Le Marquis de Loc-Ronan

Chapitre 22LE DÉLÉGUÉ DU COMITÉ DE SALUT PUBLIC

À l’heure même où Marcof, Boishardy et Keinec,enfermés avec Pinard dans le cellier de la petite ferme deSaint-Étienne, s’apprêtaient à employer les moyens les plusextrêmes pour contraindre Carfor à les servir dans l’exécution deleurs projets, et lui faire révéler ce qu’il était essentiel qu’ilssussent, des événements nouveaux et importants avaient lieu àNantes.

Ce soir-là, comme cela était sa coutume chaquesoir depuis son avènement au pouvoir proconsulaire, le sensuelreprésentant de la Convention donnait à souper aux patriotes pursqui lui servaient de courtisans assidus. Carrier avait un grandfaible pour la bonne chère et les réunions bruyantes, et il ne s’enprivait pas.

Le citoyen Fougueray, délégué du Comité desalut public de Paris, était tout naturellement au nombre desinvités.

Deux heures et demie du matin venaient desonner, et l’orgie était dans tout son éclat. Diégo seul conservaitson sang-froid. Placé à côté d’Hermosa, il échangeait à voix basseavec son ancienne maîtresse des paroles en apparence frivoles,mais, en réalité, des plus sérieuses, car tous deux discutaient àpropos de Philippe de Loc-Ronan, et surtout à propos de l’immensefortune de Julie, fortune dont la courtisane ne paraissaitnullement disposée à abandonner sa part.

Les deux associés, séparés aux yeux de touspar les événements, mais qui, cependant, n’avaient jamais cessé des’entendre, étaient en quête d’un adroit moyen de tromper Carrieret Pinard, et de garder pour eux seuls le butin dont Diégo avaitdéjà promis deux portions assez considérables.

– Sois tranquille, disaitl’Italien ; tu me connais et tu peux t’en rapporter à moi. Cesdeux hommes sont des machines dont je me sers, des rouagesnécessaires pour faire marcher l’œuvre ; mais une fois nosefforts couronnés de succès, je briserai les rouages ou je lesjetterai de côté. Pinard n’est qu’une bête féroce, possédantl’instinct du crime sans profit ; il n’est pas de ma force.J’ai l’air de le trouver cousu de ruses et confit de précautions,pour mieux lui donner confiance dans sa propre imagination, mais audemeurant, je m’en moque comme de ceci !

Et Diégo lança sur la table un grain de raisinsec qu’il faisait danser dans la paume de sa main.

– Et Carrier ? dit Hermosa.

– Celui-là, c’est différent : il estplus difficile à jouer, et il est à craindre, car il n’a pasl’habitude d’hésiter devant les moyens violents, mais il nem’inquiète guère non plus : il a tant de vices, qu’il offreprise aux gens véritablement habiles. D’ailleurs, s’il le faisait,j’emploierais les pouvoirs que ce niais de Pinard a si bienconfectionnés. Avant qu’on en ait reconnu la fausseté, j’aurais dixfois le temps de casser la tête au proconsul et de mettre Nantessens dessus dessous. C’est même peut-être là une idée à laquellej’aurais dû songer plus tôt. Ce serait réjouissant de se servircontre Pinard de son propre ouvrage, et de le faire guillotiner envertu des ordres qu’il aurait falsifiés lui-même. Qu’enpenses-tu ?

– Je pense qu’il nous faut d’abord pournous seuls la fortune de la marquise.

– Mon Dieu ! tu deviens d’unmatérialisme épouvantable ! Tu ne penses qu’à l’argent !tu n’as plus de poésie !

– J’aurai de la poésie à mon heure, quandj’aurai les millions.

