Le Marquis de Loc-Ronan

Chapitre 20BOISHARDY, EN AVANT !

À l’aide d’un moulinet terrible, le marinopéra une première trouée dans la masse, et dégagea le couloir. Lessans-culottes, surpris à l’improviste, n’avaient pas eu le temps dese servir de leurs armes à feu. D’ailleurs l’espace manquait pourmanier un fusil, et aucun d’entre ceux qui se trouvaient làn’avait, par bonheur, de pistolets chargés. Cette doublecirconstance, la dernière surtout, était un puissantauxiliaire.

Marcof avait abattu trois hommes en troiscoups de hache donnés avec une rapidité qui tenait du miracle. Lesautres reculèrent par un mouvement de terreur assez compréhensible,en face de ce fer sanglant qui les menaçait. Le marin profita duvide laissé devant la porte. Il poussa Keinec devant lui, et, seretournant, il fit face seul aux sans-culottes qui accouraient detoutes parts.

L’endroit dans lequel se passait cette scèneétait, nous le répétons, un corridor fort peu large, servant jadisde premier vestibule, et dont la porte donnait sur la cour. Unefois Keinec en dehors de la maison, Marcof voulait lui donner letemps d’emporter Pinard, et de gagner sans être inquiété l’endroitoù se tenait Boishardy avec les chevaux. Le jeune homme, comprenantl’intention de son chef, s’élança de toute la vitesse de ses jambesen dépit du lourd fardeau qu’il portait sur ses épaules.

Marcof s’opposa donc comme une digue à lafureur des sans-culottes, et, se plaçant sur le seuil de la porte,il se tint terrible et menaçant, sa hache d’une main son poignardde l’autre. Les fenêtres de la salle donnant sur la cour étaientgrillées, aucune autre issue ne faisait communiquer la maison avecl’escalier : il fallait donc passer sur le corps du royalistepour poursuivre celui qui venait d’enlever si audacieusement lelieutenant de Carrier.

Les membres de la compagnie Marat écumaient derage. Deux défaites successives dans la même soirée portaient à soncomble leur frénésie sanguinaire. D’une part, Brutus et ses amistués, massacrés, et dont les cadavres fumaient encore ; del’autre, leur chef fait prisonnier au milieu de ses soldats, sousleurs yeux, arraché pour ainsi dire de leurs mains, et en faced’eux un homme, un seul, dont l’arme terrible avait abattu déjàtrois de leurs compagnons.

Un même cri de vengeance s’échappa de toutesles poitrines, et tous se précipitèrent pour écraser l’audacieuxennemi ; mais les ignobles assassins, habitués à voir tremblerdevant eux leurs victimes quotidiennes, ignoraient à quel effrayantadversaire ils allaient s’adresser. Marcof rugissait comme le lionque les tigres viennent attaquer dans son antre. Ses prunellesflamboyaient ; ses lèvres ouvertes se contractaient enlaissant à découvert ses dents serrées ; sa physionomie avaitrevêtu une expression saisissante ; tout son être, enfin,frémissait d’une ardeur sauvage. Marcof, ainsi, était admirable àcontempler.

Un délire épouvantable s’était emparé de soncerveau sous les vociférations de ceux qui le menaçaient ; ilne voyait plus, il n’entendait plus, il n’avait plus qu’un but,qu’une volonté : tuer encore, tuer toujours ! C’était lapassion du carnage dans toute sa farouche poésie. Sa fureur,excitée par les crimes sans nom auxquels il avait assisté depuisplusieurs heures, sa fureur, un moment assouvie par les meurtres deBrutus et de ses compagnons, s’était réveillée subitement, pluspuissante encore, et centuplait ses forces herculéennes.

Marcof avait oublié et la noble mission quil’avait conduit à Nantes, et ses amis qu’il allait perdre peut-êtrepar sa folle témérité ; ce n’était plus le frère du marquis deLoc-Ronan, voulant arracher une victime au couteau révolutionnaire,ce n’était plus le chouan dévoué à la cause royale, c’était ledémon de la vengeance en face de ceux qu’il devait punir. Sa hache,maniée avec une adresse merveilleuse par ses doigts crispés,s’abaissait et se relevait pour s’abaisser encore plus rapide,frappant sans relâche dès qu’elle trouvait jour à tuer ou àblesser. Les étincelles jaillissaient de l’acier au contact du ferdes piques, des lances et des sabres. Heureusement le manqued’espace obligeait les sans-culottes à ne combattre que deux defront ; mais les derniers rangs poussant les premiers, ceux-citombèrent, sans pouvoir reculer sous les coups du marin.

En l’espace de quelques secondes quatre autressans-culottes roulèrent à ses pieds. Enfin deux coups de feuretentirent. Une balle effleura l’épaule de Marcof, l’autre arrivaen plein sur le manche de sa hache, qu’elle brisa un peu au-dessousdu fer. Le royaliste était désarmé, et les piques acéréesmenaçaient sa poitrine. Saisissant son poignard de la main gauche,sans reculer d’un pas, il écarta violemment les fers prêts à lefrapper, et de la main droite, arrachant un pistolet passé à saceinture, il cassa la tête de celui qui le serrait de plus près.Cependant la position n’était plus tenable.

Marcof s’était bien emparé d’une pique, maiscette arme, moins favorable que la hache pour attaquer et sedéfendre, ne lui permettrait pas de lutter longtemps.

Puis, malgré son énergie et sa forceextraordinaire, son bras commençait à s’engourdir. Sa respirationhaletante sifflait dans sa poitrine. Une sueur abondantel’aveuglait par moments.

Ivre de sang et de carnage, il frappait sansplus se soucier des coups qui lui étaient portés. Sa carmagnolependait en lambeaux.

