Le Marquis de Loc-Ronan

Chapitre 8LE SULTAN TERRORISTE

Le cabinet de travail de Carrier était unepièce de moyenne grandeur éclairée sur un beau jardin. Par surcroîtde précautions, le sanguinaire agent de la Convention n’avait pasvoulu habiter ordinairement une des chambres dont les fenêtresdonnaient sur la rue.

Cette pièce était tapissée richement, et ornéed’une profusion de glaces et de dorures du plus mauvais goût. Desrideaux de soie rouge garnissaient les fenêtres et les portes. Unlustre était suspendu au plafond. Une magnifique pendule, flanquéede deux candélabres mesquins, écrasait une cheminée dans l’âtre delaquelle brillait un feu plus que suffisamment motivé par larigueur de la saison. Les pieds foulaient un moelleux tapis.

Les murailles étaient recouvertes d’arrêtés,de décrets, de lois votées par la Convention ou rendues par Carrierlui-même en vertu de ses pouvoirs discrétionnaires. Partout lesyeux rencontraient ces entête si connus : Liberté, égalitéou la mort ! Une gravure, représentant une petiteguillotine surmontée d’un bonnet phrygien, occupait la placed’honneur. Au bas de cette intéressante gravure enfermée dans uncadre doré, on lisait ce quatrain tracé à la main.

Français, le bonheur idéal

Ne pourra régner parmi nous,

Que quand les rois périront tous

Sous le rasoir national…

Puis, en énormes lettres, était écritau-dessous :

Vive la République ! Mort auxaristocrates, aux suspects et aux modérés !

En regard de cette gravure, on voyait uneénorme carte des environs de Nantes appendue à la muraille. Surcette carte, une grande quantité de noms de communes et de villagesétaient barrés par une raie rouge. Ces raies indiquaient lescommunes, bourgs ou villages qui devaient être brûlés, et dont leshabitants seraient massacrés sans pitié. Carrier avait apporté toutpréparé de Paris cet intéressant échantillon de géographiepatriotique, et il se vantait d’avoir tracé ces barres à l’aided’un encrier rempli de sang humain provenant des victimes deseptembre.

Le reste de l’ameublement se composait d’unetable ronde, d’un large divan de près de huit pieds de longueur, etde quatre fauteuils.

Sur l’un de ces fauteuils, placé près de lafenêtre, était assise ou plutôt accroupie une femme qui tricotaitavec acharnement. Cette femme avait une physionomie repoussante.Elle pouvait également avoir trente ans et en avoir cinquante. Sesyeux rouges et écaillés, aux paupières dénuées de cils, brillaientsous des sourcils d’un blond fade, qui, par un hasard singulierchez les blondes, se rejoignaient au-dessus du nez. Son teint étaitlivide, ses pommettes saillantes et son front déprimé. Assise, elleparaissait petite ; debout, elle était fort grande.

Cette différence provenait de la petitesse dubuste et de la longueur démesurée des jambes. Ses mains sèches, sesdoigts crochus, sa poitrine étroite, dénotaient une extrêmemaigreur qu’il était difficile de constater sous l’épaissecarmagnole qui enveloppait les épaules et la taille. Une jupe delaine rayée rouge et gris complétait ce costume avec un énormebonnet empesé, surmonté d’une cocarde tricolore.

Le côté moral de cette créature peu séduisanterépondait entièrement au côté physique. Hargneuse, cruelle, avare,grondeuse, les défauts remplissaient tellement son cœur, que laplus petite qualité n’avait pu y trouver place pour y apportercompensation. Elle torturait à plaisir les malheureux qui setrouvaient sous sa dépendance.

Cette agréable personne était la citoyenneCarrier, épouse légitime du ci-devant procureur ; maintenantcommissaire tout-puissant.

Carrier avait eu plusieurs fois la fantaisiede se débarrasser de sa femme et de la faire guillotiner ;mais au moment d’en donner l’ordre, il s’était senti retenu par laforce de l’habitude ; puis son caractère le récréaitquelquefois.

– Elle me fait, disait-il, l’effet d’ungros dindon en colère, et cela m’amuse[4].