– Eh bien, ma belle, encore une fois,sois tranquille, mon plan est fait, et nous ne partagerons rien.Seulement, sois plus aimable que jamais avec Carrier. Sur ce, ilest tard, je suis fatigué, cette ignoble société me dégoûte, jequitte la compagnie. On ne respire pas ici, et j’ai besoin d’air.Adieu ! demain je te dirai ce que j’aurai fait, car demain,bien certainement, j’aurai joué la seconde manche de cette partiedécisive, et peut-être bien que le soir venu nous fuironsensemble.

Les deux complices se pressèrentmystérieusement les mains, et Diégo, se levant de table, repoussasa chaise et quitta la chambre au milieu des cris, des chants etdes vociférations des convives, dont les trois quarts menaçaient derouler bientôt sous la table. L’Italien traversa le salon etdescendit les degrés de l’escalier qui conduisait dans levestibule. De là il atteignit la cour qu’il allait traverser pourgagner la rue, lorsqu’un tumulte effroyable, partant de l’intérieurdu corps-de-garde, l’arrêta brusquement dans sa marche. Il s’avançavivement pour connaître la cause de ce bruit inattendu.

Ce corps-de-garde, habitation ordinaire dessans-culottes de la compagnie Marat, était une vaste pièceoblongue, meublée, comme le sont toutes celles servant au mêmeusage, d’un énorme poêle, de chaises de paille, de lits de camp etde râteliers pour les fusils ; mais les murailles, peintes àla chaux et noircies par la fumée, rappelaient à profusion ladestination particulière qui lui était réservée. L’image du patronsous l’invocation duquel s’était placée la trop fameuse compagnieabondait sur toutes les faces du poste. Ici c’était une peinturegrossière représentant l’ami du peuple frappé dans son bain parCharlotte Corday, et accompagnée de cette inscription :

« NE POUVANT LE CORROMPRE ILS L’ONT ASSASSINÉ. »

Plus loin, c’était un buste voilé d’un crêpefunèbre et couronné d’immortelles, avec ce couplet tracé sur lamuraille :

Marat, du peuple vengeur,

De nos droits la ferme colonne,

De l’égalité défenseur,

Ta mort a fait couler nos pleurs,

Des vertus reçois la couronne ;

Ton temple sera dans nos cœurs !

Mourir pour la patrie,

C’est le sort le plus beau, le plus digne d’envie.

De l’autre côté de ce couplet, on voyait écriten lettres énormes :

Pleure, mais souviens-toi qu’il doit être vengé.

Ennemis de la patrie, modérez votre joie ;

Il aura des vengeurs !

De tous côtés l’œil ne rencontrait quemédailles en plâtre et en ivoire, représentant, les unes Marat, lesautres Chalier et Lepelletier, avec cet exergue :

MARTYR DE LA LIBERTÉ !

Enfin une énorme affiche, qui, quelque tempsavant, avait couvert les murs de Paris, cachait presque entièrementun côté de la muraille. Cette affiche était ainsi conçue :

LEPELLETIER.

Pour avoir assassiné le brigand, il fut assassiné

Par un brigand.

BRUTUS.

Le vrai défenseur des lois républicaines

Et l’ennemi juré des rois.

MARAT.

Le véritable ami du peuple,

Fut assassiné par les ennemis du peuple.

Au-dessus de cette affiche pendait le drapeaunational ; au-dessous on lisait ce quatrain :

Peuple, Marat est mort ; l’amant de la patrie,

Ton ami, ton soutien, l’espoir de l’affligé,

Est tombé sous les coups d’une horde flétrie.

Pleure, mais souviens-toi qu’il doit être vengé !

Puis ces inscriptions placées et répétéespartout :

« Vive la République ! Vive laMontagne ! Vivent à jamais lessans-culottes ! »

Et bon nombre d’affiches, d’arrêtés etdécrets, de motions, parmi lesquels on distinguait un placardportant cet en-tête :

« Boussole des patriotes pour lesdiriger sur la mer du civisme, imitée de Marie-Joseph Chalier, mortà Lyon. »

C’était une longue liste de ce que Nantesrenfermait de gens riches et de cœurs honnêtes, et qui, tous,devaient être envoyés à la guillotine ! Comme on le voit, celieu, dont la description est de la plus rigoureuse exactitude,était bien digne de ceux qui l’habitaient.

