Le Sergent Bucaille

Chapitre 10

 

Dans l’après-midi de ce jour, je me rendis denouveau à l’ambulance où se trouvait mon pauvre Rebattel.

– Si tu veux le voir encore en vie,dépêche-toi, me dit l’infirmier.

Je m’approchai. Rebattel, étendu sur le dos,la bouche entr’ouverte, ne faisait pas un mouvement. Je lui pris lamain. À ce contact, il tourna vers moi ses yeux à demi voilés…

– C’est moi, lui dis-je… Bucaille…

– Ah !… murmura-t-il d’une voixsifflante… c’est toi, mon fils…

Il fit effort pour reprendre sa respiration etarticula faiblement :

– Ça y est… Je vais passer l’arme à gauche…j’te disais bien que j’étais foutu… Ça se sent ces choses-là… Lesmédecins ont beau dire… on sait bien… Triste tout de même !…s’en aller comme ça quand on a besoin de vous pour botter lesCosaques… salauds de Cosaques !…

Il se tut un instant et reprit :

– Quelles nouvelles ? Ce cochon deBlücher, et ce… tu sais bien… l’autre… Schwar… Schwar…

– Schwarzenberg ?

– Oui… On les a étrillés, hein ?… Ilssont en train de f… le camp… L’Empereur les a matés encore unefois, n’est-ce pas ?

– Oui, répondis-je, ne voulant pas luiapprendre l’affreuse vérité…

– Ah !… tant mieux !… Je savaisbien, parbleu !… Je pars content…

Sa voix s’affaiblissait de plus en plus… Seslèvres remuaient comme s’il mâchonnait quelque chose ; déjàl’ombre de la mort s’étendait sur lui. Il me pressa la main à deuxreprises, bredouilla quelques mots que je ne compris pas, puisréunissant tout ce qui lui restait de forces, il me dit :

– Je ne te vois plus… Adieu, mon fils… Tu asété un bon ami… toujours… on pouvait se fier à toi… Écoute, quandje serai fini, tu prendras ma croix… là, sur ma poitrine… tu laconserveras bien soigneusement, et quand tu… retrouveras laFinette, tu lui diras… tu lui diras… « V’là ce que Rebattelm’a chargé de vous remettre… c’est tout ce qu’il avait de plus cherau monde… il ne pouvait pas vous donner mieux… » et tul’embrasseras de ma part… de ma part… entends-tu ? Ellecomprendra… Tu me promets ?…

– Oui, répondis-je.

– Merci !… Tiens, prends-la tout desuite, ma croix, ça vaudra mieux… on ne sait pas…

Je détachai sa croix.

– Non. Donne-la moi… je veux la… tenirjusqu’au dernier moment… après… après.

Et il la tint sur sa bouche pendant quelquesinstants, la baisant avec ferveur…

– On aurait pu m’enterrer avec, oui… mais onl’aurait oubliée… tandis que la Finette, la Finette la conservera…Tu lui diras aussi… tu entends mon fils, tu lui diras…

Déjà, il ne trouvait plus ses mots, sa voixn’était plus qu’un souffle…

– Approche-toi… plus près… encore plusprès…

À partir de ce moment, il divagua… Des phrasessans suite dans lesquelles revenaient les mots de Cosaques, deBlücher, de Moscou… de Finette sortaient de sa gorge comme unrâle…

– C’est la fin, dit l’infirmier qui s’étaitapproché…

Le moribond ouvrit encore une fois les yeux,ses pauvres yeux qui ne voyaient plus rien, sa main gauche se portasur sa poitrine à l’endroit où il croyait peut-être encore trouversa croix, et il expira en murmurant :

– Vive… l’Em… pereur !

Ainsi s’envola cette âme simple, esclave dudevoir, fidèle jusqu’au bout au Maître qui pour elle passait avanttout, même avant Dieu.

Le visage tourmenté de Rebattel avait reprissa sérénité, son masque anguleux, si dur autrefois, était empreintmaintenant d’une douceur infinie… Un sourire errait sur ses lèvres…Il était parti tranquille, le pauvre ami, certain que nos arméesétaient victorieuses et que la gloire de Napoléon n’avait pas étéentamée.

……  …  …  …  … . .

Une vingtaine de blessés suivirent la petitecharrette qui emmenait à sa dernière demeure le sous-lieutenantRebattel. Ce fut une cérémonie rapide. Il mourait tant d’hommes,chaque jour, que l’on n’avait pas le temps de s’apitoyer sur ceuxqui s’en allaient. Il fut enterré dans un champ, proche de laville. Je plantai sur sa tombe une branche de sapin, et m’enretournai, le cœur bien gros, me sentant seul désormais, sans amis.J’avais toujours cru que ce serait moi qui partirais le premier,car je m’étais habitué à considérer Rebattel comme invulnérable… Ilavait toujours eu une telle chance ! On eût dit que lesbiscaïens, les balles et les boulets ne pourraient jamaisl’atteindre. N’avait-il pas coutume de répéter qu’il avait la peautrop dure pour qu’on pût l’endommager sérieusement. Hélas ! ilavait compté sans la fatalité qui choisit ses victimes à son jouret à son heure…

Ma blessure ne me faisait presque plussouffrir et je pouvais maintenant enfiler mon habit, quejusqu’alors je jetais sur mes épaules comme un manteau… J’allais detemps à autre rôder autour du château où se tenait l’Empereur, etje recueillais, de-ci, de-là, quelques renseignements. Il devaitbientôt partir, et comme on savait qu’il emmenait six cents hommesavec lui, c’était à qui obtiendrait la faveur d’être du bataillonqui l’accompagnerait. Plusieurs allèrent même le trouver et firentvaloir leurs titres. Les soldats qui, comme moi, avaient fait lacampagne de Russie furent classés dans les premiers rangs, mais ilsétaient nombreux, et ceux qui pouvaient le mieux intriguerpassèrent sur le dos des autres.