Enfin, heureusement pour elle, la citoyenneavait jadis cultivé avec succès l’art des Vatel et des Grimod de LaReynière. Or, Carrier était sensuel et gourmand ; personne nesavait lui préparer des mets à son goût comme la citoyenne Carrier.Ses qualités culinaires, plus encore que l’habitude que son mariavait d’elle, étaient bien certainement entrées pour beaucoup dansles raisons qui empêchaient celui-ci de la faire jeter enprison.

Autre qualité : la citoyenne n’étaitnullement jalouse, et même elle se montrait complaisante au suprêmedegré. Puis, faut-il le dire ? Carrier avait peur de safemme.

Carrier était lâche et brutal. Dans sesmoments d’irritabilité, il éprouvait le besoin de passer sa rage enfrappant sur plus faible que lui. Un matin, étant fort en colère etne trouvant personne sous sa main pour se détendre les nerfs, ilavait naturellement appelé sa femme. Celle-ci accourut. Sous unprétexte quelconque, Carrier leva le poing et le laissa retomber.Mais la citoyenne était Auvergnate. La faible femme cachait sous samaigreur une force peu commune ; elle riposta largement, silargement que Carrier fut obligé de demander grâce. Depuis cemoment, le couple avait vécu en paix. Carrier continuait à avoirdes maîtresses et à faire tomber des têtes. La citoyenne se mêlaitde la cuisine, mais le proconsul n’avait plus eu la velléité depasser sur elle ses rages fréquentes.

Carrier était un homme de trente ans ; sataille était élevée, mais il y avait dans toute sa personne quelquechose de gauche et de désagréable. Sa démarche était cauteleuse etgênée comme celle de la hyène avec laquelle il avait tant d’autrespoints de ressemblance. Son front était bas, ses yeux, ronds etverdâtres, ne regardaient jamais en face et avaient toujours uneexpression d’inquiétude ; son nez était recourbé, ses lèvresminces et incolores ; son teint olivâtre tranchait mal avecses cheveux noirs collés aux tempes. Jamais on ne pouvait parvenirà le voir complètement en face. Il affectait une grande brutalitéde gestes pour cacher ce qu’il y avait dans sa nature primitive deprécautionneux et de craintif. Au premier abord, on devinait salâcheté.

Son costume affichait une certainerecherche ; copiant Robespierre, il portait les culottescourtes, les bas de soie et l’habit noir, à la boutonnière duquels’épanouissait une fleur ; seulement, il faisait fi de lapoudre. L’écharpe tricolore était toujours nouée autour de sataille.

Au moment où nous pénétrons dans le cabinetque nous venons de décrire, la citoyenne Carrier était accroupieprès d’une fenêtre, tricotant avec acharnement.

C’était un quart d’heure à peu près avantl’arrivée de Pinard sur la place.

Le proconsul, assis au milieu du large divanadossé à la muraille, au-dessous de la gravure représentant laguillotine en question, se prélassait sur les coussins soyeux. Surce même divan étaient couchées deux femmes, l’une à droite, l’autreà gauche du commissaire national, toutes deux étendues dans uneposition à peu près semblable, et toutes deux ayant leur têteappuyée sur un coussin de chaque côté de Carrier. Chacune des mainsdu proconsul jouait avec les tresses de cheveux qui se déroulaientsur les épaules des deux femmes.

La première, celle de droite, était une jeunefille de vingt à vingt-quatre ans, admirablement belle ; sesgrands yeux arabes flamboyaient dans l’ombre, dégageant leur fluidemagnétique ; ses sourcils, finement dessinés, tranchaient, parleur nuance foncée, avec la blancheur rosée du teint ; seslèvres un peu épaisses, étaient plus rouges que le corail del’Adriatique ; sa pose indiquait une admirable perfection deformes, une souplesse harmonieuse du corps et une sorte dedistinction naturelle.

Elle portait le costume qui commençait à fairefureur dans les salons des terroristes et qui devait briller detout son éclat sous le règne cyniquement dépravé du Directoire. Unetunique blanche, rehaussée de franges cramoisies, était attachéesur l’épaule gauche par un superbe camée, laissant à découvert unepartie de la gorge ; les jambes nues sortaient à demi de lajupe, et du bout de ses pieds mignons, chaussés de la sandaleantique, elle jouait avec les glands du coussin sur lequel ilsreposaient.

