Le Marquis de Loc-Ronan

Chapitre 21KÉROUAC

Un soupir de soulagement expira sur les lèvresdu prisonnier. Les trois cavaliers, qui suivaient la rive du fleuvedepuis Nantes, atteignaient en ce moment le petit bourg deChantenay. Le brouillard s’était en partie dissipé, et la nuit,plus claire, permettait de distinguer la campagne environnante.

– Quittons la route, dit Boishardy ;Chantenay est au pouvoir des bleus ; prenons parSaint-Herblain.

– Non, répondit Marcof ; cela nousferait faire un crochet inutile. Tournons seulement Chantenay etsuivons la Loire jusqu’à Couéron ; de là, nous gagneronsSaint-Étienne à travers les bruyères.

Boishardy fit un geste d’assentiment ets’élança sur la droite, coupant le pays du sud à l’ouest. Marcof etKeinec le suivirent. Les trois hommes continuèrent en silence leurcourse furieuse et eurent bientôt doublé les dernières maisons dupetit bourg.

La situation de Pinard devenait de minute enminute plus intolérable et se métamorphosait graduellement en unvéritable et atroce supplice. Couché sur l’encolure du cheval deKeinec, sa tête et ses bras pendaient d’un côté le long dupoitrail, et de l’autre ses jambes ballottaient dans le vide. Sapoitrine se trouvant plus élevée que les extrémités, le sang necirculait plus et menaçait de l’étouffer ou d’envahir complètementle cerveau. La figure du sans-culotte, ensanglantée déjà par lecoup que lui avait porté le jeune homme avant de l’enlever del’auberge, était devenue violacée et se décomposait rapidement. Lesveines du cou, gonflées à éclater, apparaissaient en saillie commedes cordes. Un râle sourd s’échappait avec peine de sa gorge,menacée d’une strangulation prochaine. Pinard ferma les yeux etperdit de nouveau connaissance.

Les cavaliers avaient dépassé Couéron etatteint les hautes bruyères dans lesquelles leurs chevauxenfonçaient jusqu’au poitrail. Ils galopaient toujourscependant.

Bientôt les maisons de Saint-Étienne sedétachèrent sur les nuages gris qui couraient au-dessus de leurstêtes, et, quittant les landes de bruyères, ils entrèrent dans lapetite ville, qui paraissait plongée dans un profond sommeil. Ilstournèrent les premières maisons sans ralentir leur allure ;puis, mettant brusquement leurs chevaux au pas, ils s’avancèrentvers une ruelle étroite dans laquelle l’obscurité semblait plusprofonde encore.

Marcof sauta à terre et heurta doucement à uneporte située au rez-de-chaussée d’une humble maison ayant toutel’apparence d’une modeste ferme bretonne. On veillait sans doute àl’intérieur, malgré l’heure avancée de la nuit, car la portes’ouvrit aussitôt. Un vieillard, tenant à la main un flambeau,parut sur le seuil. En apercevant le marin et ses compagnons, saphysionomie exprima la joie la plus vive.

– Vous avez donc réussi ?dit-il.

– Pas précisément, répondit Marcof ;mais nous avons bon espoir, mon brave Kérouac.

– Grand Dieu ! s’écria le vieillarden remarquant le désordre des vêtements des trois cavaliers et lesang dont ils étaient couverts ; grand Dieu ! seriez-vousblessés ?

– Non pas, tonnerre !

– Vous vous êtes battuscependant ?

– Et vigoureusement, je te le jure !Mais entrons vite ; nous te raconterons la chose en détail.Pour le moment il s’agit de transporter chez toi le prisonnier.

– Un prisonnier !

– Fait à Nantes cette nuit même.

– Qui donc ?

– Pinard.

– Le lieutenant de Carrier ?

– En personne !

– Oh ! fit le vieillard dont lesyeux étincelèrent. Merci de l’avoir amené vivant ! Je pourraile tuer de ma main comme ils ont tué mon frère et mafille !

– Peut-être ne te refuserai-je pas cetteconsolation.

– Entrez vite, messieurs ! ditKérouac en s’effaçant pour laisser passer Marcof, Boishardy etKeinec qui portait toujours le corps inanimé du sans-culotte.Entrez vite ; j’aurai soin des chevaux.

Les trois hommes pénétrèrent dans la maison.Arrivé dans la première pièce, Keinec allait jeter Pinard sur unsiège, lorsque Marcof l’arrêta.

– Pas ici, dit-il.

– Au cellier, n’est-ce pas ? fitBoishardy.

– Oui.

Et Marcof, prenant une lumière, conduisit sescompagnons vers l’entrée de l’escalier qui descendait dans lesfondations de la maison.

– L’endroit dans lequel ils se trouvaientétait une ancienne ferme, dévastée deux fois déjà par les bleus. Lecellier, où l’on déposait autrefois les provisions, était vide etdésert. D’énormes crocs scellés dans la muraille montraient leurspointes acérées, veuves des quartiers de viande salée et desjambons fumés qui y étaient appendus jadis en prévision del’hiver.

– Jette-le là, dit Marcof à Keinec endésignant le sol de la cave. Maintenant prends des cordes,attache-lui les mains derrière le dos, et lie-le solidement au crocle moins élevé.

Keinec s’empressa d’obéir.

– Ah ! fit-il en serrant les deuxmains déjà liées du misérable, Carfor a conservé la trace de notrevisite à la baie des Trépassés, ses pouces sont rongés. Nous nepourrons plus employer le même moyen pour le faire parler.

– Nous en trouverons d’autres, mon gars,répondit Boishardy.

En ce moment Kérouac entra dans lecellier.

– Laissez-moi voir la figure de ce tigre,dit-il en écartant Keinec et en plaçant en pleine lumière le visagede Pinard.

