Le Marquis de Loc-Ronan

ÉPILOGUE – MADEMOISELLE DE FOUGUERAY

I – ALGÉSIRAS

À l’extrémité sud-ouest de l’Europe, au pleinsud de la péninsule espagnole, et à l’entrée de ce canal étroitcreusé entre les deux vieux continents par quelque bouleversementgigantesque, par quelque cataclysme effroyable, et qui du lacméditerranéen a fait une mer tributaire du vaste Océan, se creusedans les terres, en découpures capricieuses, une énorme baie,profonde et sûre, fréquentée dès l’enfance de la navigation par lesnombreux navires de toutes les nations maritimes. Cette baie estcelle d’Algésiras, dont les deux bras, s’élançant à droite et àgauche dans les eaux bleuâtres qui les baignent, semblents’efforcer de tendre à l’Afrique une main amie, que celle-ci refusede prendre en s’éloignant.

Par un phénomène bizarre, et qui prouvejusqu’à l’évidence que jadis les deux continents ont été violemmentdésunis, tout ce qui est saillie dans l’un est creux dans l’autre.De Ceuta au Spartel, du cap Trafalgar à la pointe d’Europe, ondirait une vaste langue de terre découpée par le milieu à l’aided’un seul coup d’un emporte-pièce : ici un promontoire, enface une baie ; à droite et à gauche, les deux versantsopposés d’une montagne tranchée par son centre en deux partieségales. De sorte que si, par un effort titanesque, un rapprochementsubit avait lieu, creux et saillies rentreraient les uns dans lesautres pour ne former qu’un même tout, exactement comme la chose sepratique dans ces jeux de casse-tête chinois qui font la joie et ledésespoir de l’enfance. Néanmoins, l’Afrique semble se renfermerdans son impassibilité orientale et se recule devant lesdémonstrations amicales que lui font les deux bras étendus de savieille sœur l’Europe. Ces deux bras, ces deux points extrêmes,sont Gibraltar et Tarifa.

Gibraltar, avec sa montagne aride descendant àpic dans la mer, comme s’enfonce en face d’elle la montagne desSinges, qui lui sert de pendant sur la terre africaine, Gibraltar,avec ses maisons anglaises, ses jardins impossibles, sa fumée decharbon de terre, ses sentinelles aux habits rouges, abritées desardeurs du ciel sous de petits toits en paille ; Gibraltar,avec ses canons qui percent le roc et montrent leurs gueulesmenaçantes comme des milliers de têtes d’épingles enfoncées dansune grosse pelote de soie brune.

Tarifa avec ses maisons mauresques, seshabitudes arabes, ses femmes enveloppées dans leur« haich » savamment drapé, qui leur couvre lafigure et ne laisse passer que l’éclair d’un grand œil noir frangéde cils d’ébène ; Tarifa, enfin, avec ses balcons espagnolsaux verts feuillages, et ses rues désertes à l’heure du soleil.

Au centre du golfe, assises sur la terre duCid, on voit, à droite, San-Roque, à gauche, Algésiras, toutes deuxvéritables villes espagnoles, toutes deux filles non dégénérées dela poétique Andalousie. Puis pour horizon les montagnes quientourent Grenade. Sur la tête un soleil sans nuage. Sous les piedsune mer calme et azurée. Gibraltar est un diamant maritime del’Europe, et, suivant leur habitude, les Anglais l’ont fait monterpour le passer à leur doigt. Ils ont dédaigné les autres points dugolfe dont la position topographique, pour être tout aussipittoresque, est bien moins défendue par la nature. Mais cesconsidérations, dont le développement nous entraînerait trop loin,ne sont pas du ressort du roman. Contentons-nous de dire au lecteurque, sans plus ample peinture, nous le conduisons dans la baie quenous venons de nommer. Treize mois se sont écoulés depuis le momentoù nous avons interrompu notre récit. C’est au mois de janvier 1794que nous allons le reprendre.

Il est dix heures du matin ; l’air esttiède et le soleil rayonnant. Une forte brise de l’est souffle dansle détroit et augmente la force du courant qui porte laMéditerranée vers l’Océan. Un navire vient de doubler le rocher deGibraltar et se dirige vers le centre du golfe. Ce navire est lelougre le Jean-Louis.

À l’avant, le vieux Bervic est appuyé sur lesbastingages et contemple avec indifférence le riche paysage qui sedéroule sous ses regards blasés. Un groupe de cinq personnes est àl’arrière. C’est d’abord Marcof, puis Keinec, Jahoua et Piétro. Ilsentourent un siège sur lequel est assise une femme aux traitsamaigris, aux longs cheveux blonds, à l’expressionmélancolique.