Cette femme se nommait Angélique Caron, etétait depuis quelques mois la favorite du harem. L’alliance decette créature si belle et de ce lâche assassin est une de cesmonstruosités dont la bizarrerie est si grande qu’elle éblouit ceuxqui la contemplent. Angélique était vive, spirituelle etgaie ; elle se servait souvent de son influence sur leproconsul pour lui arracher quelque grâce qu’elle sollicitait auxheures propices. Néanmoins, l’histoire ne lui a pas pardonné des’être faite la compagne des orgies de Carrier. L’histoire a flétriAngélique et l’histoire a eu raison : rien ne peut excuser sonséjour auprès du monstre sanguinaire.

L’autre femme, vêtue à peu près du mêmecostume, paraissait de quelques années plus âgée qu’Angélique, maiselle était fort belle encore et certainement plus élégante que sacompagne ; les traits de sa figure étaient plus nets, mieuxdessinés, les formes de son corps plus accentuées et plus robustes.Il y avait plus de science dans sa pose, plus de coquetterieeffrontée dans son regard et l’expression ironique qui se peignaitsur sa physionomie lorsqu’elle jetait un coup d’œil sur sa rivale,dénotait la conscience qu’elle avait de sa supériorité morale.

Carrier se récréait près de ces deux femmes,tandis que la citoyenne Carrier tricotait philosophiquement.

– Ainsi, disait le proconsul à sacompagne de gauche dont il s’amusait à tirer les longues tressesd’ébène, ce qui parfois arrachait un cri de douleur à la femme,ainsi, tu trouves mon idée à ton goût ?

– Je la trouve excellente.

– Eh bien, nous l’essayerons ce soir.

– Sur qui ?

– Sur la bande de calotins que l’on aarrêtés hier.

– Mais je ne comprends pas, moi, ditAngélique.

– Sotte ! fit Carrier en frappantsur l’épaule nue de sa belle maîtresse un coup tellement sec de samain droite, que la marque des doigts se détacha aussitôt, rouge etmarbrée, sur la peau blanche et satinée d’Angélique Caron.

– Tu me fais mal !… fit-elle entressaillant sous l’effet de la douleur.

– Pourquoi as-tu l’intelligence sidure ?

– Explique-toi mieux, je tecomprendrai.

– Hermosa comprend bien, elle.

– Hermosa a toutes les qualités depuisdeux jours, nous savons cela, répondit Angélique avec ironie. Aureste, elle a le droit d’avoir plus d’intelligence que moi, elle aplus d’années.

– Que veux-tu dire ? s’écria Hermosaen se redressant comme si elle venait d’être mordue par unserpent.

– Je veux dire ce que je dis.

– Insolente !

– Insolente, oui ; menteuse,non.

– Assez ! interrompit brusquementCarrier en se levant ; vous m’ennuyez toutes les deux.

– Tu n’es pas aimable aujourd’hui,répondit Angélique.

– C’est qu’il me plaît d’être ainsi.

– Explique-nous encore une fois tes beauxprojets ! fit Hermosa en s’appuyant gracieusement sur le brasdu proconsul.

– Ah ! cela te tient aucœur ?

– Sans doute ! Ne s’agit-il pas depunir des aristocrates ?

– Et tu les hais, n’est-ce pas ?

– Oui ! je les hais et je voudraisvoir tous les royalistes de la Bretagne et de la Vendée sous lecouteau de la guillotine : deux surtout.

– Lesquels ?

– Boishardy d’abord.

– Et puis ?

– Un marin nommé Marcof.

– Sois tranquille ; tu jouiras de cespectacle plus promptement que tu ne le crois.

– Comment cela ?

– Tu le sauras plus tard.

– Mais ce projet ? fit Angéliqueavec impatience.

– Je vais te le raconter, ma belle !répondit Carrier en passant le bras autour de la taille souple dela jeune femme, qui se cambra et se renversa à demi comme si elleeût voulu appeler sur ses lèvres le baiser de la bête venimeuse quil’enlaçait.

Pendant ce temps, la citoyenne Carriertricotait toujours. La porte du cabinet s’ouvrit brusquement.

– Que me veut-on ? s’écria leproconsul en faisant un pas en arrière et en s’abritantinstinctivement derrière les deux jeunes femmes.

