Le Sergent Bucaille

Chapitre 5

 

Les revers de Napoléon en Russie avaientsuscité un réveil général contre sa domination.

Déjà les Russes avaient pour alliéesl’Angleterre et la Suède où régnait cependant un Français, lemaréchal Bernadotte.

À peine la Prusse s’était-elle vue délivrée dela crainte de son vainqueur qu’elle s’était déclarée contre lui.L’Allemagne, elle aussi, se levait en masse ; quant àl’Autriche, toujours prudente, elle attendait la tournure queprendraient les événements.

L’Empereur, qui prévoyait l’attaque,réorganisait à la hâte son armée, mais cela n’allait point,paraît-il, sans difficultés. Le peuple des villages et descampagnes commençait à murmurer, en voyant qu’on lui enlevaitchaque jour ses enfants pour les lancer dans la fournaise.Cependant Napoléon, sans se laisser émouvoir par les manifestationshostiles, créait une nouvelle armée. Il incorpora dans sesbataillons cent mille hommes de la garde nationale. Cent milleautres furent appelés sur les anciennes conscriptions de 1809 à1812. La classe de 1813 avait déjà été appelée, une partie de cellede 1814 le fut également.

Toutes ces levées donnaient un effectif deplus de cinq cent mille hommes ; malheureusement elles secomposaient en majorité de soldats au-dessous de vingt ans, qui neseraient peut-être pas capables de supporter les fatigues de laguerre.

Les régiments de la Garde avaient été, euxaussi, considérablement augmentés, et c’est ce qui expliquepourquoi l’on m’avait si facilement admis dans ce corps où l’on nepouvait entrer régulièrement qu’après quatre années de service.

Il y avait, chaque jour, de grands mouvementsde troupes, et les anciens étaient chargés d’instruire rapidementles recrues. Rebattel et moi en eûmes quarante pour notre part,quarante pauvres petits conscrits qui trouvaient le fusil bienlourd, et dont certains ployaient sous le poids du sac. Ils étaientpleins de bonne volonté cependant, et rivalisaient entre euxd’émulation.

Rebattel les menait durement, les traitait declampins, de femmelettes, de mal bâtis… Il les faisait évoluer desheures entières, et quand je lui disais qu’il pourrait bien leuraccorder quelque repos, il me répondait avec cette brutalité quilui était coutumière : « On ne nous les a pas donnés pourles mettre dans une boîte, n’est-ce pas ?… Il faut qu’ilsmarchent ou qu’ils crèvent. »

Certains de ces malheureux avaient les piedsen sang, et quelques-uns, soumis à une trop rude épreuve, tombèrentmalades.

Rebattel comprit que s’il continuait à êtreaussi dur, il verrait bientôt toutes ses recrues partir pourl’hôpital, et finit par se montrer un peu plus humain.

Je dois dire pour son excuse qu’il avait étélui-même mené très durement lorsqu’il était entré au service, et ildemeurait persuadé que, pour faire de bons soldats, il faut dès ledébut employer la « manière forte ».

Si je lui faisais remarquer que ces pauvresjeunes gens ne tenaient plus debout, il me répondait :« Qu’est-ce que je dirais, moi ! Eux sont pleins devigueur et peuvent pivoter. »

D’ailleurs, les autres instructeurs ne semontraient guère plus doux pour les conscrits et semblaient mêmeuniquement préoccupés de vérifier leur « force derésistance ».

Les officiers faisaient de longues pauses dansla cour de la caserne et regardaient manœuvrer les « petitsjeunes ». La régularité et la précision des mouvements lesintéressaient peu, ce qu’ils voulaient c’était que les recruesapprissent très vite l’escrime à la baïonnette. Quant aux exercicesde tir, ils n’avaient lieu qu’une fois par semaine. Nous allionsdans la plaine de Grenelle où l’on avait préparé des silhouettesque l’on relevait dès qu’elles avaient été abattues. Cessilhouettes qui étaient faites de planches peintes en noir et enblanc se trouvaient disposées sur une seule ligne, à quatre piedsenviron les unes des autres. Elles étaient en général au nombre devingt-quatre et chaque conscrit était tenu d’abattre la sienne, aucommandement.

