Le Marquis de Loc-Ronan

Chapitre 25À BRIGAND, BRIGAND ET DEMI

Diégo trouva l’aide de camp du proconsul dansla cour de la prison. Tous deux se dirigèrent rapidement versRichebourg. Carrier était seul dans son cabinet.

– Viens donc ! dit-il brutalement àDiégo en le voyant apparaître sur le seuil de la porte ; viensdonc, citoyen Fougueray, j’ai du nouveau à te communiquer.

– Qu’est-ce que c’est ? demandal’Italien.

– J’ai reçu une lettre de Pinard.

– Quand cela ?

– À l’instant.

– Et qui te l’a remise ?

– Un sans-culotte de garde.

– Ce n’est pas cela que je te demande.Comment cette lettre a-t-elle été apportée à Nantes, et par quia-t-elle été donnée au sans-culotte ?

– Par un paysan breton de Saint-Étienne,un rude patriote que nous connaissons depuis longtemps.

– Et cette lettre est bien dePinard ?

– Sans doute.

– Voyons-la !

– Tiens ; relis-la moi.

Et Carrier tendit à Diégo une feuille depapier soigneusement pliée que l’Italien prit avec une mauvaisehumeur évidente.

Il l’ouvrit et lut ce qui suit :

« Citoyen représentant,

« Tu as dû apprendre que j’étais tombé,la nuit dernière, entre les mains des brigands qui avaient pénétrédans Nantes. J’ai enduré les tortures qu’il leur a plu de me fairesubir, et j’ai dû me montrer digne de toi. Aussi le hasard m’a-t-ilprotégé. J’ai pu retrouver, parmi ces aristocrates maudits, deuxbraves patriotes qui les suivaient à contre-cœur. Nous nous sommescompris ; les instants étaient précieux ; nous avons agisans retard.

« À l’heure où je t’écris, je suis libre,mais je suis obligé de me cacher jusqu’à la nuit prochaine. Alorsj’arriverai à Nantes avec les deux patriotes qui m’ont sauvé. Lesbrigands seront punis de leur infamie, car j’ai découvert le secretde leur retraite.

« Envoie donc à dix heures du soir lacompagnie Marat à la porte qui avoisine l’Erdre. Je la rejoindrailà, et cette nuit même je m’emparerai de deux chefs : Marcofet Boishardy. Demain tu les auras en ton pouvoir. Je compte sur toipour agir vigoureusement.

« Salut et fraternité,

« PINARD. »

Diégo replia froidement la lettre, la remit àCarrier et plongea ses regards ardents dans les yeux du proconsul.Carrier détourna la tête.

– Que feras-tu ? demandal’Italien.

– Que ferais-tu à ma place ?répondit Carrier en éludant ainsi une réponse à la question sinettement posée.

– Ce que je ferais ?…

– Oui.

– Si je m’appelais Carrier et que j’eussetes pouvoirs, dit Fougueray d’une voix nette et ferme, j’enverraisdes sans-culottes autres que ceux de la compagnie Marat, et jeferais arrêter Pinard.

– Arrêter Pinard !

– Parfaitement.

– Et ensuite ?

– Ensuite, je le déporterais…verticalement.

– Pourquoi ?

– Parce que Pinard ne t’est plus utile,parce que Pinard partagerait avec toi les rançons que je te feraidonner, parce que Pinard te gêne, et parce qu’enfin je trouveabsurde de lui abandonner un tiers des millions que nous avons àtoucher.

– Ceux du marquis de Loc-Ronan ?

– Oui.

– Tu lui avais donc promis quelquechose ?

– Il le fallait bien !

– Comment cela ?

– Pinard avait la surveillance desprisons, il pouvait faire mourir le marquis.

– C’est vrai.

– Comprends-tu, maintenant ?

– Je commence. Et où en est cetteaffaire ?

– Elle sera terminée aujourd’huimême.

– Nous aurons l’argent ? s’écriaCarrier dont les yeux brillèrent.

– Non ; mais nous aurons la lettrequi nous le fera avoir.