Au moment où Diégo y pénétra, un grand tumulterégnait dans le corps-de-garde. Une trentaine de sans-culottesentouraient un malheureux et étaient en train de le pousser dans larue pour le pendre à la corde de la lanterne qui éclairait l’entréede la demeure du proconsul. L’homme menacé d’un genre de supplicequi était alors de mode pour les petits coupables et le menu desaristocrates, n’était autre que maître Nicoud.

Voici ce qui s’était passé : On serappelle que Pinard avait donné l’ordre au cabaretier d’entrer dansle poste et d’y attendre son retour, sous peine de se voirincarcérer. Or, être incarcéré signifiait tout simplement êtreguillotiné, fusillé ou noyé. Donc maître Nicoud s’était empresséd’obéir, et le malheureux avait une telle confiance dans lespromesses du lieutenant, qu’il ne se serait pas avisé de bouger deplace, se fût-il agi de tout l’or des mines du Pérou. (LaCalifornie, et l’Australie n’ayant pas encore été inventées en l’ande grâce 1793).

Nicoud connaissait presque tous lessans-culottes, qui étaient devenus ses pratiques quotidiennesdepuis les noyades, le cabaret étant situé à proximité du fleuve,et l’opération attirant fort en cet endroit messieurs de lacompagnie Marat. Maître Nicoud avait donc passé les deux premièresheures assez agréablement, causant, riant, plaisantant, et seprêtant aux bons mots d’un goût assez équivoque que ses clients sepermettaient assez familièrement à son endroit.

On sait, pendant ce temps, ce quis’accomplissait dans la maison du quai de la Loire. Aprèsl’enlèvement de Pinard, et la boucherie que les royalistes avaientfaite des sans-culottes, les sept ou huit survivants avaient prisla fuite en se dispersant dans le verger. Le premier moment deterreur passé, la honte d’avoir été battus par deux hommes, ouplutôt par un seul homme, car Marcof avait lutté presqueseul ; la honte, disons-nous, rallia les fuyards. D’un communaccord ils revinrent à la charge. Mais ils ne trouvèrent plusd’ennemis, et, grâce à la précaution qu’avait prise Keinecd’envelopper de foin les sabots des chevaux, ils ne purent même pasdécouvrir la direction par laquelle s’étaient élancés lesroyalistes. Ils parcoururent en vain la maison, jurant, sacrant,maudissant, sans même se soucier de porter secours aux blessés quicriaient et aux mourants qui râlaient. Enfin, bien convaincusqu’ils ne pouvaient venger leur défaite, les misérables seréunirent pour tenir conseil.

Que fallait-il faire ? était la grandequestion que l’on se renvoyait de bouche en bouche. La position eneffet était difficile.

Ils ne pouvaient se dissimuler que, de toutefaçon, il fallait en arriver à prévenir Carrier. De plus, il étaitfort évident que le proconsul ferait massacrer sans pitié celui ouceux qui lui annonceraient la triste nouvelle que trois royalistesavaient tué plus de vingt sans-culottes, avaient enlevé sonlieutenant, et n’avaient pas reçu la moindre égratignure. Ladélibération fut bruyante. Enfin, l’on arrêta, faute d’une décisionmeilleure, qu’il fallait de toute nécessité aller rendre compte àCarrier de ce qui s’était passé, et l’avertir de la disparition dePinard. En conséquence, les sans-culottes se mirent en route,décidés à se présenter en corps et ayant l’intention de fairemonter avec eux une partie de ceux de leurs compagnons qu’ilstrouveraient au poste de la maison du proconsul. C’étaitl’exécution de ce projet arrêté qui avait mis le malheureux Nicouddans la position où nous l’avons laissé.

