Le Marquis de Loc-Ronan

Chapitre 19LION ET TIGRE

Boishardy et Marcof étaient demeurés dans lasalle basse, l’oreille au guet, et attendant toujours l’arrivée deDiégo. Plus d’une demi-heure s’était écoulée depuis le départ deKeinec.

– Tonnerre ! s’écria le marin avecviolence. Ce Fougueray ne viendra pas !

– Je vous avais dit que le drôleflairerait ce qu’il aurait trouvé, répondit Boishardy.

– Et Keinec ?

– Je ne comprends pas le retard qu’il metà revenir.

– Lui serait-il arrivé malheur ?

– Cordieu ! si je le savais, jebraverais tout pour secourir ce gars qui nous a si dignementsecondés !

– Écoutez Boishardy ! il me sembleentendre du bruit au dehors.

– Vous vous trompez, mon cher, ce sontles murmures du fleuve qui vous arrivent aux oreilles, et le ventdu nord qui secoue les portes.

– Vous avez raison.

– Voici la lampe qui s’éteint, fitobserver Boishardy.

– C’est vrai ; il n’y a plusd’huile.

– Nous ne pouvons pas rester ici sanslumière !

– Qu’importe !

– Si nous étions découverts, la positionne serait pas tenable !

– Eh bien ! sortons alors.

– Soit. Nous demeurerons sur le seuil dela porte, et nous attendrons Keinec.

Boishardy et Marcof se dirigèrent vers laporte qui donnait sur la cour, l’ouvrirent et se trouvèrent enplein air. Le marin se baissa vers la terre.

– Je vous répète, Boishardy, quej’entends quelque chose.

– Un galop de chevaux ?

– Non.

– Des pas d’hommes ?

– Non plus.

– Qu’entendez-vous donc alors ?

– Je ne sais… quelque chose de confus queje ne puis définir.

– Allons sur le quai.

Les deux hommes traversèrent la cour etgagnèrent l’ouverture située sur la rive du fleuve. L’obscuritéétait profonde et rendue plus épaisse encore par le brouillard quis’élevait de la Loire, et qui, couvrant le faubourg, interposaitson opacité entre les regards des deux amis et l’horizon qu’ilss’efforçaient d’interroger.

Le froid, dont la bise soufflant du nordaugmentait l’intensité, était devenu très vif. De bruyantes rafalesfaisaient courber les têtes dénudées des grands arbres plantés surle quai, et sifflaient aigrement dans leurs branchages noirs.Marcof écoutait toujours avec une attention profonde ; maispar suite d’un phénomène assez commun, le brouillard humideempêchait la perception du son, et ce n’était que lorsque le vent,chassant devant lui la brume, établissait un courant entre la villeet le faubourg, que le marin pouvait saisir ce bruit vague etindescriptible qui avait éveillé sa vigilance. Boishardyn’entendait rien et affirmait à son compagnon qu’il s’étaittrompé.

– Ce sont les feuilles mortestourbillonnant sur nos têtes qui causent par leur froissement cebruit mystérieux qui vous inquiète, dit-il à voix basse.

Marcof lui fit signe de garder le silence etse pencha en avant.

– Encore une fois, dit-il, je vousaffirme que je ne suis pas le jouet d’une illusion.

– Alors, fit Boishardy avec résolution,tenons-nous sur nos gardes ! Au diable ce brouillard qui vientde s’élever et qui nous dérobe les rayons de la lune ! La nuitest tellement noire que l’on ne peut distinguer à deux pas devantsoi…

Marcof l’interrompit en lui saisissant lamain :

– Entendez-vous ? dit-il.

– Oui, oui… j’entends, cette fois,répondit Boishardy. Qui diable est cela ? On dirait leroulement d’une voiture, et l’on ne distingue pas le bruit deschevaux.

– Attention ! il me semble voirquelque chose se remuer dans la brume. N’apercevez-vousrien ?

– Si fait ! je vois une masseconfuse qui s’avance rapidement vers nous !

Boishardy et Marcof saisirent leurs pistoletsqu’ils armèrent, et se tinrent préparés en silence à l’événementqui menaçait. Le gentilhomme et le marin ne s’étaient pastrompés : un bruit sourd devenant de plus en plus distinctretentissait sur le quai dans la direction de la ville, et uneombre arrivait effectivement sur eux avec une rapiditévéritablement fantastique, car cette ombre épaisse et noire couraitsur la terre sans faire entendre autre chose qu’un roulementindescriptible et presque insaisissable. Enfin elle arriva devantla porte de l’auberge, et s’arrêta brusquement.