– Comment toucherai-je, moi ?

– Rien de plus simple. La lettre dont jete parle, une fois entre mes mains, j’irai à la Roche-Bernardl’échanger contre une autre qui me révélera l’endroit où est enfouile trésor. Donne-moi une escorte pour aller à la Roche-Bernard etordonne au chef de me ramener à Nantes mort ou vif.

– J’accepte.

– Le secret connu de nous deux, nousirons ensemble à l’endroit indiqué et nous partagerons.

Cette fois, Diégo agissait avec franchise etsans la moindre arrière-pensée. Il préférait de beaucoup avoiraffaire à Carrier plutôt qu’à Pinard. Il avait espéré que lelieutenant du proconsul aurait été massacré, et il avait nourri lapensée de s’approprier entièrement la fortune de Julie. Mais enapprenant le retour de Pinard, il comprit vite qu’il n’aurait pasle temps d’agir seul, ou que son complice, instruit de son manquede foi à son égard ne négligerait rien pour se venger. Alors ilperdait tout. Bien mieux valait partager avec le proconsul, fairedisparaître Pinard et s’assurer ainsi une certitude de gain.

Avec sa rapidité de conception ordinaire,Diégo avait envisagé la situation sous ses différentes faces ets’était promptement décidé, ainsi qu’on vient de le voir. Puis, unautre sentiment encore s’était fait jour dans sa pensée. L’ancienbandit réfléchissait qu’Yvonne demeurait seule à sa merci ; sapassion étouffée se réveilla tout à coup en voyant les obstaclestomber.

De son côté, Carrier se laissait aller à desidées qui, quoique différentes, devaient aboutir au même but. Iltrouvait plus simple et plus avantageux de ne pas partager avecPinard, et en même temps il songeait aux moyens de ramenerFougueray à Nantes après avoir dépouillé le trésor. Une foisl’affaire faite et son complice entre ses mains, il ne doutait pasqu’il ne parvînt à s’approprier la somme tout entière.

Aussi, après quelques minutes de silence, laconversation reprit-elle plus vive entre les deux hommes. Carrierentra nettement dans la question.

– Tu veux faire disparaître Pinard ?dit-il.

– Oui, répondit Diégo sans hésiter.

– J’y consens.

– Très bien.

– À une condition.

– Laquelle ?

– Tu te chargeras de tout ; je neferai rien ; je laisserai faire.

– Soit.

– Tu le feras arrêter ?

– Ce soir même, s’il se présente.

– Mais tu ne sortiras pas de laville ?

– Je te le promets.

– Cela ne suffit pas.

– Que veux-tu pour te rassurercomplètement ?

– Une certitude matérielle.

– Parle !

– Nous allons retourner aux prisonsensemble ; tu verras ton aristocrate, et ensuite je tedonnerai l’escorte que tu m’as demandée pour te rendre à laRoche-Bernard.

– Si je pars, qui arrêteraPinard ?

– C’est juste.

– Tu te défies de moi ?

– J’aime les choses claires, et je neveux pas te laisser le moyen de me tromper.

– Dans la crainte que la tentation nesoit forte ?

– Précisément.

– Alors, autre chose.

– Quoi ?

– Je ne te quitte que pour aller donnerles ordres relatifs à Pinard, et ce ne sera qu’après l’arrestationde celui-ci que je me rendrai au Bouffay.

– Qui m’assure que tu ne le feras pasavant ?

– Agis en conséquence ; défendsjusqu’à nouvel ordre l’accès des prisons.

– Tu as raison.

Et Carrier appela à haute voix. Unsans-culotte ouvrit la porte du cabinet.

– Chaux est-il en bas ? demandaCarrier.

– Oui, citoyen.

– Fais-le monter.

Deux minutes après, Chaux faisait son entréedans le cabinet du proconsul. Carrier écrivit rapidement quelqueslignes et tendit le papier au sans-culotte.