Les paupières du sans-culotte firent unmouvement qui n’échappa pas à Marcof.

– Le drôle revient à lui, dit-il.

– Oh ! continuait le vieillard,c’est donc cet homme qui a fait mourir ma fille ; c’est luiqui a donné l’ordre de frapper mon frère !

Et ses regards dévoraient pour ainsi diretoute la personne de l’ancien berger de Penmarckh. Marcof vitl’émotion profonde qui se peignait sur la physionomie de Kérouac.Il craignit une scène qui eût retardé l’exécution de son plan.

– Kérouac, dit-il doucement, laisse-nous,mon vieil ami ; personne ne veille en haut, et il est urgent,par le temps qui court, que nous soyons avertis des moindresévénements du dehors.

Le vieillard hésita.

– Vous ne le tuerez pas sans moi ?demanda-t-il avec anxiété.

– Non.

– Tu me le promets ?

– Je te le jure.

– Alors je vais veiller.

Et Kérouac remonta lentement les degrés del’escalier qui conduisait à la pièce supérieure. Le vieillard avaitdéjà disparu que l’on entendait encore ses sanglots.

– Pauvre homme ! dit Boishardy, onlui a massacré son enfant ?

– Oui, répondit le marin, les bleus sontvenus ici ; ils ont emmené sa fille et son frère à Nantes.L’une a servi de jouet aux orgies de Carrier et est morte de faimet de douleur dans les prisons. L’autre a été guillotiné. Kérouacétait à Nantes ce jour même, et il a vu rouler la tête de son frèreen même temps qu’un geôlier compatissant lui apprenait qu’il avaitperdu sa fille.

– Les monstres ! murmura legentilhomme.

Puis désignant Pinard :

– Celui-là payera pour tous !ajouta-t-il.

– Celui-là, répondit Marcof, celui-lànous procurera les moyens de satisfaire notre vengeance etd’arriver à notre but. Il nous aidera à frapper Carrier et àdélivrer Philippe, ou, sur mon salut éternel, je le jure, ilsouffrira toutes les tortures de l’enfer. Allons, Keinec, il esttemps d’agir. Tire ton poignard et pique ce misérable jusqu’à cequ’il soit revenu complètement à lui.

Keinec appuya la lame aiguë de son arme contrele bras de Pinard, et enfonça graduellement. Le sans-culotte poussaun cri de douleur.

– Le voilà réveillé ! dit froidementle marin.

– Oui, répondit Carfor en se redressant,oui, je t’entends et je te vois, Marcof ; mais sache bien quesi je suis en ta puissance, ma volonté est plus forte que latienne. Tu me tueras, cette fois, je ne dirai rien. J’ai subi déjàles tortures que tu m’as infligées ; mais aujourd’hui mon âmesaura braver la douleur et sera plus puissante que moncorps !

– Je crois que le bandit parle de sonâme ! fit Marcof en riant. Il nous défie ; eh bien !nous allons voir.

Et s’adressant à Keinec :

– Va nous chercher, dit-il, un réchaud decharbon et un morceau de fer.

Keinec sortit vivement.

– Qu’allez-vous faire ? demandaBoishardy.

– Employer un procédé fort simple quej’emprunte aux Indiens de Ceylan pour faire obéir leséléphants.

– Et quel est ce procédé ?

– Il consiste, à l’aide d’une fortebrûlure, à entretenir une plaie vive sur le cou de l’animal ;c’est dans le milieu de cette plaie que l’on enfonce la lame quisert d’éperon. Le moyen est d’autant meilleur qu’il n’altèrenullement la santé ni les forces, et que la douleur estinsurmontable.

Boishardy fit un geste de dégoût. Marcofhaussa les épaules.

– Nous n’avons pas le choix des moyens,dit-il ; il faut que cet homme vive et qu’il parle, qu’ilparle promptement surtout.

– Et vous croyez qu’il parlera ?

– Vous allez voir par vous-même.

Keinec rentrait, portant un réchaud decharbons enflammés et une plaque de tôle d’une petite dimension,surmontée d’une tige de fer qui lui servait de manche.

– Boishardy, veuillez faire chauffer àblanc la plaque, dit tranquillement Marcof ; nous, pendant cetemps, nous préparerons le prisonnier.

Le gentilhomme s’approcha du réchaud, activa,en soufflant dessus de toute la force de ses poumons,l’incandescence des combustibles, et présenta, en la tenant par lemanche, la petite plaque de tôle aux charbons étincelants. Marcofet Keinec avaient délié les bras du prisonnier, et lui enlevèrentsa carmagnole d’abord, puis sa veste et sa chemise ; celafait, Marcof étendit le corps de Pinard sur la terre, la facetournée vers le sol, et lui rattachant les bras au-dessus despoignets, il fixa solidement l’extrémité de la corde aux barreauxde fer d’un soupirail voisin, tandis que Keinec, suivant le mêmeprocédé, agissait en sens contraire à l’égard des jambes dusans-culotte. Pinard, ainsi garrotté, était dans l’impossibilité detenter un seul mouvement. Il ne poussa ni un cri ni une plainte, etune résolution farouche se lisait sur son front légèrementrelevé.

– La tôle est-elle chaude ? demandafroidement Marcof.

– Oui, répondit Boishardy qui avait pris,dans un coin, de fortes pinces à l’aide desquelles il soutenait lemorceau de fer.

– Donnez-moi cela alors ! dit lemarin.

Boishardy passa les pinces à son compagnon.Sur la tôle rougie à blanc on voyait des myriades d’étoiles quisemblaient la parcourir dans tous les sens, s’éteignant aussirapidement qu’elles apparaissaient scintillantes. Marcof secoua latête en signe de satisfaction et revint vers Pinard.

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