Lorsqu’en entrant dans le corps-de-garde, lespatriotes trouvèrent le cabaretier dans l’auberge duquel vingt desleurs venaient d’être massacrés, ils l’avaient accusé de complicitéavec les royalistes. Nicoud avait voulu protester, et il essayamême d’un discours destiné à prouver la blancheur de sa conscienceet son innocence de toute participation aux crimes qui venaientd’être commis ; mais on avait étouffé ses paroles sous desvociférations effrayantes. Les cris de : « À mort letraître ! À la lanterne l’aristocrate ! »retentirent de toutes parts.

Les sans-culottes songeaient qu’en sacrifiantNicoud, ils auraient une sorte de vengeance à présenter à Carrier,et ils avaient résolu de pendre le malheureux cabaretier avantd’affronter la colère du maître. L’aubergiste se débattait sous lespoignets de fer qui le poussaient au dehors, protestant plus quejamais et essayant en vain d’attendrir ses bourreaux. C’étaient cescris, ce bruit, ces débats qui avaient provoqué le vacarme dont lecitoyen Fougueray s’était ému en traversant la cour de la maison duproconsul.

Le tumulte était si grand, que personne neprit garde au délégué du Comité de salut public lorsqu’il pénétradans le poste ; mais en sa qualité d’envoyé de Paris, Diégocrut de son devoir, afin de mieux jouer le rôle qu’il avait pris,d’intervenir et de demander la cause de cette exécution nocturne,et de ce scandale qui mettait en émoi tous les bons citoyens.

Maître Nicoud le prit tout au moins pour unange libérateur, et se précipita à ses pieds, laissant une partiede ses vêtements entre les mains de ceux qui le retenaient. Lessans-culottes interrogés expliquèrent rapidement au citoyen déléguéles raisons qu’ils avaient pour pendre l’aubergiste. En entendantraconter les événements de la nuit, Diégo pâlit horriblement. Ilcomprenait qu’un seul homme, à sa connaissance, avait assezd’audace pour tenter un tel coup, et assez de courage pourl’exécuter. Il ne douta pas un seul instant que le royaliste donton lui parlait ne fût Marcof.

Marcof à Nantes ! Il y avait bien là eneffet de quoi faire pâlir l’ancien bandit calabrais. Aussidemeura-t-il tout d’abord pétrifié et anéanti. Mais sa conceptionsi vive lui démontra rapidement qu’il ne fallait pas se laisserentraîner par le découragement.

– Prévenons Carrier, dit-il ; etpendez toujours cet homme ; cela ne peut pas nuire, quoiqu’ilsoit évident qu’il ne sache rien.

Ces mots n’étaient pas achevés que Nicoud,enlevé de terre, poussé, battu, déchiré, fut jeté au milieu de larue, puis la lanterne tomba, la corde fut enroulée autour du cou dumalheureux, et un hourra retentit dans la foule. Le corps del’aubergiste se balançait au-dessus de la tête dessans-culottes.

– Cela vous servira d’introduction auprèsde Carrier, fit observer tranquillement Fougueray.

En effet, le bruit extérieur avait attirél’attention du proconsul, et un aide-de-camp en sabots et enépaulettes de laine accourut pour en connaître la cause. Tous lessans-culottes voulurent parler ensemble. Fougueray les interrompitet leur imposa silence.

– Je vais prévenir le citoyenreprésentant, dit-il. Tenez-vous prêts à recevoir ses ordres.

Comme l’intention qu’exprimait Fougueraysatisfaisait les sans-culottes qui, de cette façon, n’allaient plusse trouver en face de la première colère du proconsul, personnen’éleva la voix pour émettre un autre avis. Le citoyen délégué,c’est ainsi qu’on appelait l’Italien, gravit précipitamment lepremier étage de l’escalier, et entra dans le salon où nous avonsdéjà introduit nos lecteurs. Il alla droit à Carrier qui causaitdevant la cheminée avec Angélique et Hermosa.

