Le Sergent Bucaille

Chapitre 1

 

Quand je revins à Paris, en congé deconvalescence, à la suite d’une fièvre maligne contractée enAllemagne, l’aspect de la capitale n’était plus celui que j’avaisconnu à mon départ pour l’armée. Paris, accoutumé depuis quinze ansà des chants de victoire, était maintenant d’une tristesse morne.Et cependant, chaque soir, il y avait fête aux Tuileries[8].

On a beaucoup reproché à l’Empereur ces fêteset ces bals qui détonnaient au milieu de la désolation générale,mais il s’efforçait ainsi de redonner confiance au peuple, ilvoyait pâlir son étoile et affectait une tranquillité qu’il étaitloin d’avoir, car, à ce moment, l’horizon s’assombrissait de plusen plus…

De mauvaises nouvelles arrivaient de laVieille-Prusse, et les royalistes, qui avaient vu avec quellefacilité le général Mallet avait failli s’emparer du pouvoir,commençaient à comprendre que le « colosse » qui avaitterrorisé l’Europe n’était pas invulnérable…

Le procès de Mallet avait aussi révélé biendes choses que l’on ne soupçonnait pas, et les factieux caressaientle secret espoir de détrôner celui qu’ils affectaient avec méprisd’appeler « Monsieur Buonaparte ».

Les récits des officiers et des soldatsrevenus de Russie avaient singulièrement refroidi l’enthousiasmepopulaire, mais tout s’oublie, aussi bien les succès que lesdéfaites, et peu à peu l’Empereur sentit renaître sa force.

On n’abat pas une idole du jour aulendemain.

J’avais réintégré la caserne du Champ-de-Marsoù arrivaient chaque jour de nouvelles recrues. Pour ces conscritsj’étais maintenant un vieux grognard… j’étais celui qui revenait deRussie, le dur à cuire qui avait résisté aux pires calamités.

On me pressait de questions, et je répondais,heureux, malgré tout, de montrer que j’avais joué un rôle dansl’affreuse tragédie.

Quelques anciens qui avaient, eux aussi, prispart à la campagne, renchérissaient sur ce que je disais, exagérantà plaisir et, ne voulant pas être en reste, j’inventais millepéripéties toutes plus atroces les unes que les autres et quifaisaient frissonner les conscrits.

Presque malgré lui, le soldat est vantard, etquand on l’interroge sur ses campagnes, il a une tendance à toutamplifier, à tout surcharger. Les escarmouches, les petits combatsd’avant-postes auxquels il a pris part deviennent, dans son récit,de véritables batailles, et les batailles des drames terribles quel’imagination rend plus effarants encore.

Quand on est sorti indemne du déluge demitraille au milieu duquel on a passé, on ressent une certainefierté de pouvoir dire : « Lorsque ça chauffait si fort àX… j’étais là. »

Cet orgueil militaire est en somme bienexcusable ; il fait partie du patrimoine du soldat, c’est luiqui entretient l’esprit dans des dispositions belliqueuses et créeparfois des héros.

Pendant la retraite de Russie, j’avais étéparmi les grognards ceux qui accusaient l’Empereur de tous les mauxqui fondaient sur eux ; aujourd’hui j’excusais toutes sesfautes, et me sentais prêt à marcher de nouveau à la conquête dumonde…

Et tous les anciens étaient comme moi.

Dès que nous nous trouvions ensemble, nous nenous gênions point pour critiquer Napoléon, mais devant lesconscrits nous en parlions maintenant avec enthousiasme, carrabaisser l’Empereur c’eût été nous diminuer…

Je faisais toujours partie du 48eque l’on reformait entièrement avec des conscrits et d’autressoldats venus d’un peu partout.

Rebattel nous avait rejoints, et je revis avecjoie le vieux sergent.

Dès qu’il m’aperçut, il se jeta dans mes bras,en s’écriant :

– Bonjour, mon fils… on se retrouve enfin.Ah ! on en a vu de dures ensemble, et ça n’est pas fini, carje sais qu’il se prépare encore quelque chose.

Suivant son habitude, Rebattel voulaittoujours paraître bien renseigné. Je le trouvai vieilli ; lesquelques cheveux qui lui restaient étaient presque blancs, et sagrosse moustache grisonnait. Son visage était ridé, amaigri, et sesépaules s’étaient voûtées. Dame, le coup avait été rude pour lui.Rebattel avait cinquante ans passés, et c’était miracle qu’il eûtsupporté si vaillamment les terribles fatigues que nous venionsd’endurer. Il m’apprit que notre capitaine était mort à Dresded’une chute de cheval, et que Martinvast avait succombé à l’hôpitalde Posen… Quant à la « Finette », elle était complètementrétablie, mais on avait dû lui couper le bras.