– Les chevaux ! s’écria Marcof.

C’était en effet Keinec conduisant les troisanimaux.

– Tu leur as donc enveloppé les fers avecdu foin ? demanda Boishardy en voyant le jeune homme s’élancerà terre.

– Oui, répondit Keinec ; c’est cetteprécaution qui m’a retardé, et il est heureux que j’aie employé montemps à la prendre, sans elle nous étions perdus.

– Comment cela ? demandèrent lesdeux hommes.

– Je vous l’expliquerai plus tard,messieurs ; mais d’abord à cheval et piquons ! Il y va denotre salut.

– Que s’est-il donc passé ?

– Vous le saurez. À cheval ! àcheval !

L’accent avec lequel Keinec prononça cesparoles était tellement pressant, que toute hésitation devenaitimpossible. Puis les deux chefs savaient le jeune homme trop bravepour s’effrayer d’un danger vulgaire. Ils sautèrent donc lestementen selle.

– Regardez ! fit Keinec en seretournant.

Les rayons de la lune glissant sous un nuagepercèrent en ce moment l’opacité du brouillard, et éclairèrentd’une lueur pâle une partie du quai. Marcof et Boishardy, imitantle mouvement de leur compagnon, purent alors distinguer au loin despiques et des baïonnettes qui s’avançaient en silence. Lescavaliers rendirent la main et les chevaux partirent. Grâce au foinqui entourait les sabots de leurs montures, le bruit du galops’amortissait de telle sorte qu’il était évident qu’il seraitabsorbé par celui que faisaient les pas des sans-culottes.

– Nous sommes donc découverts ?demanda Marcof.

– Oui, répondit Keinec.

– Tu en es sûr ? ajoutaBoishardy.

– J’ai entendu l’ordre que l’on donnaitde nous traquer dans l’auberge.

– Et qui donnait cet ordre ?

– Celui qui a découvert notre présencedans la ville.

– Le connais-tu ?

– Oui.

– Quel est-il ?

– Ian Carfor !

– Ian Carfor ! répéta Marcof enarrêtant son cheval par une saccade si brusque que l’animal pliasur ses jarrets de l’arrière-train ; Ian Carfor, dis-tu ?Ce misérable est donc à Nantes ?

– Oui.

– Tu l’as vu ?

– Je l’ai vu.

– Et tu ne l’as pas tué ?

– Je me serais fait massacrer sanspouvoir vous prévenir. Mais vous ne savez pas tout : Carfor achangé de nom ; il se nomme aujourd’hui Pinard.

– Pinard ! s’écria Boishardy à sontour ; Pinard, l’infâme satellite de Carrier, le lieutenant deses crimes, l’aide du bourreau ! Parle vite, Keinec ;dis-nous ce que tu sais, ce que tu as appris. Nous sommes à l’abriici, et les misérables égorgeurs atteignent à peine le seuil del’auberge.

Keinec raconta brièvement ce qu’il avait vu etentendu au cabaret du Rasoir national. Quant il eut achevéson récit, Marcof sauta à bas de son cheval.

– Descends ! dit-il à Keinec.

Keinec obéit.

– Vous, Boishardy, continua le marin,vous allez prendre les brides de nos chevaux et nous suivre aupas.

– Qu’allez-vous faire ?

– Vous le saurez ; mais cela ne doitpas vous concerner. C’est une vieille histoire que Keinec et moiconnaissons, et comme nous l’avons commencée ensemble, c’estensemble que nous devons la terminer. Quand nous serons à deux outrois cents pas de l’auberge que les bandits vont fouiller pournous trouver, vous vous arrêterez et vous nous attendrez. Au nom del’honneur, Boishardy, je vous somme de ne pas vous mêler à ce quenous allons entreprendre. Attendez-nous seulement ; que nouspuissions fuir ensemble ; car il faudra quitter Nantes cettenuit.

– Et Philippe ?

– Soyez tranquille, nous le sauveronsdemain, s’il est vivant encore ; maintenant, j’en réponds.

– C’est bien, répondit le gentilhomme.Marchez, je vous suis ; je m’arrêterai là où vous me le direz,et je vous attendrai, à moins que vous m’appeliez vous-même.

– Merci, Boishardy. Maintenant retournonssur nos pas.