– J’ai à te parler, lui dit-il.

– D’affaires ? demanda leproconsul.

– Oui.

– Au diable, alors ! j’ai ferméboutique pour aujourd’hui. À demain matin.

– Non pas !

– Je te répète que je ne t’écouteraipas.

Puis se penchant à l’oreille de Carrier,Fougueray ajouta :

– Les chouans ont pénétré dans Nantescette nuit même.

Carrier devint blanc comme un linceul. Lemisérable lâche frissonna de tous ses membres. Son œil vitreuxexprima une terreur invincible.

– Bien vrai ? fit-il d’une voixsuppliante, comme s’il eût espéré que Diégo allait se rétracter,après avoir essayé d’une plaisanterie.

– Certes, cela est vrai ! réponditvivement Fougueray.

– Ils ont attaqué la ville ?

– Non.

– Qu’ont-ils fait alors ?

– Ils ont tué plus de vingt hommes de lacompagnie Marat ! Mais viens dans ton cabinet, je te diraitout. Il est urgent de prendre des mesures vigoureuses pourrattraper les brigands, ou, s’ils sont hors de Nantes, les empêcherd’y rentrer. Viens, te dis-je ; nous aviserons.

Carrier, quittant les deux femmes, se laissaentraîner ; Fougueray raconta tout ce qu’il venaitd’apprendre.

– Il est impossible qu’un homme ait faitcela ! dit Carrier en entendant son interlocuteur lui fairepart des exploits de Marcof.

– Malheureusement, la chose estexacte.

– Impossible ! te dis-je.

– Pourquoi ?

– Il n’y a pas de créature au mondecapable de tant de force et de hardiesse.

– Je te certifie pourtant qu’il existe unhomme capable de tout cela, et cet homme, je le connais.

– Et c’est lui qui a accompli ce que tuviens de me dire ? C’est lui qui a tué seul près de vingtsans-culottes ?

– Lui, aidé de deux autres.

– Quel est son nom ?

– Marcof le Malouin.

– Marcof le Malouin ? Marcof qui aattaqué le convoi des prisonniers venant deSaint-Nazaire ?

– Lui-même.

– Et les deux hommes quiaccompagnaient ?

– J’ignore qui ils sont.

– Que devons-nous faire pour nous emparerde ces brigands ?

– Mettre toute la police sur pied ;donner le signalement de Marcof ; je vais l’écrire. FouillerNantes jusque dans les moindres cachettes de ses plus humblesdemeures ; faire donner l’ordre de veiller attentivement auxportes de la ville, arrêter tous ceux qui inspireraient le plusléger doute. En un mot, redoubler d’attention et de rigueur.

– C’est facile, répondit Carrier ;je vais faire faire des arrestations sur une grande échelle ;par exemple, il faudra nous hâter de vider les prisons, augmenterle nombre des baignades et des mitraillades, car du diable si jesais où fourrer un prisonnier. Les dépôts regorgent ! Enfin,n’importe ! on trouvera un moyen ! Je vais faire arrêter,arrêter quand même, arrêter en masse, arrêter sans trêve, sansrelâche, et on exécutera tous ces brigands ! Dans le nombre,nous aurons bien la chance de nous débarrasser de quelques-uns deceux qui conspirent contre la République !

Fougueray regardait Carrier avec une sorte destupéfaction. Tout scélérat qu’il fût, il avait peine à comprendreque la manie du meurtre pût être portée à un point aussiépouvantable. Il contemplait avec stupeur cet homme qui parlaitd’arrêter, de noyer, de mitrailler, avec un calme, un sang-froidqui décelaient l’indifférence de son âme et le peu de trouble queressentait sa conscience.

– Mais, fit observer l’Italien, as-tu ledroit d’arrêter ainsi sans preuves, sans indices deculpabilité ?