Cette femme peut avoir quarante ans. Toute sapersonne est empreinte d’un cachet indéfinissable de distinction etde noblesse. Sa bouche souriante, son front pur, ses yeux aux douxrayonnements, aux regards bienveillants, indiquent l’ineffablebonté de l’ange qui a souffert et qui pardonne à ses bourreaux.Elle écoute avec une anxiété visible les paroles de Marcof, quisemble terminer un long récit.

– Après ? demanda-t-elle en voyantle marin s’interrompre.

– Après ?

– Oui.

– Piétro vous donnera plus de détails,mademoiselle. Qu’il complète mes révélations.

L’inconnue se tourna alors vers l’Italien.

– Vous avez entendu, mon ami. Voulez-vousavoir la bonté de parler à votre tour ? Surtout n’omettezrien ; racontez les plus légers détails. Vous devez penser àquel point ce récit m’intéresse. Ne vous inquiétez pas de meslarmes, si elles coulent encore. Il faut bien que je sachetout.

Piétro interrogea Marcof du regard.

– Parle ! répondit le marin.

L’Italien s’inclina respectueusement devantson interlocutrice et commença :

– Ce que je vais vous dire, mademoiselle,je l’ai déjà raconté à Marcof, et je le tiens de la bouche même deCavaccioli, l’ami de Diégo. Voici ce qui s’est passé après queMarcof vous eut arrachée à une mort certaine. Diégo et Raphaëlavaient emporté la cassette contenant les papiers de vos deuxfrères. Il paraît que dans ces papiers ils découvrirent un secretde famille.

– Secret que je puis vous révélermaintenant, interrompit l’inconnue, car ce secret n’en est plus un.Il faut que vous sachiez, messieurs, qu’en 1768 mon père fut exiléde France par ordre du roi Louis XV. Il avait eu le malheur dedéplaire à madame Du Barry, et de s’être déclaré le partisan zéléde M. de Choiseul et des parlements. Libre de choisir lelieu de son exil, il adopta l’Italie, et vint avec sa familles’installer à Rome. Nous étions trois enfants. L’aîné, mon frère,qui devait un jour hériter du nom et des armes de la famille, étaitalors le vicomte de Fougueray. Le second se nommait le chevalier deTessy ; et moi enfin, Marie-Augustine de Fougueray. Lespremières années de notre séjour dans la capitale du monde chrétiense passèrent calmes et heureuses. Mon père avait fait réaliser unegrande partie de sa fortune. Il ne possédait plus en France qu’unepetite terre située dans la basse Normandie. Nous vivionsgrandement à Rome. Enfin le malheur s’abattit sur nous. Nousperdîmes notre père. Mon frère aîné sollicita du roi notre rentréeen France et il l’obtint. Nous résolûmes de quitter l’Italie. Nousétions alors en 1774.

La pauvre femme s’arrêta comme dominée parl’émotion, puis elle reprit :

– Il y avait douze années que j’avaisquitté la France. Notre nom n’était pas oublié ; mais il n’endevait pas être de même de nos personnes. Nous étions enfants lorsdu départ de notre père, et nous allions revenir personnagesd’importance. Qui nous reconnaîtrait ? Nous n’avions plus deproches parents. Qui nous attendrait, qui nous recevrait avecjoie ? Nous n’avions pas d’amis, nous étions bien seuls toustrois. Aussi n’étions-nous pas pressés de revoir la patrie. Monfrère aîné, le comte de Fougueray, nous proposa de visiter lapartie de l’Italie que nous ne connaissions pas encore. J’avais unvif désir de parcourir les Calabres. Nous partîmes. Hélas !qui nous ayant vus joyeux au départ aurait pu supposer les malheurssans nombre qui furent les suites de ce voyage ? Mes deuxfrères tués sous mes yeux ! Et moi !… moi !…Oh ! que serais-je devenue sans la miséricordieuseintervention de celui qui m’a défendue au péril de ses jours !Marcof ! comment vous exprimer jamais ce que je vous dois dereconnaissance ?

– En aimant ceux près desquels je vousconduis, répondit le marin, qui d’un geste désignait la terre.

– Sommes-nous donc si près duport ?

– Voici Algésiras, et bientôt des mainsamies vont serrer les vôtres. Il y a entre vous et eux lafraternité du malheur, car vous avez tous souffert les torturesimposées par les mêmes bourreaux.

– Mais comment se fait-il que ces hommesaient eu l’audace de commettre une telle infamie ?

– Vous allez le savoir en écoutantPiétro. Continue, mon ami.

