Le Marquis de Loc-Ronan

Chapitre 3LA CONFÉRENCE

Keinec et son guide traversèrent le placis, etpénétrèrent dans le réduit qui servait d’habitation au chef. Unpaysan en gardait l’entrée.

– Attends ! fit Fleur-de-Chêne enlaissant Keinec sur le seuil, et en disparaissant dansl’intérieur.

Mieux disposée que les autres, la cabane étaitdivisée en deux compartiments. Fleur-de-Chêne reparut promptementdans le premier.

– Faut-il entrer ? demandaKeinec.

– Pas encore ; dans quelques minuteson t’appellera.

Keinec s’appuya contre le tronc d’un arbrevoisin. On entendait confusément un bruit de voix animéess’échapper de l’intérieur.

La demeure du chef n’était pas mieux meubléeque celle des soldats. Dans la première pièce, un banc de bois etune petite table. Dans la seconde, celle-ci était la chambre àcoucher, une paillasse de fougère étendue dans un angle. Cinq ousix chaises et une vaste table en chêne composaient le reste del’ameublement. Cinq hommes étaient assis autour de la table surlaquelle était étendue une carte détaillée de la Vendée et de laBretagne. Quatre d’entre eux portaient un costume à peu prèssemblable, un peu plus élégant que celui des paysans, mais fortdélabré par les fatigues de la guerre et par le séjour dans lesbois. Le cinquième seul semblait très soigné dans sa mise. Ilportait des bottes molles, une veste brodée, une culotte de peau etun habit de velours cramoisi. Un panache vert s’épanouissait surson chapeau, et il tenait à la main un mouchoir de fine batiste. Lepremier, celui qui tenait le haut bout de la table, étaitM. de Boishardy. Le second étaitM. de Cormatin. Le troisième, M. de Chantereau.Le quatrième, l’homme au panache et au mouchoir, était le marquisde Jausset, récemment arrivé de l’émigration, et qui n’avait encorepris aucune part aux affaires actives. Il était envoyé par le comtede Provence. Enfin, en dernier venait Marcof, dont l’œilintelligent échangeait souvent avec celui de Boishardy de nombreuxsignes qui échappaient à leurs interlocuteurs.

La conférence touchait à son terme.MM. de Cormatin et de Chantereau venaient de se lever.Boishardy leur remit à chacun une feuille de papier sur laquelle selisaient des caractères d’impression.

– N’oubliez pas, leur dit-il, de faireplacarder ce décret partout, c’est un puissant auxiliaire pournotre cause.

– Quel décret, mon très cher ?demanda le marquis d’une voix grêle et avec un accent traînard quicontrastait étrangement avec la voix rude et le ton ferme etimpératif de Boishardy.

– Le décret de la Convention, dont jevous parlais tout à l’heure.

– Vous plairait-il de lerelire ?

– Volontiers.

Boishardy ouvrit l’une des feuilles.

– Décret du 31 juillet 1793, dit-il.

– Mais, interrompit Marcof, si ce décreta quatre mois de date, il doit être connu de tous.

– Non pas, capitaine. Ce décret porte ladate du 31 juillet, mais il paraît qu’il est resté longtemps encarton à Paris, car il n’est arrivé ici et n’a été placardé qu’il ya quinze jours.

– Continuez alors.

Boishardy reprit :

– Je vous fais grâce des considérants,messieurs. Il y en a deux pages, dans lesquels ces banditsassassins de la Convention nous traitent de brigands,d’aristocrates ; j’en arrive aux arrêtés, les voici :

Arrêtons et décrétons ce qui suit :

« 1º Tous les bois, taillis et genêts dela Vendée et de la Bretagne seront livrés aux flammes ;

« 2º Les forêts seront rasées ;

« 3º Les récoltes coupées et portées surles derrières de l’armée ;

« 4º Les bestiaux saisis ;

« 5º Les femmes et les enfants enlevés etconduits dans l’intérieur ;

« 6º Les biens des royalistes confisquéspour indemniser les patriotes réfugiés ;

« 7º Au premier coup du tocsin, tous leshommes, sans distinction, depuis seize ans jusqu’à soixante,devront prendre les armes dans les districts limitrophes, souspeine d’être déclarés traîtres à la patrie et traités comme telspar tous les bons patriotes. »

Boishardy jeta le papier sur la table.