– Ce droit-là, je le prends, répondit leproconsul.

Puis, haussant les épaules et présentant àFougueray une feuille imprimée placée sur le bureau, il ajouta ensouriant :

– D’ailleurs, lis la loi contre lessuspects, et tu verras qu’on peut arrêter tout le monde.Tiens, écoute ce décret.

Et il lut à haute voix, en soulignant pourainsi dire chacune des phrases :

« Doivent dorénavant être considéréscomme suspects et mis en état d’arrestation etd’incarcération :

« 1º Ceux qui, dans les assemblées dupeuple, arrêtent son énergie par des discours astucieux, des cristurbulents et des menaces.

« 2º Ceux qui, plus prudents, parlentmystérieusement des malheurs de la République, s’apitoient sur lesort du peuple et sont toujours prêts à répandre de mauvaisesnouvelles avec une douleur affectée.

« 3º Ceux qui ont changé de conduite etde langage selon les événements, qui, muets sur les crimes desroyalistes et des fédéralistes, déclament avec emphase contre lesfautes légères des patriotes, et affectent, pour paraîtrerépublicains, une austérité, une sévérité étudiées, et qui cèdentaussitôt qu’il s’agit d’un modéré ou d’un aristocrate.

« 4º Ceux qui plaignent les fermiers, lesmarchands contre lesquels la loi est obligée de prendre desmesures.

« 5º Ceux qui, ayant toujours les mots de« liberté, république ou patrie » sur les lèvres,fréquentent les ci-devant nobles, les contre-révolutionnaires, lesaristocrates, les feuillants, les modérés, et s’intéressent à leursort.

« 6º Ceux qui n’ont pris aucune partactive dans tout ce qui intéresse la révolution, et qui, pour s’endisculper, font valoir le payement de leurs contributions, leursdons patriotiques, leur service dans la garde nationale parremplacement ou autrement.

« 7º Ceux qui ont reçu avec indifférencela constitution républicaine, et ont fait part de fausses craintessur son établissement et sa durée.

« 8º Ceux qui, n’ayant rien fait contrela liberté, n’ont aussi rien fait pour elle.

« 9º Ceux qui ne fréquentent pas leursection et donnent pour excuse qu’ils ne savent pas parler, ou queleurs affaires les en empêchent.

« 10º Ceux qui parlent avec mépris desautorités constituées, des signes de la loi, des sociétéspopulaires, des défenseurs de la liberté.

« 11º Ceux qui ont signé des pétitionscontre-révolutionnaires ou fréquenté des clubs et sociétésanti-civiques.

« 12º Ceux qui sont reconnus pour avoirété de mauvaise foi, partisans de La Fayette, et ceux qui ontmarché au pas de charge au Champ de Mars. »

– Eh bien ! demanda Carrier aprèsavoir achevé sa lecture, et en rejetant la feuille imprimée sur lebureau. Eh bien ! tu as entendu ? Dis-moi maintenant quiest, ou plutôt qui n’est pas suspect en France ?Est-ce qu’avec cela on ne peut pas faire incarcérer tous lescitoyens, depuis le premier jusqu’au dernier ? J’ai le champlibre, et si la Convention me tracassait jamais, je saurais luirépondre. Donc, je vais donner mes ordres, ou mieux encore, tu lesdonneras toi-même. Tu me plais, citoyen. Tu as l’air d’un bonpatriote, d’un rusé compère. Puisque cet imbécile de Pinard s’estlaissé enlever, veux-tu sa place ?

– La place de Pinard ?

– Oui.

– En quoi consistait-elle ?

– Dans l’inspection des prisons d’abord.Dans le commandement de la compagnie Marat. Dans la rédaction desordres et des décrets qu’il me donnait à signer.

– C’est tout ?

– Oui. Ne trouves-tu pas que cela soitassez ? Pinard avait toute ma confiance.

– Et tu la reporteras sur moi ?

– Je te le promets.