Piétro reprit :

– La cassette que Diégo et Raphaëlavaient emportée contenait probablement la relation exacte de toutce que vous venez de dire, mademoiselle.

– Sans doute. Le chevalier avaitl’habitude de tenir par écrit un compte régulier des moindresactions de sa vie. Il nommait cela son journal. Hélas ! jeprévois que ce soin puéril est devenu la source d’une partie desmalheurs qui sont arrivés.

– Vous ne vous trompez pas. Ces deuxhommes, sachant bien que personne en France ne vous connaissait, etcroyant sans doute trouver dans le nom de Fougueray une sourceintarissable de fortune, prirent la résolution de remplacer vosdeux frères. Ils avaient en leur puissance tous vos papiers defamille. Ils étaient à peu près du même âge que les deuxgentilshommes assassinés. Ils ne manquaient ni d’esprit nid’intelligence ; lors même qu’ils vous eussent rencontrée, ilsvous eussent accusée d’imposture. Je dois vous dire maintenant queDiégo avait ramassé dans les boues de Naples une femme dont ilavait fait sa maîtresse. Cette créature, belle comme une madone duTitien, avait seize ans à peine à l’époque dont vous parlez. Maisson artifice et sa perfidie avaient devancé l’âge pour en faire unecourtisane éhontée et dangereuse. À elle revint le rôle de la jeunefille. Hermosa se fit appeler Marie-Augustine de Fougueray. Ce futsous ces noms volés qu’ils s’embarquèrent à Messine. C’est là toutce que Cavaccioli en avait su.

– Le reste est facile à comprendre,reprit Marcof. Une fois à Paris, les bandits dissipèrentpromptement leur fortune. Ils se souvinrent alors de la beautéd’Hermosa. Le marquis de Loc-Ronan fut la première proie qui tombadans leurs filets.

– Et ces monstres sont morts ?demanda Marie-Augustine.

– Oui, mademoiselle. Le premier, Raphaël,fut empoisonné par ses deux complices. Hermosa, elle, tomba frappéepar une balle qui m’était destinée, et Diégo fut tué parM. de Boishardy, dont je vous ai souvent parlé.

– Justice du ciel ! murmuramademoiselle de Fougueray, tes décrets sont inévitables.

Il y eut un moment de silence. Marie-Augustinesemblait absorbée dans de sombres réflexions. Enfin, elle fit uneffort pour s’arracher aux pensées qui assombrissaient son douxvisage, et s’adressant à Marcof :

– Ainsi, dans quelques heures, je vaisconnaître le marquis de Loc-Ronan ? demanda-t-elle, tandis queson regard errait sur la côte voisine.

Le lougre doublait en ce moment le portmilitaire, et mettait le cap sur Algésiras. Les maisons deGibraltar apparaissaient sur la droite, accrochées à la base durocher dénudé.

– Dans moins d’une heure, mademoiselle,répondit le marin, vous serez près du marquis et de sa dignefemme.

– Elle a quitté le voile ?

– Pas encore ; mais je veux qu’ellevous doive le bonheur de reprendre le nom de son époux.

– Comment cela ?

– Le voyage que je viens d’accompliravait un double but. Jusqu’à ce jour, j’avais voulu vous laisserentièrement à vos tristes souvenirs et ne pas y mêler le spectacledu bonheur d’autrui. Aujourd’hui, grâce au ciel, la force vous estrevenue, et après vous avoir raconté les différentes particularitésde la vie du marquis de Loc-Ronan, je puis reprendre mon récit aumoment où je l’avais interrompu. Nous avons encore près d’une heureavant de nous occuper du mouillage. Vous plaît-il dem’écouter ?

– De grand cœur ; parlez vite. Vousvous étiez arrêté à l’instant où, grâce à votre dévouement, à celuide vos amis, vous veniez d’arracher votre frère, pardon, M. lemarquis…

– Oh ! interrompit Marcof, vouspouvez dire « mon frère ». Philippe a fait serment de neme revoir jamais si je n’acceptais pas ce titre.

– Eh bien, votre frère, qui sans douteest digne de vous, vous veniez de l’arracher, dis-je, à une mortcertaine.