Un matin que je me tenais devant le Palais, ilen sortit un général qui me regarda et me posa quelques questions.Quand il apprit que j’avais fait Moscou, Bautzen, et que j’avaisété blessé à l’affaire de Montereau, il me dit : « Tuvoudrais sans doute suivre l’Empereur, mon ami ? »

Il m’était bien difficile de répondre par lanégative.

C’eût été avouer que les malheurs de Celui quinous avait menés tant de fois à la victoire ne me touchaientguère.

– Oui, mon général, répondis-je…

– Ton nom ?

– Bucaille, sergent au 2egrenadiers de la Garde.

– Où as-tu gagné ta croix ?

– À Montereau, mon général…

– Tu es blessé ?

– Oh !… je vais mieux…

– Trouve-toi demain matin, en grande tenue,dans la cour du château.

Je remerciai, en faisant le salut militaire,et l’officier s’éloigna. C’était le général Bertrand qui avaitsuccédé à Duroc comme maréchal du Palais.

Je fus un peu surpris qu’il m’eût ainsi abordépour me proposer de partir avec l’Empereur, mais je sus peu aprèsque celui-ci recherchait de préférence, pour composer sa garded’exil, les hommes qui étaient décorés de la Légion d’honneur.

C’est ainsi que je me trouvai incorporé dansle bataillon d’élite qui allait bientôt partir pour l’île d’Elbe.J’avoue que cet honneur auquel je ne m’attendais pas ne mesatisfaisait qu’à demi. J’étais, on l’a vu, devenu un fanatique del’Empereur car, à l’école de Rebattel, j’avais appris à l’aimer,mais la perspective d’aller me retirer dans une île pour y mener lavie de caserne ne me souriait guère. J’avais déjà fait des projetset, deux jours auparavant, j’avais écrit chez moi, à Beaumont, pourannoncer à mes parents que je serais bientôt libéré. Je ne voulaispas servir les Bourbons et par conséquent je devais quitterl’armée.

Le hasard en avait décidé autrement… Ilfallait se résigner. D’ailleurs, la revue qui eut lieu le lendemain20 avril ranima l’enthousiasme que je sentais faiblir en moi dejour en jour, depuis la mort de Rebattel.

L’Empereur, avant de partir, avait tenu àfaire ses adieux à ceux de la Garde qu’il laissait en France… Cefut une cérémonie émouvante que je n’oublierai jamais de ma vie.Nous étions tous rangés dans la cour du château et l’Empereurretrouva là ce qui restait de sa gloire passée, les fierssurvivants d’Austerlitz, d’Iéna, de Friedland, de Madrid et deWagram… Je le vois encore descendant les degrés du palais, puiss’avançant vers nous. Quand il fut au centre de ses troupes, ilpromena sur ses vieux grognards un regard attendri et, d’une voixqui tremblait d’émotion, prononça, en scandant bien ses phrases,les paroles suivantes, qui firent vibrer tous les cœurs et tirèrentdes larmes à ceux qui peut-être n’avaient jamais pleuré.

« Officiers, sous-officiers et soldats dema vieille Garde.

« Je vous fais mes adieux. Depuis vingtans que nous sommes ensemble, je suis content de vous. Je vous aitoujours trouvés sur le chemin de la gloire. Toutes les puissancesde l’Europe se sont armées contre moi ; quelques-uns de mesgénéraux ont trahi leur devoir et la France elle-même a voulud’autres destinées. Avec vous et les braves qui me sont restésfidèles, j’aurais pu entretenir la guerre civile, mais la Franceeût été malheureuse. Soyez fidèles à votre nouveau roi, soyezsoumis à vos nouveaux chefs, et n’abandonnez point notre chèrepatrie. Ne plaignez pas mon sort ; je serai heureux lorsque jesaurai que vous l’êtes vous-mêmes. J’aurais pu mourir. Si j’aiconsenti à survivre, c’est pour servir encore votre gloire.J’écrirai les grandes choses que nous avons faites. Je ne puis vousembrasser tous, mais j’embrasse votre général. Venez, généralPetit, que je vous presse sur mon cœur. Qu’on m’apporte l’aigle queje l’embrasse aussi. Ah ! chère aigle, puisse le baiser que jete donne retentir dans la postérité ! Adieu, mes enfants. Mesvœux vous accompagneront toujours. Gardez monsouvenir ! »

C’est à peine si l’Empereur put achever, caril pleurait… nous pleurions tous, et cette douleur commune de ceuxqui restaient et de celui qui s’en allait avait quelque chose desublime.

Une heure après, l’Empereur montait en voitureavec le général Bertrand ; une faible escortel’accompagnait.

Ceux qui devaient le suivre en exil se mirenten route le lendemain. Partout, sur notre passage, nous fûmesacclamés, excepté dans certaines villes où triomphait déjà leroyalisme. Le danger augmentait à mesure que nous avancions versles provinces méridionales. Nous apprîmes que l’Empereur, qui nousprécédait, n’était pas entré dans Avignon où quelques énergumènesle guettaient pour l’assassiner. À Orgon, il avait été, paraît-il,sérieusement menacé. Il parvint cependant à s’embarquer dans leport de Saint-Raphaël et ce fut une frégate anglaise qui transportadans son île celui qui avait commandé au monde entier.

Cette frégate, si j’ai bonne mémoire,s’appelait l’Intrépide !Six jours après, ildébarquait à Porto-Ferrajo qui est, comme on sait, le chef-lieu del’île d’Elbe.

Quant à nous, qui avions été considérablementretardés en cours de route, noue n’arrivâmes dans ce port qu’unmois après.

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