– Alors, marché conclu, j’accepte.Donne-moi des signatures en blanc et je te réponds du reste.

– Tu veilleras à la sûreté de mapersonne ?

– À mon tour, je te le promets.

Et Carrier, attirant à lui cinq ou sixfeuilles de papier aux en-têtes républicains, y apposa sa signatureau bas. Fougueray s’en empara en déguisant la joie qu’il éprouvaitsous une apparence calme. Les blancs-seings de Carrier luiassuraient le succès de ses plans en lui aplanissant tous lesobstacles.

– Rentre au salon si bon te semble,dit-il ; moi, je me charge des ordres à donner et de leurexécution.

Carrier fit un geste d’assentiment, ouvrit uneporte voisine et sortit. On entendait le bruit confus de l’orgiequi avait atteint l’apogée de sa fureur et de son cynisme.

Carrier fit sa rentrée au milieu du tumulte ense frottant les mains et en lançant à droite et à gauche desregards de jubilation. Le proconsul était enchanté d’avoir trouvé,sans plus chercher, un remplaçant au sans-culotte enlevé par lesroyalistes. Pinard épargnait à son patron une grande partie de labesogne journalière et ne lui laissait que les plaisirs du métier.Or, Carrier, sensuel et paresseux, s’était parfaitement arrangé decette existence qui allait être continuée, grâce à la bonne volontéde Fougueray.

Puis, une autre pensée avait poussé lereprésentant à se fier à l’envoyé du Comité de salut public, dontil était loin de suspecter les pouvoirs. Fougueray lui avait parubien autrement délié que Pinard, bien autrement apte à remplir lacaisse proconsulaire à laquelle, du premier coup, il allaitapporter deux millions. Enfin, l’intérêt personnel liait Fouguerayà Carrier, et l’ancien procureur regardait ce lien comme bienautrement sérieux que ceux formés par l’amitié ou par une opinioncommune.

– Je partage l’affaire du marquis, disaitle proconsul, mais il partage, lui, les rançons et les autresbénéfices ; or, le chiffre de ces rançons peut et doit êtreénorme, s’il agit adroitement ; donc il a intérêt à protégerma vie, donc il est l’homme qu’il me fallait. Je ne me suis pasfâché, au reste, que Pinard soit au diable ! D’ailleurs, quecelui-ci me donne les millions en question, après, nous verronsbien !

Et Carrier alla rejoindre Hermosa et Angéliquequi l’attendaient. Fougueray, demeuré seul, se leva vivement et fitquelques tours dans la pièce. L’expression de sa physionomie avaitchangé subitement depuis quelques minutes ; de soucieuse etinquiète, elle était devenue joyeuse et hautaine. Revenu en face dubureau, il se laissa tomber dans un fauteuil, et, frappant lemeuble du plat de sa main droite :

– Victoire ! s’écria-t-il,victoire ! Décidément, la soirée est bonne ! Je mecroyais près de ma perte, et la position devient plus belle quejamais ! Mes espérances se changent en certitudes ! Lesdifficultés disparaissent. Pinard me gênait ; Marcof m’endébarrasse ! Merci, Marcof ! tu ne croyais pas si bien meservir ! J’ai entre les mains la tranquillité de la ville,toutes les forces dont elle dispose, et les moyens d’atteindre mesennemis là où ils sont. Cela durera-t-il ? continua-t-il aprèsavoir réfléchi un instant. Bah ! que m’importe ! Ce qu’ilme fallait, c’était vingt-quatre heures de pouvoir absolu, et jeles ai. Demain, ou pour mieux dire ce matin, car voici bientôt lejour, j’aurai vu Loc-Ronan et je l’aurai contraint à me donner unelettre pour Julie de Château-Giron. Oui, mais le difficile ne serapas fait ; il me restera à voir la religieuse. Or, elle est àbord du Jean-Louis.