– C’est cela même, mademoiselle. Je vousferai grâce, cependant, des détails des nouveaux dangers que nousavons courus pendant trois mois, et de la joie qu’éprouvamademoiselle de Château-Giron en revoyant son époux. Bref,j’exigeai que Philippe abandonnât, momentanément au moins, cetteterre de Bretagne sur laquelle il avait tant souffert. Sa santédélabrée ordonnait impérieusement le calme et le repos. Lui nevoulait pas partir ; il se devait, disait-il, à ses amis et àla cause royale. Sa pauvre femme se désespérait. Encore sixsemaines de fatigues, et Philippe se mourrait d’épuisement. Alorsje n’hésitai plus ; j’employai la ruse et la force pourl’embarquer à bord de mon lougre. Une fois en mer, il me mauditd’abord, puis il m’embrassa ensuite. La jeune fille dont je vous aiparlé, cette Yvonne, qui, elle aussi, avait si cruellementsouffert, se partageait avec Julie le soin de veiller sur lemalade. Il fallait un ciel pur, un air chaud, un pays calme pourrendre la santé à Philippe. J’avais toujours été charmé par lepaysage qui nous entoure ; je connaissais quelques braves gensà Algésiras, et cette petite ville présentant toutes les conditionsexigibles, je résolus d’y conduire Philippe. Puis j’étais pousséencore par deux autres pensées ; je voulais aller en Italie,et l’Espagne se trouvait sur ma route. En Italie, j’avais deuxmissions à remplir ; la première vous concernait.

– Brave et excellent cœur ! murmuramademoiselle de Fougueray avec une émotion profonde ; vousn’avez jamais songé qu’aux autres, et vous avez été la providencede tous ceux qui vous ont approché.

– Je remplissais un devoir, mademoiselle.Piétro, en me racontant la vérité, en m’apprenant quels étaient lesdeux gentilshommes dont Diégo et Raphaël avaient pris les noms,Piétro me parla de la jeune fille qui les accompagnait. Il savaitque cette jeune fille avait été sauvée par moi. Jusqu’alors jen’avais pu m’informer de ce qu’elle était devenue. Lorsque, arrivéstous deux à Messine, je vous avais remise dans cette maison desanté, mademoiselle, votre état alarmant ne me permettait pasd’espérer une prompte guérison.

– Oui, interrompit Marie-Augustine ;j’étais privée de la raison. La terreur m’avait rendue folle.Hélas ! je suis restée dix-sept ans dans ce malheureuxétat ! Le docteur Luizzi ne m’a jamais abandonnée. Et pourtantj’étais pauvre, je ne possédais rien. Ce digne homme avait gardé unsi profond souvenir de votre généreuse action, Marcof, car ilsavait, lui, ce que je n’ai appris que plus tard, c’est-à-dire quevous m’aviez laissé tout ce que vous possédiez, payant de votretravail votre passage en France, le docteur Luizzi, vous disais-je,avait conservé de cette action un tel souvenir qu’il reporta surmoi toute la tendresse née de l’admiration qu’elle lui avaitinspirée. Quand, il y a deux ans, je revins à la raison, ilm’offrit de m’avancer l’argent nécessaire pour me mettre à même deretourner en France. Mais, il y a deux ans, la France était déjàinterdite aux familles nobles. Il me fallut demeurer à Messine.C’était dans l’endroit même où vous m’aviez laissée que vous deviezme retrouver.

– J’ignorais ces détails, reprit Marcof.Mon frère lui-même m’engagea vivement à me rendre en Sicile et mefit promettre de vous ramener près de lui si vous viviez encore.Cette espèce de similitude qui régnait entre les malheurs qui vousavaient accablés tous deux, lui faisait considérer mademoiselle deFougueray comme faisant réellement partie de sa famille. Julieelle-même désirait vivement vous connaître, car elle vous savaitdésormais seule au monde. Aller à Messine et vous ramener prèsd’eux était donc d’abord le premier but de mon voyage enItalie.

– Et le second ? demandaMarie-Augustine.

Au lieu de répondre, Marcof appela un moussequi rôdait autour du mât d’artimon. L’enfant accourut.

– Descends dans ma cabine, dit le chef,et apporte-moi le portefeuille en cuir rouge que tu trouveras surma table.

– Oui, commandant, répondit le mousse ense précipitant pour exécuter l’ordre qu’il venait de recevoir.

Il reparut promptement tenant à la main leportefeuille indiqué. Marcof le prit et l’ouvrit ; il en tiraune large enveloppe toute constellée de cachets ; au centreétaient empreintes sur la cire les armes papales. La suscriptionportait :

À Mademoiselle Julie de Château-Giron.

Les cachets étaient volants. Marcof tenditl’enveloppe à mademoiselle de Fougueray.

– Prenez ! dit-il.

– Qu’est-ce que cela ? répondit-elleen tournant l’enveloppe de tous côtés.

– Veuillez ouvrir et lire.

Marie-Augustine s’empressa d’user de lapermission. Elle déploya une large feuille de parchemin couverted’écritures.