La distance que les chevaux avaient franchieétait assez courte. Arrivés à deux cents pas environ de la maison,Marcof fit arrêter Boishardy près d’un mur qui l’abritait de sonombre. Puis, saisissant le bras de Keinec, tous deux s’avancèrent,profitant habilement de tout ce qui pouvait dissimuler leurmarche.

– Écoute, dit le marin, les sans-culottesont sans doute placé une ou deux sentinelles à la porte du cabaret.Il faut que ces sentinelles meurent sans pousser un cri. Laisse tespistolets à ta ceinture. Assure-toi seulement que la chaîne quiretient ta hache à ton bras droit est solidement accrochée. Bien,c’est cela ! Maintenant prends ce poignard.

Marcof tirant deux espèces de dagues corses dela poche de sa carmagnole en remit une à Keinec et gardal’autre.

– Encore une recommandation,continua-t-il. Ne frappe qu’à la gorge, mais frappe d’une mainferme et enfonce jusqu’au manche. L’homme qui meurt ainsi tombesans pousser un soupir. Tu m’as bien compris ?

– Parfaitement ! réponditKeinec.

– Rappelle-toi que si Yvonne est àNantes, Carfor, mieux que personne, peut nous en donner desnouvelles ; car il sait tout ce qui se passe dans la ville. Ilfaut donc que nous le prenions vivant.

– Compte sur moi, Marcof ! Ou jemourrai sous tes yeux ou nous aurons Carfor !

– Nous réussirons et tu ne mourras pas,car Dieu est juste, et c’est lui qui nous envoie ce misérable. Ilssont vingt qui l’accompagnent, dis-tu ? ce serait folie que devouloir lutter et livrer un combat en règle. Ce qu’il nous fautseulement, c’est Carfor ; peu nous importent les autres !Donc il s’agit de pratiquer une trouée jusqu’à lui et de l’enleverde vive force. Une fois ce brigand entre nos mains, nous passeronssur ceux qui voudraient nous arrêter ou le défendre, et nousfuirons au plus vite. Convenons seulement que celui de nous deuxqui atteindra le premier Carfor l’emportera, et que l’autreprotégera sa sortie. C’est dit, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Alors séparons-nous et ne te laisse pasentraîner par l’ardeur de la lutte ; ne frappe que ce qu’ilfaudra frapper.

Keinec fit un signe affirmatif, et s’apprêtaità pénétrer dans la cour, lorsque Marcof le retint encore par lamain.

– Suis les bosquets à ta gauche, dit lemarin, et s’il y a deux sentinelles, égorge le sans-culotte qui setrouvera le plus éloigné de la maison ; je réponds de l’autre.Seulement ne t’élance qu’au moment où tu m’entendras sifflerdoucement : ce sera le signal qui t’apprendra que je suisprêt, et il est essentiel que nous agissions ensemble !Maintenant rappelle-toi les ruses des Indiens d’Amérique, aveclesquels nous avons combattu ; profite des moindres accidents,de l’épaisseur du brouillard, et ne frappe qu’à coup sûr, car de cepremier coup dépend peut-être notre sort et celui de ceux que nousvoulons sauver. Donne-moi la main, et songe à Yvonne !

Les deux hommes s’étreignirent les mains ensilence, et se quittèrent pour pénétrer dans la cour. Keinec appuyasur la gauche et Marcof gagna le côté droit, puis les ténèbres lesséparèrent.

Ainsi que l’avait supposé Marcof, Pinard avaitlaissé au dehors deux de ses compagnons avec ordre de veillerattentivement, dans la crainte que ceux qu’il voulait surprendre nelui échappassent par un moyen qu’il ignorait. L’un dessans-culottes se promenait devant la porte du cabaret et sasilhouette se détachait nettement sur l’intérieur de la maisonéclairé par les torches des soldats de la compagnie Marat. L’autre,placé à la hauteur des premiers bosquets, disparaissait au milieude l’obscurité profonde.

Ces précautions prises, Pinard avait pénétrédans la maison à la tête du reste de ses hommes. Toujours persuadéque Marcof, Boishardy et Keinec n’avaient pas agi seuls, ils’attendait à trouver une résistance sérieuse, aussi n’avançait-ilqu’avec une prudence calculée. Laissant la moitié de son monde aupied de l’escalier dans la pièce où se trouvait le comptoir, il fitallumer des torches et des flambeaux qui étaient symétriquementrangés sur une planche voisine, puis il tourna le bouton de laporte donnant dans la salle commune, celle-là même où gisaient dansleur sang Brutus et ses collègues. Aucun être vivant ne se présentaaux yeux étonnés du sans-culotte. Fouillant scrupuleusement lavaste chambre, il s’assura qu’aucune autre issue que celle parlaquelle il venait de pénétrer n’avait pu protéger la fuite desroyalistes. Repoussant du pied les cadavres qui gênaient leurmarche, Pinard et ses subordonnés examinèrent les fenêtres ;toutes étaient fermées en dedans. Le sans-culotte vomit une suited’énergiques jurons.

