Le Meneur de loups

IX. Le meneur de loups.

En fuyant les menaces de la meunière et lesarmes de ses gens, Thibault s’était instinctivement dirigé vers lalisière de la forêt.

Son intention était, au premier ennemi quiparaîtrait, d’entrer dans le bois, où à cette heure nul n’oseraitle poursuivre de peur d’embuscade.

D’ailleurs, armé du pouvoir diabolique qu’ilavait reçu du loup noir, Thibault n’avait pas grand-chose àcraindre de ses ennemis, quels qu’ils fussent.

Il n’avait qu’à les envoyer où il avait envoyéle pourceau de la belle meunière.

Il était bien sûr d’en être débarrassé.

Mais, par le serrement de cœur qu’il éprouvaitde temps en temps au souvenir de Marcotte, il se disait à lui-mêmeque, si déterminé que l’on soit, on n’envoie pas les hommes audiable comme on y envoie les cochons.

Tout en réfléchissant à ce pouvoir terrible,et tout en regardant derrière lui pour savoir s’il aurait besoind’en faire usage, Thibault avait gagné les derrières de Pisseleu,et la nuit était venue.

Nuit d’automne sombre et orageuse, pendantlaquelle le vent, qui arrache aux arbres leurs feuillesjaunissantes, promène dans la forêt des bruits lamentables et desplaintes lugubres.

Ces clameurs funèbres du vent étaient de tempsen temps coupées par le houhoulement des hiboux, dont le cri semblecelui des voyageurs égarés qui s’appellent et se répondent.

Tous ces bruits étaient familiers à Thibaultet ne l’impressionnaient que médiocrement.

D’ailleurs, il avait eu le soin, en arrivant àla lisière de la forêt, d’y couper un bâton de châtaignier dequatre pieds de long, et, familier comme il l’était avec l’exercicedu bâton à deux bouts, Thibault, armé de sa canne, n’eût pas craintl’attaque de quatre hommes.

Il entra donc hardiment dans la forêt, àl’endroit que l’on appelle encore aujourd’hui laBruyère-aux-Loups.

Il cheminait depuis quelques minutes dans unelaie étroite et obscure, tout en maudissant la bizarrerie desfemmes qui préfèrent, sans raison aucune, un enfant débile ettimide à un vigoureux et hardi compère, lorsqu’il entendit, à unevingtaine de pas derrière lui, le bruit des feuilles quicraquaient.

Il se retourna.

Dans l’obscurité, il vit d’abord, et avanttout, deux yeux qui luisaient comme des charbons ardents.

Puis, en y regardant plus attentivement, et enforçant, pour ainsi dire, ses yeux à distinguer dans les ténèbres,il vit un grand loup qui le suivait pas à pas.

Ce n’était pas celui qu’il avait reçu dans sacabane.

Le loup de la cabane était noir, et celui-ciétait roux.

On ne pouvait les confondre ni d’après lacouleur de leur pelage, ni d’après leur taille.

Thibault n’avait aucune raison de croire quetous les loups fussent animés vis-à-vis de lui d’intentions aussibienveillantes que le premier auquel il avait eu affaire.

Il commença donc à serrer entre ses deux mainsson bâton et à lui faire faire le moulinet, pour voir s’il n’avaitpas désappris la manœuvre.

Mais, à son grand étonnement, l’animal secontentait de trotter derrière lui sans manifester aucune intentionhostile, s’arrêtant quand Thibault s’arrêtait, reprenant sa coursequand Thibault se remettait en chemin, et hurlant seulement detemps en temps comme pour appeler du renfort.

Ces hurlements ne laissaient pas Thibault sansinquiétude.

Tout à coup, le voyageur nocturne vit devantlui deux autres lumières ardentes et qui brillaient par intervallesdans l’obscurité, devenue de plus en plus épaisse.

Tenant son bâton haut et prêt à frapper, ils’avança sur ces deux lumières, qui restaient immobiles, et ilpensa trébucher sur un corps couché en travers du chemin.

C’était le corps d’un second loup.

Sans réfléchir qu’il était peut-être imprudentd’attaquer le premier de ces animaux, le sabotier commença parporter à celui-ci un vigoureux coup de son gourdin.

Le loup le reçut en plein sur la tête.

Il poussa un hurlement douloureux.

Puis, se secouant comme un chien que sonmaître a battu, il se mit à marcher devant le sabotier.

Thibault alors se retourna pour voir ce quedevenait son premier loup.

Le premier suivait toujours, et toujours àégale distance.

Mais, en ramenant les yeux d’arrière en avant,il s’aperçut qu’un troisième loup côtoyait sa droite.