Ils visaient bien mal, nos pauvres« petits », et leur maladresse mettait les officiers enrage. Il arrivait souvent que sur les vingt-quatre silhouettes cinqou six seulement fussent abattues. Les artilleurs ne pointaient pasmieux, et cela ne laissait pas d’inquiéter sérieusement noschefs…

Chaque jour, il arrivait de nouvelles recrues.Napoléon qui avait plus que jamais besoin d’hommes avait forcé lesjeunes gens des familles aisées, qui s’étaient rachetés du service,à entrer dans un nouveau corps de cavalerie d’élite, formé sous lenom de garde d’honneur.

L’heure du départ approchait, mais nousmanquions à peu près de tout. Cependant, le moral de l’armées’était remonté très vite. Les conscrits désolés et irrités audébut se montraient maintenant pleins d’entrain, et les vieuxgrognards de Russie les stimulaient de leur mieux. Un très beau ettrès généreux mouvement se manifestait, qui attestait de nouveau lepuissant ressort de l’âme française.

Un matin, l’ordre arriva. Nous allions entreren campagne. Les régiments composés de conscrits et de soldatsexercés se mirent en route d’abord ; la garde à cheval suivit,puis les grenadiers dont je faisais partie.

Dois-je dire que j’éprouvai une assez vivedésillusion ! Je ne retrouvais plus dans mon nouveau corpscette franche camaraderie, cette familiarité qui existaient au48e. Les soldats et les officiers de la Garde croyaientdevoir adopter un air grave et des façons de grands seigneurs.

Et rien n’était plus ridicule que de voir ceshommes qui manquaient non seulement d’instruction, mais encored’éducation, plastronner, parader, en tenant des propos quifaisaient sourire ceux qui les entendaient.

Ne fallait-il pas qu’un régiment d’élite sesingularisât et se montrât en tout supérieur aux autres ?

Qu’on ne s’attende pas à lire ici le récitdétaillé de nos dures étapes. Elles furent ce qu’étaient cescourses rapides auxquelles Napoléon avait habitué son armée. DeMayence où nous arrivâmes, après deux ou trois contre-ordres quiretardèrent un peu notre marche, nous nous dirigeâmes surWeissenfels, franchîmes la Saale et là les conscrits de notreavant-garde reçurent avec bravoure le choc de la cavalerie russequ’ils chassèrent devant eux avec une ardeur étonnante.

Nous assistâmes de loin à l’action, et nousfûmes, je dois le dire, émerveillés de l’intrépidité de ces enfantsque l’Empereur (on ne comprenait pas pourquoi) avait tenu à placerà l’avant-garde.

– Fameux, les petiots, dit Rebattel. Ils onttenu à montrer qu’ils ont du poil aux yeux, s’ils n’en ont pas sousle nez. Ça va bien… avec des lapins comme ça, on va fortementétriller les Cosaques.

Pour Rebattel, les Russes étaient toujours desCosaques. Il ne les désignait jamais autrement. Et il fallaitentendre comme il les traitait ! Les Prussiens nel’intéressaient point ; c’étaient les Cosaques qui étaienttoujours en jeu. Dès qu’une attaque se dessinait, il fronçait lesourcil et me disait : « J’espère bien qu’on va nousenvoyer contre ces mangeurs de chandelles. » Mais jusqu’alorsnous n’avions pas encore « donné ». Il faut croire qu’onnous réservait pour le « coup final ».

Nous nous portions en trois colonnes surLeipzig, afin de tourner les coalisés et de les acculer auxmontagnes de Bohême. Le 1er mai, nos braves petitsconscrits repoussèrent de nouveau la cavalerie ennemie dans laplaine de Lutzen, en présence de Napoléon.