– Les gueux nous auront sentis !s’écria-t-il. Ils se sont sauvés comme des lâches !

Cette supposition, que le silence qui régnaitdans l’auberge semblait justifier, fit éclater l’ardeur belliqueusedes sans-culottes que l’approche du danger avait menacéd’éteindre.

– Fouillons la cuisine ! dit un desassistants.

Pinard laissa deux autres hommes dans la salleet gagna la cuisine située du côté opposé. Elle était égalementdéserte et les fenêtres qui donnaient sur le jardin étaient ferméesen dedans, comme celles de la salle.

– Ils sont au premier, peut-être !murmura Pinard. Allons ! explorons la maison tout entière,mais surtout que l’on garde bien la porte d’en bas !

Et, toujours suivi des siens, il gravit lesmarches de l’escalier. Trois hommes étaient demeurés dans l’étroitcouloir sur lequel ouvrait la porte. Ces trois hommes pouvaientfacilement communiquer avec les deux sentinelles placées au dehors,bien que la nuit les empêchât de les distinguer. C’était donc, ensomme, cinq obstacles vivants qu’allaient avoir à affronter Marcofet Keinec pour pénétrer seulement dans le cabaret.

Ces dispositions venaient d’être établies, etPinard et ses amis atteignaient le premier étage au moment où lesdeux royalistes suivaient chacun l’un des côtés de la cour,toujours protégés par le brouillard qui redoublait d’intensité etpar les treillages arrondis des bosquets placés sur deux lignesparallèles.

Keinec se glissait avec une précautioninfinie, étouffant le bruit de ses pas, le poignard serré dans lamain droite et l’œil ardemment fixé en avant. Marcof imitant lamême marche, avançait pas à pas, le corps ramassé sur lui-même, lesjarrets à demi pliés comme une bête fauve guettant la proie surlaquelle elle va bondir. Le marin se dirigeait vers la maison qu’ilvoulait atteindre pour s’élancer sur le sans-culotte dont ildistinguait la forme malgré l’opacité des ténèbres, éclairéequ’elle était par les lumières brillant dans le corridor.

Bientôt il aperçut l’ombre de la premièresentinelle se projetant presque à portée de son bras ;celle-ci, d’après le plan arrêté, appartenait à Keinec, Marcof nes’en préoccupa donc pas. Se courbant vers la terre, il se couchadoucement et se mit à ramper pour passer sans éveiller l’attentiondu patriote.

En ce moment un vacarme véritablement infernaléclata au premier étage du cabaret. C’était Pinard et sescompagnons qui, furieux de l’inutilité de leurs recherches,brisaient les meubles de maître Nicoud pour passer leur colèreimpuissante. Des cris, des blasphèmes, des imprécations ignoblesretentissaient par les fenêtres enfoncées. Ce bruit subit fittourner la tête au sans-culotte au pied duquel passait Marcof. Lemarin profitant de l’heureux hasard qui le protégeait, s’élançarapidement et atteignit la maison ; là il se blottit etattendit.

La seconde sentinelle, accomplissant sapromenade régulière était à l’extrémité de l’auberge, mais devaitpasser, en revenant, devant le royaliste accroupi. Marcof avait lamain gauche appuyée sur la terre pour être à même de donner plus depuissance à son élan, et sa main droite, armée de la dague corse àla lame triangulaire, rapprochée de la poitrine.

Une minute se passa, minute terrible, pendantla durée de laquelle toutes les facultés du marin se concentrèrentsur un même point, se réunissant pour atteindre un seul but :la mort de celui qui approchait. Enfin, le sans-culotte tourna surses sabots et, longeant la maison, atteignit l’endroit où se tenaitMarcof.

Les nerfs du marin se détendirent d’un seulcoup, comme la corde d’une arbalète, et il s’élança d’un seul bonden lançant dans l’espace un sifflement aigu. La flèche d’un archerne serait pas arrivée plus rapide que la lame acérée du poignard deMarcof au cou de la sentinelle, qu’elle traversa de part en part.Le sans-culotte, littéralement égorgé, roula sur le sable sansexhaler une seule plainte. À peine Marcof se redressait-il, queKeinec était devant lui.