Par un hasard providentiel il n’était pasencore blessé ; mais il allait être écrasé par le nombre. Septcadavres de ses adversaires lui servaient de rempart. Déjà sesgenoux fléchissaient, un nuage de sang passa sur ses yeux. Ilallait tomber en arrière lorsqu’il se sentit enlever de terre etjeter de côté par deux bras nerveux. Deux éclairs brillèrentau-dessus de sa tête, deux détonations retentirent simultanément,et deux sans-culottes roulèrent sur les dalles qui pavaient lecorridor. Puis un fer de hache en abattit deux autres. C’étaitBoishardy qui, l’œil en feu, frappait à son tour.

Le gentilhomme, dévoré d’impatience, avaitattendu néanmoins le retour de Keinec ; mais dès que le jeuneBreton était arrivé, portant toujours Pinard inanimé sur sesépaules, le brave royaliste lui avait impérativement commandé deprendre sa place à la garde des chevaux, et s’était élancé ausecours de son ami.

Il y avait une telle similitude de bravoure,d’audace, de force et d’adresse entre Marcof et Boishardy, que lessans-culottes, trompés encore par l’apparence de la taille et parl’aspect du costume, ne s’aperçurent pas tout d’abord de lasubstitution d’adversaire qui venait d’avoir lieu. Les plus hardisreculèrent devant cette nouvelle attaque impétueuse. Près de lamoitié de la bande avait déjà succombé. Ils étaient nombreux encorenéanmoins ; mais une sorte de terreur panique s’empara d’euxen voyant Marcof qui se relevait et revenait plus terrible.

Ils crurent à l’arrivée subite d’une troupeentière de royalistes. Les misérables prirent la fuite par leverger.

Marcof bondit pour les poursuivre ; maisBoishardy l’arrêta d’une main ferme. Sans mot dire, il l’entraînadans la direction des chevaux. En ce moment Keinec, dévoré par larage de l’inaction à laquelle Boishardy l’avait contraint, Keinecarrivait avec les chevaux. Pinard, pieds et poings liés, étaitcouché en travers sur l’encolure de celui que montait son gardien.Marcof et Boishardy se mirent en selle, et partirent au galop. Larapidité de la course rafraîchit le sang du marin. Son cerveau sedégagea et il secoua la tête.

– Oh ! j’en ai bien tué !furent ses premières paroles.

– Oui ! répondit joyeusement legentilhomme. La nuit a été bonne, et la compagnie Marat en gardemémoire ! Vous n’êtes pas blessé, au moins ?

– Je ne crois pas.

– À la bonne heure ! Et toi,Keinec ?

– Moi, répondit le Breton en fermant lespoings, je n’ai rien fait ! Marcof a agi seul.

– Ne dis pas cela, fit vivement le marin.Tu m’as encore une fois sauvé la vie, et c’est toi qui as prisCarfor.

– Et cette fois je ne le lâcheraipas.

– Tu auras raison, mon gars, ditBoishardy en souriant. Ah ! s’il y avait seulement deux millehommes comme nous trois dans l’armée royaliste, nous serions danshuit jours sous les murs de Paris, et les égorgeurs monteraient àleur tour sur l’échafaud qu’ils ont dressé pour le roi martyr.

– En attendant, nous voici loin deNantes. Où allons-nous ?

– À Saint-Étienne, répondit Marcof.

– Chez Kérouac, qui nous a donné cesdéguisements.

– Oui.

– Mais il y a plus de six lieues deNantes à Saint-Étienne.

– Qu’importe ! Il faut mettre notreprisonnier dans un endroit où nous soyons certains qu’il soit biengardé.

– C’est juste. Demain nous rentreronsdans la ville.

– Oui, et nous sauverons Philippe, carmaintenant je réponds du succès. Pinard est le bras droit deCarrier ; Pinard fait tout et sait tout à Nantes ; Pinardfouille les prisons à son gré, condamne ou absout suivant safantaisie ; Pinard nous donnera tous les renseignementsnécessaires, et Pinard nous procurera les moyens d’enlever Philippede cette caverne de bandits.

– S’il ne voulait pas parler ?

– Lui ? Il a essayé une fois derefuser de me répondre quand je voulais l’interroger. Demandez àKeinec si j’ai su lui délier la langue ? Le scélérat doitencore porter les marques de ma colère ! Oh ! il parlera,cela ne m’inquiète pas !

Tandis que Marcof répondait ainsi auxquestions du chef royaliste, Pinard était peu à peu revenu del’étourdissement causé par le coup de poing du jeune Breton.

La situation était trop tendue et tropcritique pour que la mémoire lui fît défaut et que la présenced’esprit ne lui revînt pas en même temps que la conscience del’existence. Il entr’ouvrit les yeux, il vit au-dessus de sa têtele buste athlétique de Keinec, à sa droite et à sa gauche Marcof etBoishardy galopant rapidement, et, n’essayant pas de tenter un seulmouvement qui pût déceler qu’il eût repris connaissance, il demeuradans une immobilité complète, obéissant comme une masse inerte auxsecousses que l’allure du cheval sur le cou duquel il était attachédonnait à son corps.

– Ah çà ! demanda tout à coupBoishardy en se retournant vers Marcof, lorsque vous aurez tiré delui ce que nous en voulons, qu’est-ce que vous en ferez ?

– Je ne sais encore, répondit lemarin.

– Vous ne le tuerez donc pas comme unchien qu’il est ?

Un léger frémissement agita convulsivement lecorps du sans-culotte. Le misérable attendait avec une anxiétéhorrible la réponse de son ennemi, qui paraissait hésiter ;Pinard tenait à la vie.

– Cela dépendra de ses réponses, ditenfin Marcof.

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