Son regard, instinctivement, se porta vers lagauche.

Un quatrième le flanquait de ce côté-là.

Il n’avait pas fait un quart de lieue, qu’unedouzaine de ces animaux formaient un cercle autour de lui.

La situation était critique.

Thibault en sentait toute la gravité.

Il essaya d’abord de chanter, espérant que lebruit de la voix humaine effrayerait ces animaux.

Ce fut inutilement.

Pas un d’eux ne quitta la place qu’il occupaitdans le cercle formé autour de lui comme avec un compas.

Alors il pensa à s’arrêter au premier arbretouffu, à se jeter dans ses branches et à y attendre le jour.

Mais, après avoir bien réfléchi, il lui semblaplus sage d’essayer d’atteindre sa demeure, dont il approchait deplus en plus, les loups, malgré leur nombre, ne manifestant pasd’intentions plus hostiles que lorsqu’il n’y en avait qu’unseul.

Il serait temps de grimper sur un arbre si lesloups changeaient de manière d’agir à son égard.

Nous devons dire que Thibault était sitroublé, qu’il touchait à sa porte et ne l’apercevait pas.

Il reconnut enfin sa maison.

Mais, à sa grande stupéfaction, arrivés là,les loups qui marchaient en avant se rangèrent respectueusementpour le laisser passer, s’asseyant sur leur derrière comme pourfaire la haie.

Thibault ne perdit pas de temps à lesremercier de leur courtoisie.

Il se précipita dans l’intérieur de sa cabane,en tirant vivement la porte derrière lui.

Puis, la porte tirée et verrouillée, il poussacontre elle le bahut, afin de la consolider et de la mettre en étatde résister à un assaut.

Puis il tomba sur une chaise et commençaseulement de respirer à pleine haleine.

Lorsqu’il fut un peu remis de son trouble, ils’en alla regarder au carreau qui donnait sur la forêt.

Une ligne de regards flamboyants lui démontraque, loin de faire retraite, les loups s’étaient symétriquementrangés en file devant sa demeure.

Ce voisinage eût été encore très effrayantpour tout autre ; mais Thibault, qui, il y avait quelquesinstants, marchait escorté de toute la terrible bande, se sentaitréconforté en songeant qu’une muraille, si mince qu’elle fût, leséparait de ses maussades compagnons de route.

Thibault alluma sa petite lampe de fer et laposa sur la table.

Il rassembla les tisons épars dans le foyer,jeta sur ces tisons un tas de copeaux et fit un grand feu, dont laréverbération, il l’espérait ainsi, devait faire fuir lesloups.

Mais les loups de Thibault étaient sans doutedes loups particuliers, familiarisés avec la flamme.

Ils ne bougèrent pas du poste qu’ils s’étaientchoisi.

Aux premières lueurs de l’aube, Thibault, quel’inquiétude avait tenu éveillé, put les revoir et les compter.

Comme la veille, ils paraissaient attendre,les uns assis, les autres couchés, ceux-ci sommeillant, ceux-là sepromenant comme des sentinelles.

Mais enfin, lorsque la dernière étoile se noyaet se fondit dans les flots de lumière empourprée qui montaient del’orient, tous les loups se levèrent à la fois, et, poussant cetteespèce de hurlement lugubre avec lequel les animaux des ténèbressaluent le jour, ils se dispersèrent de côté et d’autre etdisparurent.

Les loups disparus, Thibault en revint àréfléchir à sa mésaventure de la veille.

Comment se faisait-il que la meunière ne l’eûtpoint préféré à son cousin Landry ?

N’était-il plus le beau Thibault, ets’était-il fait dans sa personne quelque changement à sondésavantage ?

Thibault n’avait qu’un moyen de s’enassurer : c’était de consulter son miroir.

Il prit le fragment de glace pendu à lacheminée et l’approcha de la lumière en se souriantcoquettement.

Mais à peine eut-il vu son visage, réfléchipar le miroir, qu’il poussa un cri, moitié d’étonnement, moitié destupeur.

Il était bien toujours le beau Thibault.

Mais son cheveu rouge, grâce aux souhaitsimprudents qui lui étaient échappés, s’était converti en unevéritable mèche, dont les reflets pouvaient lutter avec les lueursles plus ardentes de son foyer.

Une sueur froide lui passa sur le front.

Sachant qu’il était parfaitement inutiled’essayer d’arracher ou même de couper les cheveux maudits, ilrésolut de s’en tenir à ce qu’il en avait, et de faire à l’avenirle moins de souhaits possible.