– Qu’en pensez-vous, messieurs ?demanda-t-il ; la Convention pouvait-elle mieux agir, et nosgars, en lisant ou en écoutant les termes de ces articles, ne sedéfendront-ils pas jusqu’à la mort ?

– Sans doute ! réponditCormatin.

– Permettez, fit le marquis en s’éventantgracieusement avec son mouchoir. Tout cela est bel et bon, mais cen’est pas suffisant. Il faut écraser la République et remettre surle trône nos princes légitimes.

– C’est ce à quoi nous tâchons, monsieur,dit Chantereau.

– Et vous n’y parviendrez qu’en suivantune autre marche.

– Laquelle ? demanda Boishardy ensouriant ironiquement.

– Il faut d’abord élire des chefs.

– Nous en avons.

– Mais j’entends par chefs des hommes denaissance.

– Douteriez-vous de la mienne ?

– Dieu m’en garde, monsieur deBoishardy ! Seulement, vous reconnaîtrez qu’il y a en Francedes noms au-dessus du vôtre.

– Où sont-ils, ceux-là ?

– À l’étranger.

– Eh bien, qu’ils y restent !

– Sans eux vous ne ferez rien de bon,cependant.

– Qu’ils viennent, alors ! s’écriaMarcof en frappant sur la table.

– Ils viendront, messieurs, ilsviendront !

– Quand il n’y aura plus rien à faire,n’est-ce pas, monsieur le marquis ?

– Vous prenez d’étranges libertés, moncher.

– Marcof a raison, interrompit Boishardy.Nous commençons à être fatigués de cette émigration qui ne faitrien, qui parle sans cesse, et qui, lorsque nous aurons prodiguénotre sang pour rétablir la monarchie, viendra, sans nous honorerd’un regard, reprendre les places qu’elle dira luiappartenir ! Morbleu ! qu’elle les garde donc ces places,ou tout au moins qu’elle les défende ! Pourquoi a-t-elle prisla fuite, cette émigration qui doit tout abattre ? Est-ce ledevoir d’un gentilhomme d’abandonner son roi lorsque le dangermenace ? Répondez, monsieur le marquis ! Vous prétendezque les émigrés veulent venir en Bretagne. Qui les enempêche ? qui s’oppose à leur venue parmi nous ? qui lesretient de l’autre côté du Rhin, où il n’y a rien à faire ?Pourquoi ces retards ? Est-ce d’aujourd’hui, d’ailleurs,qu’ils devraient songer à combattre dans nos rangs et à donner leursang comme nous avons donné le nôtre ? Leur place n’est-ellepas auprès de nous ? Encore une fois, monsieur,répondez !

Boishardy s’arrêta. Cormatin et Chantereauapprouvaient tacitement. Marcof reprit la parole sans laisser letemps au marquis d’articuler un mot.

– Quand monsieur de Jausset a parléd’hommes de naissance pour commander, dit-il, il a dirigé sesregards vers moi.

– Après ?… fit dédaigneusement lemarquis.

– Je lui demanderai donc ce qu’il avaitl’intention de dire.

– C’est fort simple. Il y a ici uneconfusion de rangs incroyable, vous avez obéi à un Cathelineau.Vous avez pour chefs des gens nés pour pourrir dans les gradesinférieurs.

– Comme moi, n’est-ce pas ?

– Comme vous, mon cher.

Marcof pâlit. Boishardy voulut s’interposer,le marin l’arrêta.

– Ne craignez rien, dit-il ; jetraite les hommes suivant leur valeur, et je ne me fâche que contreles gens qui en valent la peine.

Puis, se tournant vers le marquis :

– Monsieur, continua-t-il, vos amis deGand et de Coblentz nous considèrent, nous, les vrais défenseurs dutrône, comme des laquais qui gardent leurs places au spectacle. Sivous leur écrivez, rappelez-leur ce que je vais vous dire ;et, si vous ne leur écrivez pas, faites-en votre profitvous-même.