Ici Diégo tira un portefeuille de la poche deson habit, l’ouvrit et y prit une lettre qu’il parcourut duregard.

– Oui, continua-t-il, ces renseignementsdoivent être exacts. Julie était au nombre des prisonniers deSaint-Nazaire, puisque Pernelles, le patron du navire sur lequels’était embarqué Philippe, m’avait annoncé que le marquis avaitavec lui une religieuse et un vieillard. Ce vieillard, c’estJocelyn : la religieuse est sa femme sans doute. DamnéMarcof ! Grâce à mon génie, à mon habileté, je les avais toustrois entre mes mains. Dénoncés par mes soins, ils sont arrêtés àleur débarquement, et il faut que ce démon incarné vienne se jeterau travers de mes projets et qu’il arrache Julie aux soldats quiescortaient les prisonniers. Maintenant, voyons encore ce que medit Agésilas.

Diégo prit une seconde lettre et lut à voixbasse :

« La Roche-Bernard, 22 frimaire. Lelougre le Jean-Louis est à l’ancre près de la ville ;il est admirablement gardé. Celui dont tu me parles n’est pas àbord. »

– Ce n’est pas cela, interrompit Diégo enrefermant la lettre.

Il en ouvrit une autre.

« 20 frimaire, lut-il. »

– Ah ! c’est cela.

« Un homme et une religieuse sont arrivéscette nuit. L’homme est le patron du lougre ; quant à lareligieuse, je lui ai entendu donner le titre de madame lamarquise. La religieuse est restée à bord ; le patron estrevenu à terre. S’il survient un événement, je t’en donneraiavis. »

Diégo s’interrompit une seconde fois dans salecture, et, ne terminant pas la lettre, il la replaça dans leportefeuille.

– Et rien depuis ce moment, dit-il ;donc Julie est encore à bord du Jean-Louis et Marcof n’estpas retourné à la Roche-Bernard ; or, il est incontestable quec’est lui qui a tué les sans-culottes dans l’auberge du quai. C’estlui qui a enlevé Pinard, qu’il aura reconnu, malgré le changementde nom et de condition. Eh bien ! qu’il demeure vingt-quatreheures seulement à Nantes ou dans les environs, et j’aurai eu letemps d’agir. Je verrai la religieuse tandis qu’il sera absent deson bord, et j’enlèverai l’affaire à leur nez et à leurbarbe ! Qu’il sauve son frère s’il le veut, peu m’importe,quand j’aurai les écus ! Allons, j’étais un sot de metourmenter ! Tout est pour le mieux, au contraire !Pinard disparu, je n’ai plus de moyens à trouver pour éviter lepartage. Quelle heureuse inspiration que de n’avoir pas agiprécipitamment et d’avoir attendu ! Les noyades et lesmitraillades auront dû, grâce à leur aimable perspective, rendre lecher marquis souple comme un gant, et quant à Carrier, il n’aurarien ! c’est convenu ! Allons, Diégo ! tu es né sousune heureuse étoile, mon cher ami, et la sorcière qui, dans tajeunesse, t’a prédit une triste fin, a volé l’argent de ta mère.Corpo di Bacco ! quelle succession de bonheurs !

Ici Diégo s’arrêta brusquement.

– Si Pinard allait tout révéler !…dit-il. Non ! reprit-il au bout d’un moment de réflexion, non,il ne le fera pas… Et puis, le fit-il, j’agirai si vite que l’onn’aura pas le temps d’entraver mes desseins !

Sur ce, Diégo s’assit, et attirant à lui lesfeuilles revêtues de la signature du proconsul, il se mit à écrirerapidement. Le jour parut et le surprit encore dans cesoccupations. Alors Diégo se leva, mit les différents ordres dans sapoche, et, regardant à sa montre :

– Sept heures et demie, dit-il ; ilest temps d’aller au Bouffay et de voir le marquis deLoc-Ronan ! C’est ce jour qui doit décider de mafortune !

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