Le misérable était tellement lâche, qu’ils’effrayait au moindre bruit. Un sans-culotte de garde parut sur leseuil.

– C’est quelqu’un qui demande à teparler, citoyen, dit-il sans saluer.

– Je ne reçois personne !

– Il dit que tu le recevras.

– Son nom, alors ?

– Je n’en sais rien.

– Et tu laisses ainsi pénétrer dans mamaison des gens que tu ne connais pas ! s’écria Carrier avecfureur.

– Il a une carte de civisme du comité deParis.

– Qu’est-ce que cela me fait ?

– Alors je vais lui dire qu’il s’enaille ?

– Adresse-le au secrétaire.

– Bien ! répondit le sans-culotte ense retirant.

Cinq minutes après, il rentra.

– Encore ? fit le proconsul :si tu me déranges de nouveau, je te fais incarcérer.

– C’est le citoyen qui veut entrer.

– Passe-lui ta baïonnette dans le ventre,à ce brigand-là.

– Comme tu y vas, citoyen Carrier !répondit une voix forte et bien timbrée. Est-ce ainsi que tu asl’habitude de recevoir les envoyés extraordinaires du Comité desalut public de Paris ?

Ces paroles n’étaient pas achevées, qu’unnouvel interlocuteur se présentait à la porte du cabinet. C’étaitun homme de haute taille, un peu obèse et aux cheveux grisonnants.Il portait un costume à peu près semblable à celui du proconsul. Envoyant cet homme, Hermosa tressaillit, et un éclair de joie brilladans ses yeux.

– Diégo ! murmura-t-elle.

Le nom du Comité de salut public de Parisétait une sorte de Sésame qui, à cette époque, ouvrait toutes lesportes, même les mieux fermées. En l’entendant prononcer, Carrierfit un geste de surprise, et changeant de ton :

– Tu es délégué par Robespierre ?demanda-t-il brusquement.

– Oui ! répondit le nouveauvenu.

– Où sont tes pouvoirs ?

– Les voici.

Et l’envoyé du Comité parisien entra d’un pasassuré dans la pièce et tendit un paquet de papiers à Carrier.Celui-ci s’empressa de les ouvrir et les parcourut rapidement.

– Il paraît que tu es un chaudpatriote ! fit-il en levant les yeux sur l’inconnu.

– Tout autant que toi, répondit cedernier.

– Alors nous nous entendrons.

– Je le pense.

– Tu as à me parler ?

– Sans doute.

– Immédiatement ?

– Oui.

– Scévola, ferme la porte, et cette fois,massacre le premier qui voudrait me déranger !

Le sans-culotte obéit. L’envoyé du Comité desalut public jeta un regard autour de lui et put voir seulementalors les trois femmes.

– Tiens ! fit-il en attirantAngélique, celle-ci est jolie.

Et il l’embrassa familièrement. Carrier devintblême ; il était jaloux à l’excès. Angélique s’échappa desbras qui l’enlaçaient et se recula vivement.

– L’oiseau est farouche, dit le nouveauvenu avec insouciance.

– Elle est ma maîtresse ! réponditbrusquement Carrier.

– Eh bien ! si je reste quelquesjours à Nantes, tu me la céderas, n’est-ce pas ?

– Est-ce pour cela que Robespierret’envoie ?

– Robespierre m’envoie pour t’aider àpacifier la Vendée.

– Toi ?

– Moi-même.

– Est-ce que la Convention trouve que jene fais pas mon devoir ?

– Elle trouve que tu vas lentement.

– Elle n’a donc pas eu connaissance demes projets ?

– Si fait.

– Eh bien !

– Elle les approuve.

– Ah ! s’écria Carrier avec un rireforcé, alors elle ne pourra plus me reprocher ma lenteur.

Puis se retournant vers les femmes :

– Allez-vous-en ! ordonna-t-ilbrutalement, j’ai à causer avec le citoyen.

Madame Carrier se leva et obéit en grommelant.Hermosa et Angélique la suivirent. Arrivée à la porte, l’Italiennelaissa passer les deux femmes, sortit la dernière, et, seretournant un peu, elle échangea un regard rapide avec l’envoyéparisien ; puis elle sortit, et la porte fut refermée avecsoin.

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