Ce fut lors de cet engagement que trouva lamort le maréchal Bessières, un de nos plus vaillants officiers decavalerie. Au moment où il allait reconnaître une position dans ledéfilé de Rippach, un boulet le traversa de part en part.

Le lendemain, notre armée poursuivait samarche en avant. Il y eut, pour la possession des villages quedéfendait le corps du maréchal Ney, une lutte furieuse, opiniâtre,désespérée. Ces villages furent plusieurs fois pris et repris.Blücher, à un moment, parvint à percer notre centre, mais il futrefoulé par Lobau et par Ney.

L’Empereur Alexandre envoya aussitôt sesréserves, et Napoléon lança contre lui sa Garde…

Rebattel qui attendait ce moment avecimpatience me dit en se serrant contre moi :

– Allons-y, mon fils !…

La nuit tombait. Protégés par l’artillerie quiavait ouvert sur l’ennemi un feu d’enfer, nous nous précipitâmes àla baïonnette, mais bientôt nous fûmes entourés, criblés demitraille et formâmes le carré ; une charge furieuse passa surnous : j’entendis des hurlements de douleur, des commandementslancés en une langue étrangère, puis… plus rien…

Quand, au matin, je revins à moi, je metrouvais avec Rebattel et quatre autres grenadiers de la Garde dansune maison délabrée, dont le toit avait été crevé par les boulets.Nous étions étendus sur de la paille. Un soldat russe, fusil surl’épaule, se tenait dans l’encadrement de la porte…

Nous étions prisonniers.

Je voulus me soulever, une horrible douleur merabattit sur le sol. Je me tâtai par tout le corps, et ressentis àla poitrine du côté droit, une vive cuisson en même temps que jeramenais ma main pleine de sang. Quand je ne bougeais pas, je nesouffrais pas trop, mais au moindre mouvement c’était une affreusetorture qui m’arrachait des cris.

À côté de moi, Rebattel, étendu sur le dos, levisage aussi blanc qu’un linge, la bouche entr’ouverte, demeuraitimmobile.

Je l’appelai. Il répondit par ungrognement.

Ah ! ils étaient tristes nos débuts dansla Garde ! Les quatre autres grenadiers qui étaient avec nousgeignaient à fendre l’âme, et l’un d’eux répétait sans cesse :« De l’eau ! de l’eau ! »

La sentinelle qui nous gardait ne semblait pasl’entendre.

Le canon tonnait au loin, et quand ils’arrêtait on percevait le bruit d’une fusillade. Je n’avais pas lamoindre idée de l’heure qu’il pouvait être. Cela n’avait nulleimportance, mais, par une sorte d’aberration d’esprit, je nesongeais qu’à me renseigner.

Un grenadier qui se trouvait à ma droite, del’autre côté de Rebattel, ne cessait de sacrer. Par instants, il sesoulevait, agitait une main rouge de sang et injuriait lefactionnaire, immobile devant la porte.

Malgré ma blessure, je parvins à me penchervers Rebattel, qui ne bougeait toujours pas.

Quand il me vit, il murmura :

– Vaudrait mieux être crevés que d’êtreici.

– Où sommes-nous ?

– Sais pas…

– Près de Bautzen, bien sûr, lança unblessé.

– Qu’est-ce qui nous a amenés ici ?

Personne ne répondit.

– Souffrez-vous ? demandai-je àRebattel.

Il eut une légère inclination de tête…

– Et toi ? demanda-t-il.

– Moi aussi.

– Ah ! sacrés cochons de Cosaques, sijamais j’en reviens, ils me payeront ça…

– Oui… si on en revient, fit un grenadier…

Au loin, le canon s’était tu. La batailleétait finie. Étions-nous victorieux ? Non, sans doute, puisquenous étions toujours prisonniers dans cette cabane. Qu’allait-onfaire de nous ? Où allait-on nous conduire ? Nous vîmesla nuit venir pour la deuxième fois.

– Ils vont nous laisser crever ici, leschameaux ! dit un de nos camarades…

– Bien sûr, grogna un autre…

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