– Cet ordre au Bouffay, dit-il. Tul’exécuteras toi-même ; prends des hommes de garde avec toi etque personne ne puisse pénétrer dans les prisons avant onze heuresdu soir. Personne, entends-tu ? Je ferais guillotiner toi ettous les geôliers si j’apprenais que quelqu’un eût pu voir unprisonnier.

Chaux sortit sans répondre. Carrier paraissaitêtre de mauvaise humeur, et dans ces moments-là ses meilleurs amiseux-mêmes, ses plus dévoués lieutenants n’osaient lui adresser laparole.

– Très bien, dit Fougueray après lasortie du sans-culotte.

Carrier donna un violent coup de poing sur latable.

– Tu te moques de moi ! s’écria-t-ildans un style plus énergique que celui qu’il nous est permisd’employer ; tu te moques de moi, citoyen !

– C’est possible, réponditimperturbablement Fougueray ; mais, dans ce cas, c’est sans levouloir. Explique-toi.

– Tu me dis d’empêcher d’entrer dans lesprisons et tu en sors ! c’est au Bouffay que mon aide de campt’a trouvé.

– Eh bien, après ?

– Eh bien ! tu as vu lemarquis !

– Oui.

– Et tu as la lettre, et tu n’as plusbesoin de le voir.

Fougueray haussa les épaules.

– Me crois-tu donc un niais ? dit-ildédaigneusement. Si j’avais la lettre du marquis, si j’avais pu mepasser de toi, est-ce que je serais ici ? Au lieu de suivreton aide de camp, je galoperais en ce moment sur la route entournant le dos à la ville.

Carrier sourit ; cette franchise devoleur le rassura complètement.

– C’est vrai ! dit-il. Tu es plusfort que je ne le pensais. Mais si tu n’as pu avoir cettelettre…

– Je l’aurai, interrompit Fougueray. Jetiens le marquis à tel point qu’il n’oserait pas même se tuer pourm’échapper. Les millions seront à nous, vois-tu, comme nous voicideux bandits dans la même chambre. Ce soir, à onze heures, je seraià la prison, et je ne reviendrai ici qu’avec la lettre, j’enréponds.

– Je donnerai l’ordre à Chaux de ne paste quitter depuis ton entrée au Bouffay jusqu’à ton retour ici.

– À ton aise !

– Maintenant, dit Carrier, va à tesaffaires, et à ce soir ! Oh ! nous avons joyeuse réunionà souper, tu sais ?

– Avant d’aller au Bouffay, je viendraiici prendre tes ordres pour pouvoir entrer dans les prisons, et enmême temps je t’amènerai quelqu’un.

– Homme ou femme ?

– Femme.

– Jeune ?

– Vingt ans.

– Jolie ?

– Blonde comme un épi et blanche comme unci-devant lis.

– Aimable ?

– Elle est un peu folle.

– Bah ! ce sera plus amusant. Nousla ferons boire, et peut-être sa raison se retrouvera-t-elle aufond d’une bouteille. Amène ta protégée ; je lui réserve bonaccueil, d’autant plus qu’Angélique et Hermosa commencent à mefatiguer.

– Sultan ! répondit Diégo en riant.Cet aristocrate de Salomon n’était qu’un caniche pour la fidélitéauprès de toi ! Allons, à ce soir. Tu seras content !

Et Diégo, échangeant une poignée de main avecle proconsul, quitta le cabinet de travail.

– Si j’ai l’argent dans quarante-huitheures, pensait Carrier en le regardant s’éloigner, dans cinquante,toi, tu seras déporté verticalement !

– Ah ! tu ne veux pas que je revoiePhilippe de Loc-Ronan sans tes ordres ! se disait de son côtéDiégo, en traversant la cour. Ah ! j’ai eu un accès de loyautéet de franchise, et tu ne m’en sais pas gré ! Eh bien !tant pis pour toi ! Décidément, tu n’auras rien, et j’auraitout ! Imbécile, qui oublie qu’il m’a remis hier soir troisblancs-seings ! Est-ce que j’aurais été assez bête pour lesemployer tous ! Il m’en reste un, et avec celui-là j’entreraidans les prisons quand je voudrai !

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