– C’est fait, dit simplement le jeunehomme en montrant son poignard ensanglanté.

– Bien, mon gars ! Maintenant, leplus difficile reste à faire, mais nous le ferons !Suis-moi ; seulement, si tu te trouves avant moi en face duberger, étends-le d’un coup de poing mais ne frappe pas tropfort ; il ne faut pas l’assommer.

– Je tâcherai.

– Viens.

Et Marcof entra résolument dans l’auberge. Unépouvantable tumulte y régnait du rez-de-chaussée aux combles. Lessans-culottes, ne désespérant pas encore du résultat de leurexpédition, en dépit de leurs premières et infructueusesrecherches, s’étaient éparpillés dans la maison et la sondaient dela cave au grenier. En arrivant près de l’escalier, Marcof setrouva face à face avec l’un de ceux que Pinard avait laissés dansle couloir donnant accès dans la salle commune.

– Où est Pinard ? demanda-t-ilbrusquement.

– Il cherche des aristocrates, réponditle patriote nantais qui, en voyant le costume déchiré etensanglanté du marin, n’eut pas le moindre soupçon et le prit pourun des siens.

– Est-il en haut, en bas, dans lacour ?

– Est-ce que je le sais ?

– Tonnerre ! sais-tu que j’ai unordre de Carrier à lui remettre, et que cet ordre ne permet aucunretard ?

– Attends, alors, je vais l’appeler.

Et le sans-culotte, enflant la voix, cria àtue-tête :

– Ohé, Pinard ! ohé, Pinard !on vient te chercher de la part de Carrier !

– Qui cela ? répondit Pinard, dontla voix partit de l’étage supérieur.

– Je n’en sais rien.

– Eh bien, dis que l’on monte !

– Monte ! répéta lesans-culotte.

Marcof passa devant le soldat de la compagnieMarat et, suivi de Keinec, il s’élança sur les marches del’escalier avec une énergie que décuplait l’imminence du danger.Tous deux eurent soin de baisser la tête afin que Carfor ne pûtreconnaître de loin les traits de leur visage, car le dignepatriote se penchait sur la rampe pour examiner les nouveauxvenus.

Le lieutenant de Carrier était sur le palierdu premier étage entouré de trois sans-culottes portant desflambeaux. Marcof, en arrivant au sommet de l’escalier, redressa satête menaçante qui se trouva tout à coup éclairée par le jeu deslumières. Carfor poussa un cri.

– Les aristocrates ! les…

Il n’eut pas le temps d’achever. Le marins’était élancé sur lui. Mais Pinard, se jetant en arrière, seretrancha derrière un sans-culotte. Marcof, frappant dans le vide,fut entraîné par la force du coup qu’il portait. Il trébucha,chancela et tomba sur ses genoux ; un sans-culotte leva sonsabre sur lui ; peut-être c’en était-il fait du frère dePhilippe de Loc-Ronan, lorsque Keinec, saisissant entre ses mainsde fer l’homme qui allait frapper, l’enleva et le jeta par-dessusla rampe de l’escalier. Puis, renversant un second du revers de sahache, il asséna à Carfor un de ces énergiques coups de poing commeles matelots savent seuls en donner, un coup de poing à assommer uncheval, à renverser une cloison. Pinard le reçut en plein visage.Le sang jaillit du nez, de la bouche et des yeux, et le misérableroula sans connaissance.

Pendant ce temps, Marcof s’était relevé etterrassait le troisième combattant auquel il ouvrait la poitrined’un coup de poignard. Keinec avait saisi Carfor dans ses bras etle chargeait sur ses épaules.

– Viens ! hâtons-nous ! s’écriaMarcof en s’élançant en avant.

Mais le bruit de la lutte, si courte qu’elleeût été, avait donné l’éveil aux autres sans-culottes. Lespremières marches de l’escalier et la porte de sortie se trouvaientobstruées par huit ou dix hommes. Marcof brandit sa hache et sautatête baissée, toujours suivi par le brave gars qui étreignait àl’étouffer le corps inanimé de l’ancien berger de Penmarckh. Lessans-culottes les reçurent la baïonnette et la pique en avant,appelant à leur aide leurs autres compagnons, qui accoururent detous côtés. Marcof tomba au milieu d’un cercle pressé d’ennemismenaçants.

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