– Ah ! fit-elle après l’avoirparcourue du regard. Sa Sainteté consent à relever mademoiselle deChâteau-Giron des vœux qu’elle avait prononcés. Il lui est permisde demeurer près de son époux et de reprendre le titre auquel ellea droit. C’est donc pour cela que nous avons touché àCivita-Vecchia et que vous êtes allé à Rome ?

– Pour cela même, mademoiselle.

– Et vous voulez, n’est-ce pas, que cesoit moi qui remette cette lettre à la marquise ?

– Je vous en prie !

En ce moment Bervic, son chapeau ciré à lamain, s’approcha du groupe.

– Tout est paré pour le mouillage,dit-il.

– Bien, répondit Marcof.

Puis, se tournant vers Keinec qui étaitdemeuré immobile près de Jahoua, sans mêler un mot à laconversation qui venait d’avoir lieu :

– Veille à la manœuvre, lui dit-il.

Keinec s’élança sur le banc de quart et Jahouas’approcha du bastingage. Marcof les suivit des yeux et laissaéchapper un geste d’impatience.

– Qu’avez-vous, mon ami ? demandaMarie-Augustine.

– J’ai que je serais complètement heureuxsi ces deux gars pouvaient l’être également.

– Pauvres jeunes gens !

– Oui, plaignez-les, car ils sontvéritablement à plaindre. Jadis ennemis acharnés, maintenant frèresdévoués l’un à l’autre, le bonheur du premier doit faire le malheurdu second.

– Leur amour n’a pas faibli ?

– Nullement.

– Et lequel Yvonne aime-t-elle ?

– Elle préfère Jahoua, mais la pauvreenfant s’efforcera d’aimer Keinec ; c’est lui qu’elle doitépouser.

– Pourquoi ?

– Ne vous rappelez-vous pas l’histoire dece serment, que je vous ai racontée ?

– La jeune fille devait épouser celui quila sauverait ?

– Oui, et Keinec est celui-là.

– Pourtant, il semble plus triste que soncompagnon.

– Il l’est davantage, en effet. C’est uncœur d’or que celui de ce garçon-là. Depuis un an il lutte ensecret contre son amour pour ne pas être un obstacle au bonheurd’Yvonne et de Jahoua. Moi seul connais ce qui se passe dans sonâme. Il y a un an, avant qu’Yvonne s’embarquât pour suivre Philippeet Julie, Keinec devait l’épouser. Il a volontairement retardé lemariage. Lors de notre arrivée à Algésiras, il a voulu faire cevoyage d’Italie avec moi. C’est entre eux une lutte perpétuelle degénérosité. Chacun emploie la ruse pour ne pas se laisservaincre ; ainsi Jahoua n’est pas marin, eh bien, il n’a jamaisvoulu quitter mon bord pour ne pas demeurer seul à terre prèsd’Yvonne. Oh ! les pauvres enfants sont véritablementmalheureux. Cependant il faut que cet état de choses ait un terme.Nous allons débarquer, et le mariage doit avoir lieu : ehbien, j’ai peur, je crains un funeste dénouement.

– Que Dieu nous aide ! murmuraMarie-Augustine.

– Mouille ! interrompit la voix rudede Keinec.

La chaîne fila sur le fer de l’écubier et unelégère secousse indiqua que l’ancre venait de mordre le fond desable.

– Commandant, dit Bervic en s’approchant,une chaloupe à tribord.

– C’est Philippe, Julie et Yvonne !s’écria Marcof en se penchant sur le bastingage.

Puis, s’adressant à Marie-Augustine :

– Venez, dit-il, venez, mademoiselle, queje vous présente votre nouvelle famille.

Mademoiselle de Fougueray, très émue, se levaet s’appuya sur le bras que lui offrait Marcof. Un canot accostaitle lougre, et Philippe, s’élançant sur le pont, se retournait pourdonner la main à sa charmante femme. Yvonne venait après elle.Keinec descendit lentement du banc de quart ; Jahoua le saisitpar le bras.

– Viens donc aussi, lui dit-il ;viens saluer ta fiancée !

– Tu souffres bien, n’est-ce pas ?répondit Keinec.

– Non, fit le bon fermier en s’efforçantde sourire ; je suis heureux puisque tu vas l’être, et tonbonheur, vois-tu, c’est le mien.

Et Jahoua entraîna Keinec au-devant d’Yvonne.Pendant ce temps, Marcof avait présenté mademoiselle de Fougueray àson frère et à la marquise de Loc-Ronan. Tous trois s’accueillirentmutuellement comme de vieux amis.

– On vous a bien fait souffrir en monnom, dit Marie-Augustine en pressant dans les siennes les mains queJulie lui avait tendues. Pourrez-vous jamais oublier assez pourm’aimer un peu ?

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