Il s’agissait de chasser toutes les idéesambitieuses qui l’avaient si fatalement agité et de se remettre àla besogne.

Thibault essaya.

Mais il n’avait plus cœur à l’ouvrage.

Il avait beau chercher dans sa mémoire lesNoëls qu’il chantait aux bons jours, alors que le hêtre et lebouleau se façonnaient si prestement entre ses mains, son outilrestait inactif pendant des heures entières.

Il rêvait et se demandait s’il n’était pastriste, alors qu’en dirigeant bien ses désirs, on pouvait sifacilement arriver au bonheur, de suer sang et eau pour n’arriveren somme qu’à poursuivre une existence souffreteuse etmisérable.

Apprêter son petit repas n’était plus pourlui, comme jadis, une distraction ; lorsque la faim se faisaitsentir, il mangeait avec répugnance un morceau de pain noir, etl’envie, qui n’avait été jusque-là chez lui qu’une sorted’aspiration vague vers le bien-être, prenait peu à peu dans lefond de son cœur le caractère d’une rage sourde et violente qui luifaisait haïr son prochain.

Cependant, si longue que cette journéesemblait à Thibault, elle passa comme les autres.

Lorsque vint le crépuscule, il quitta sonétabli et alla s’asseoir sur le banc de bois qu’il avait dressé deses mains devant sa porte.

Là, il resta abîmé dans de sombresréflexions.

Mais à peine les ténèbres commencèrent-elles àépaissir, qu’un loup sortit du taillis et vint, comme la veille, secoucher à quelque distance de la maisonnette.

Comme la veille aussi, ce loup fut suivi d’unsecond, puis d’un troisième, enfin de toute la bande, laquellereprit le poste qu’elle avait occupé la nuit précédente.

Au troisième loup, Thibault était rentré.

Il s’était barricadé aussi soigneusement qu’ilavait fait la veille. Mais, plus que la veille encore, il étaittriste et découragé.

Aussi n’eut-il point la force de veiller.

Il alluma son feu, l’organisa de manière à cequ’il durât toute la nuit, se coucha sur son lit et s’endormit.

Lorsque Thibault s’éveilla, il faisait grandjour.

Le soleil était aux deux tiers de sahauteur.

Ses rayons chatoyaient sur les feuillestremblotantes et jaunissantes du taillis, et les teignaient demille nuances d’or et de pourpre.

Il courut à la fenêtre.

Les loups avaient disparu.

Seulement, on pouvait compter sur l’herbehumide de rosée les places que leurs corps avaient occupées pendantla nuit.

Le soir, les loups se réunirent encore devantla demeure de Thibault, qui, petit à petit, commençait à sefamiliariser avec leur présence.

Il en arriva à supposer que ses relations avecle grand loup noir lui avaient concilié quelques sympathies chez lagent de cette espèce, et il résolut de savoir, une fois pourtoutes, à quoi s’en tenir sur leurs desseins.

Ayant donc passé à sa ceinture une serpefraîchement émoulue, ayant pris à la main un bon épieu, le sabotierouvrit la porte et s’avança résolument vers la troupe.

Mais, à sa grande surprise, au lieu dechercher à s’élancer sur lui, les loups commencèrent à remuer leursqueues comme des chiens qui voient venir leur maître.

Leurs façons amicales furent si expressives,que Thibault en vint à passer la main sur l’échine de l’un d’eux,qui non seulement se laissa faire, mais qui, en outre, donna lesmarques d’une satisfaction très profonde.

– Oh ! oh ! murmura Thibault,dont l’imagination vagabonde allait toujours au grand galop, si ladocilité de ces drôles-là correspond à leur gentillesse, me voilàpropriétaire d’une meute comme jamais le seigneur Jean n’en apossédé une, et je suis certain maintenant d’avoir de la venaisonchaque fois qu’il m’en prendra fantaisie.

Thibault n’avait pas fini de parler, quequatre des plus vigoureux et des plus alertes parmi les quadrupèdesse détachèrent du reste de la bande et s’enfoncèrent dans laforêt.

Quelques instants après, un hurlementretentissait sous la voûte des taillis, et, au bout d’unedemi-heure, un des loups reparaissait traînant une belle chevrettequi laissait sur le gazon une longue traînée de sang.

La chevrette fut déposée par le loup aux piedsdu sabotier, qui, transporté d’aise en voyant ses désirs nonseulement accomplis, mais prévenus, dépeça proprement l’animal etfit à chacun sa part, se réservant pour lui le râble et les deuxcuissots de la bête.