– Qu’est-ce donc, je vous prie ?

– C’est que, n’ayant rien fait, ils n’ontdroit à rien, et qu’ils ne pourront être désormais quelque chosequ’avec notre permission et notre volonté.

– Très bien ! dirent les autreschefs.

– Et quant à vous, monsieur, vous n’aurezle droit de parler ici, devant ces messieurs, devant moi, que quandvous aurez accompli seulement la moitié de ce que chacun de nous afait. Je ne vous en demande que la moitié, attendu que je vouscrois incapable d’en essayer davantage.

– Et moi, répondit le marquis, je vouspréviens qu’à partir de ce jour vous n’êtes qu’un simplesoldat.

– En vertu de quoi ?

– En vertu de ceci.

Et le gentilhomme posa un papier plié sur latable.

– Qu’est-ce que cela ? demandaBoishardy.

– Une commission de monseigneur le régentdu royaume, Son Altesse Royale le comte de Provence.

– Un brevet de maréchal de camp, fitBoishardy en lisant froidement le papier et en le rendant aumarquis.

– Vous comprenez ?

– Je comprends que ce grade vous seraaccordé quand nous aurons vu si vous en êtes digne.

– En doutez-vous ?

– Certainement.

– Vous m’insultez ! s’écria lemarquis en portant la main à la garde de son épée.

– Il ne peut y avoir de duel ici,répondit Boishardy avec dédain.

– Pardon ! je croyais être entregentilshommes. Mais répondez nettement. Refusez-vous oui, ou non,de m’obéir ?

– Oui, mille fois oui !

– Je me plaindrai ; j’en appelleraiaux royalistes.

– Faites.

– On vous retirera vos troupes, monsieurde Boishardy.

– Si vous demandez cela, priez Dieu de nepas réussir, monsieur le marquis de Jausset.

– Et pourquoi ?

– Parce que, s’écria Boishardy avecvéhémence, je vous ferais fusiller avec votre brevet sur lapoitrine.

– Vous oseriez ?

– N’en doutez pas.

– Et M. de Boishardy aparfaitement raison, ajouta Cormatin. Jusqu’ici, monsieur lemarquis, nous nous sommes passés de l’émigration, et nous sauronsnous en passer encore. Je vous engage à retourner à Gand :c’est là qu’est votre place. Mais gardez-vous de pareillesrodomontades devant d’autres chefs. Tous n’auraient pas la patiencede mon ami, et, tout gentilhomme que vous êtes, vous pourriez bienêtre accroché à une branche de chêne.

– Messieurs ! messieurs !s’écria le marquis blême de colère, il faut que l’un de vous merende raison de tant d’insolence !

– Assez ! fit Boishardy.

Il appela Fleur-de-Chêne en entr’ouvrant laporte. Le paysan accourut.

– Tu vas prendre dix hommes avec toi etescorter monsieur, continua-t-il en désignant le marquis. Tu lemèneras à La Roche-Bernard, et là monsieur s’embarquera pour alleroù bon lui semblera.

Le marquis se leva brusquement et sortit sansdire un mot.

– Tonnerre ! s’écria Marcof, on osenous envoyer de pareils hommes avec des brevets dans leurpoche.

– Les émigrés sont fous, ditChantereau.

– Pis que cela, répondit Boishardy, ilssont ridicules ! Mais oublions cette scène et reprenons notreconversation au moment où cet imbécile empanaché est venu nousinterrompre. Vous, Cormatin, quelles nouvelles de laVendée ?

– Mauvaises, répondit le chouan ens’avançant. Depuis la bataille de Cholet, Charette s’est tenu isolédans l’île de Noirmoutier, dont il a fait son quartier général. Ily a quelques jours seulement, il apparut dans la haute Vendée poury recruter des hommes. Un conseil tenu aux Herbiers l’a confirmédans son commandement en chef.

– Mais, dit Boishardy, n’a-t-il pas vu LaRochejacquelein ? Celui-ci est passé ici se rendant en Vendéecependant ; et, depuis, je n’en ai pas eu de nouvelles.

