crimes,et cependant il se voyait si largement distancé par la faroucheférocité du sans-culotte qu’il se demandait si c’était bien unecréature humaine qu’il avait en face de lui. Une sorte decompassion luttait dans son esprit avec son désir ardent de volerla fortune de mademoiselle de Château-Giron. Il se leva etparcourut la chambre à grands pas, tandis que Pinard jetait unregard de chat-tigre sur le corps inanimé et ensanglanté de lapauvre Yvonne toujours évanouie. Le sang se coagulant sous lachevelure avait fini par arrêter l’hémorrhagie et ne coulait plusque lentement.

Enfin l’Italien revint à sa place ; sonvisage avait changé d’expression. Il prit la bouteille, remplit sonverre, le vida vivement et le reposa ensuite sur la table. Sonparti était arrêté.

– Fais ce que tu voudras de la jeunefille, dit-il brusquement, je te l’abandonne, l’argent vautmieux.

– Allons donc ! te voilàraisonnable ! répondit Pinard.

– Ne parlons plus d’elle et pensons à lagrande affaire.

– C’est juste.

– Si tu m’en crois, nous allons aller auxprisons. On va faire choix des aristocrates qui nous donneront lafête ce soir. Il faut veiller sur le marquis, sur le vieux valet,et sur tous ceux enfin qui peuvent payer. Une méprise nouscoûterait trop cher, et les petites rançons ne sont pas non plus àdédaigner.

– C’est cela même ! Ils payerontd’abord, tous ces brigands engraissés, tous ces tyrans.

– Et ils y passeront ensuite comme lesautres, n’est-ce pas ?

– Cela va sans dire. À quoi celaservirait-il de les garder quand ils n’auront plus de plumes auxailes ? Faut bien purger le pays !

– Partons alors.

– Partons !

Les deux hommes se levèrent, et, sans accorderun regard à la jeune fille, ils se dirigèrent vers la porte. Pinardposa la main sur le bouton de la serrure et s’arrêta.

– Minute !… dit-il. Nous pouvons nepas être libres de causer ce soir ; convenons de nosfaits.

– Soit.

– Dans trois jours tu iras àl’entrepôt.

– Oui.

– Tu verras le marquis.

– Et j’obtiendrai une lettre pour safemme, j’en réponds, surtout après l’histoire des noyades, àlaquelle nous lui laisserons le temps de penser.

– Et ensuite ?

– Ensuite ? Le reste me regarde.

– Tu iras chercher les écus ?

– Oui, sans doute.

– Et, une fois que tu les auras, tupartiras sans me prévenir ? Ça ne peut pas m’aller.

– Comment veux-tu faire, alors ?

– Nous ne nous quitterons pas.

– Mais encore faut-il sortir deNantes.

– Nous en sortirons ensemble.

– Cependant…

– Cependant… c’est mon dernier mot… Àprendre ou à laisser. Je te conduirai dans trois jours auxprisons ; je t’attendrai à la sortie et nous ne nousséparerons que quand nous aurons partagé.

– Comme tu voudras.

– Convenu alors ?

– Convenu !

– Eh bien ! partons.

Pinard ouvrit la porte et la refermasoigneusement dès que lui et son compagnon furent sur le palier del’escalier. Puis on entendit leurs pas lourds faire résonner lesmarches chancelantes, et tous deux quittèrent la maison.

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