Puis, d’un geste impérial et qui prouvait queseulement alors il entrait dans son rôle, il congédia les loupsjusqu’au lendemain.

Le lendemain, avant le jour, il partait pourVillers-Cotterêts, et, moyennant deux gros écus, l’aubergiste dela Boule d’or le débarrassait de ses deux cuissots dechevrette.

Le lendemain, ce fut une moitié de sanglierque Thibault porta au même aubergiste, dont il devint un despourvoyeurs les plus assidus.

Thibault, prenant goût à ce trafic, passait lajournée entière dans la ville, hantant les cabarets et ne faisantplus de sabots.

Quelques-uns avaient bien voulu plaisanter surcette mèche de cheveux rouges qui, si bien qu’il l’ensevelît sousles autres cheveux, trouvait toujours moyen de soulever la couchesupérieure et d’apparaître au jour ; mais Thibault avaitnettement dit qu’il n’entendait pas raillerie touchant cettemalheureuse difformité.

Sur ces entrefaites, le malheur voulut que leduc d’Orléans et madame de Montesson vinssent passer quelques joursà Villers-Cotterêts. Ce fut une nouvelle excitation pour la folleambition de Thibault.

Toutes les belles dames et tous les jeunesseigneurs des châteaux voisins, les Montbreton, les Montesquiou,les Courval, accoururent à Villers-Cotterêts.

Les dames dans leurs plus riches atours, lesjeunes seigneurs dans leurs plus élégants costumes.

La trompe du seigneur Jean retentit plusbruyante que jamais dans la forêt.

On voyait passer, comme de ravissantesvisions, emportés par la course de magnifiques chevaux anglais, desveltes amazones et de rapides cavaliers avec leurs beaux habits dechasse rouges, galonnés d’or.

On eût dit des éclairs de flamme quisillonnaient les sombres et épaisses futaies.

Le soir, c’était bien autre chose.

Toute cette aristocratique compagnie seréunissait pour les festins et les bals.

Mais, entre les festins et les bals, onmontait dans de belles calèches dorées avec des armoiries de toutescouleurs.

Thibault était toujours là au premier rang descurieux. Il dévorait des yeux ces nuages de satin et de dentelles,qui, en se relevant, laissaient voir de fines chevilles chausséesde bas de soie et de petites mules à talons rouges.

Puis tout cela passait devant le peuple ébahi,laissant derrière soi une vapeur de poudre à la maréchale etd’essence parfumée aux plus douces senteurs.

Thibault se demandait pourquoi il n’était pas,lui, un de ces jeunes seigneurs aux habits brodés.

Pourquoi il n’avait pas pour maîtresse une deces belles dames à froufrou de satin.

Et l’Agnelette lui paraissait alors ce qu’elleétait en effet, une pauvre petite paysanne ; et la veuvePolet, ce qu’en effet elle était aussi, une simple meunière.

Et c’était quand il s’en revenait à travers laforêt, la nuit, escorté de cette meute de loups qui, du moment oùla nuit était venue et où il avait mis le pied dans la forêt, ne lequittaient pas plus que des gardes du corps ne quittent un roi,c’était alors qu’il faisait les plus fatales réflexions.

Entouré de tentations semblables, il étaitimpossible que Thibault, qui avait déjà marché dans la voie du mal,s’arrêtât et ne rompît pas avec ce qui lui restait encore,c’est-à-dire avec le souvenir de sa vie honnête.

Qu’étaient les quelques écus que lui donnaitl’aubergiste de la Boule d’or pour prix du gibier que luiprocuraient ses bons amis les loups !

Amassés pendant des mois, des années, ilseussent été insuffisants à satisfaire le plus humble des désirs quigrondaient dans son cœur.

Je n’oserais pas dire que Thibault, qui avaitcommencé par souhaiter un cuissot du chevreuil du seigneur Jean,puis le cœur d’Agnelette, puis le moulin de la veuve Polet, se fûtcontenté maintenant du château d’Oigny ou de Longpont, tant cespieds mignons, ces jambes fines et rondes, tant ces douces senteursqu’exhalaient ces vêtements de velours et de satin avaient exaltéson ambitieuse imagination.

Aussi se dit-il un jour qu’il seraitdécidément bien sot de demeurer toujours pauvre, lorsqu’unepuissance aussi formidable que la sienne était mise à sadisposition.

Dès ce moment, il résolut d’exploiter cettepuissance par les souhaits les plus exagérés, dût sa chevelureressembler un jour à la couronne flamboyante que l’on aperçoit lanuit voltigeant au-dessus de la haute cheminée des manufactures deglaces de Saint-Gobain.

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