– Si ; ils se sont vus àMaulevrier.

– L’entrevue a été mauvaise. Ils nes’aiment pas.

– Oh ! s’écria Marcof ;toujours la même chose donc ; ici comme parmi les bleus !Quoi ! Charette et La Rochejacquelein ne réunissent pas leursforces ? Ils font passer l’intérêt personnel avant le salut dela royauté, les causes particulières avant la cause commune ?De stupides rancunes, de sots orgueils l’emportent sur le bien dela patrie ?

– La Rochejacquelein a repassé la Loire,continua Cormatin.

– Et, ajouta Chantereau, il marche sur leMans.

– Où il trouvera Marceau, Kléber etCanuel avec des forces triples des siennes ! dit Marcof.Enfin, espérons en Dieu, messieurs.

– Et attendons ici les résultats de cettemarche nouvelle, ajouta Boishardy. La Rochejacquelein m’a ordonnéde garder à tout prix ce placis, qui renferme d’abondantesmunitions et offre une retraite sûre en cas de revers. Vous,Cormatin, et vous Chantereau, regagnez vos campements ettenez-vous, prêts à agir et à vous replier sur moi au premiersignal. Adieu, messieurs ! fidèles toujours et quand même,c’est notre devise. Que personne ne l’oublie !

Les deux chefs prirent congé et s’éloignèrent.Marcof et Boishardy demeurèrent seuls. Il y eut entre eux un courtinstant de silence. Puis, Boishardy s’approchant vivement dumarin :

– Vous avez donc été à Nantes ?dit-il.

– Oui, répondit Marcof.

– Si vous aviez été reconnu ?

– Eh ! il fallait bien que j’yallasse, aurais-je dû affronter des dangers mille fois plusterribles et plus effrayants.

– Vous vouliez tenter de revoir Philippe,n’est-ce pas ?

– Oui.

– Avez-vous réussi ?

– Malheureusement non.

– Ainsi, il est toujours dans lesprisons ?

– Toujours.

– Et cet infâme Carrier continue à mettreen pratique son système d’extermination ?

– Plus que jamais.

– Philippe est perdu, alors ?

– Perdu, si je ne parviens à le sauveravant huit jours.

– Le sauver ! Est-cepossible ?

– Je n’en sais rien.

– Mais vous le tenterez ?

– Je partirai pour Nantes demainmême.

– C’est une folie ! C’est tenter leciel par trop d’imprudence.

– Folie ou non, je le ferai. Je sauveraile marquis de Loc-Ronan, ou nous mourrons ensemble.

– Quels sont vos projets ?

– Tuer Carrier, répondit Marcof sans lamoindre hésitation.

– Mais vous ne parviendrez jamais jusqu’àlui !

– Peut-être.

Boishardy se promena avec agitation dans lachambre, puis revenant se poser en face de Marcof :

– Vous partez demain ? dit-il.

– Oui.

– Vous pensez qu’avant huit jours d’icivous aurez sauvé Philippe ?

– Ou que nous serons morts tous deux.

– Bien !

– Vous m’approuvez, n’est-cepas ?

– Je fais mieux.

– Comment cela ? dit Marcofétonné.

– Je vous aide.

– Je n’ai pas besoin de monde ; j’ailaissé mes hommes à bord de mon lougre.

– Non ; mais vous avez besoin d’unbras et d’un cœur dévoués qui vous secondent et agissent comme unautre vous-même si, par malheur, vous succombiez.

– Oui, c’est vrai.

– Avez-vous choisi quelqu’un ?

– Personne encore.

– Alors ne choisissez pas !

– Pourquoi ?

– Parce que j’irai avec vous.

– Vous, Boishardy ?

– Moi-même.

– Mais…

– Ne voulez-vous pas de moi pourcompagnon ?

– Si fait ! tonnerre ! à nousdeux nous le sauverons.

Et Marcof, prenant Boishardy dans ses brasnerveux, le pressa sur sa poitrine, tandis que des larmes dereconnaissance glissaient sous ses paupières.

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