– On croyait après ça, dit Rebattel, que labrave femme quitterait l’armée… ah bien ouiche ! elle est plusen train que jamais, et nous la reverrons avant peu… Si celle-làn’a pas le « brimborion » qu’est-ce qui l’auraalors ? Paraît que Murat doit parler de la chose à l’Empereur…et nous arroserons bientôt ça, je l’espère. Ah ! c’est unegaillarde que notre Finette, et il serait à souhaiter que bien deshommes soient aussi courageux qu’elle… J’étais là quand on lui afait l’opération. Elle a supporté ça d’une façon étonnante… Je luitenais la tête pendant que le chirurgien la charcutait, et elle nebronchait pas… Elle me regardait et je t’assure que j’étais plusému qu’elle… Quand la scie a attaqué l’os, elle a serré les dentset fermé les yeux… Sa figure était devenue si pâle que j’ai biencru qu’elle allait s’évanouir, mais elle a tenu bon. C’estqu’après, quand ç’a été fini qu’elle a tourné de l’œil. Ah !sacré mâtin ! j’ai eu une rude suée, je t’assure… mais elleavait tenu à ce que je sois là, j’pouvais pas lui refuser,s’pas ? Elle a toujours eu de l’affection pour moi, tu lesais. Si on s’est parfois un peu chamaillés, ça n’tirait pas àconséquence…

L’arrivée de Rebattel fut, comme on doit lepenser, fêtée joyeusement, et les conscrits firent les frais decette petite fête.

– C’est égal, ne cessait de répéter le bravesergent, pendant qu’on remplissait son verre toujours vide, on estmieux ici que chez les Cosaques, hein Bucaille ? Ah ! lessalauds ! ce qu’on les a houspillés… s’il en reste unecinquantaine c’est tout.

Pendant huit jours, le sergent ne dessoûlapas, mais quand, enfin, les sit nomen des conscrits furentépuisés, il revint à son état normal… Pour cet homme habitué àguerroyer, la vie de caserne était insipide. Il allait et venaitcomme une âme en peine, ne sachant à quoi employer sa journée, endehors des heures d’exercice (car il avait été chargé del’instruction d’une vingtaine de conscrits).

Un soir que nous étions tous deux attablésdans un cabaret voisin de la caserne où fréquentaienthabituellement des grenadiers de la Garde, Rebattel me dit, encaressant sa longue moustache :

– Vois-tu, fils, j’ai une idée.

Il sembla réfléchir, puis reprit au bout d’uninstant :

– Est-ce que ça te dirait d’entrer dans laGarde ?

– Ma foi oui… mais voudra-t-onm’accepter ?

– T’occupe pas de ça, je m’en charge…

– Et vous y entreriez aussi ?

– Naturellement…

– Il faudrait des protections ?

– J’en ai… tu penses bien que si je te dis ça,c’est que je suis sûr de mon affaire… Un sergent décoré comme moine voudrait pas s’exposer à un échec…

– Mais moi qui ne suis ni sergent nidécoré ?

– Il suffira que je te recommande… La Garde aété très éprouvée en Russie, on est en train de la reformer et lemaréchal Ney cherche des lapins, des gaillards qui aient fait leurspreuves… Je sais qu’il doit venir ici demain pour passer en revueles conscrits… je lui parlerai.

– Vous le connaissez ?

Rebattel eut un signe de tête affirmatif.

Entrer dans la Garde, cela ne me déplaisaitpas. Je savais la prédilection de l’Empereur pour ce corps d’éliteet j’estimais que les chances d’avancement sont moins rareslorsqu’on a le bonheur de se trouver près du« Soleil ».

Il ne me déplaisait pas non plus de troquermon vilain uniforme contre le frac bleu, le gilet de basin blanc,la culotte de nankin et le bonnet à poil des grenadiers de laGarde. Je n’ignorais pas que ce régiment était toujours mieuxravitaillé que les autres, j’en avais eu la preuve en Russie, caralors que nous commencions à serrer nos ceintures, les soldats dela Garde étaient encore amplement pourvus de vivres et demunitions. Puisque je ne pouvais abandonner l’armée, autant valaitservir dans un corps d’élite.

– Ne dis rien, fit Rebattel… les autres n’ontpas besoin de savoir… ils voudraient tous faire comme nous et çaserait l’encombrement… Une fois que nous serons admis, ils ferontce qu’ils voudront… Trouve-toi demain à la porte de la caserne,après la revue. Allons, au revoir, j’ai une démarche à faire ducôté de Vaugirard.

Nous nous séparâmes.

Je la connaissais la démarche qu’allait fairele brave sergent. Il avait du côté de Vaugirard un ancien camaraderetraité à la suite de blessures, qui tenait un petit débit devins…

C’était là que, depuis notre retour, Rebattelpassait ses journées à boire et à jouer au loto. Sans famille, sansrelations, il avait pris l’habitude de vivre sur le commun, et s’ilse rendait toujours seul à Vaugirard, c’est parce qu’il ne voulaitpas que l’on sût qu’il abusait un peu trop de la générosité de sonami.

Bien qu’il n’eût jamais un liard vaillant,Rebattel était très fier, et comme tous les vieux briscards, untant soit peu vaniteux. À l’entendre, il connaissait beaucoup demonde, et fréquentait même chez des officiers.

Cela le posait aux yeux des soldats, maisquand il rentrait ivre, il ne manquait jamais de raconter tout cequ’il avait fait dans la journée, de sorte que nous étions presquetous au courant de sa vie, une vie bien modeste à la vérité, commecelle de la plupart des sous-officiers, qui, à la caserne,voulaient tenir un certain rang (le grade oblige) et dont lesmaigres ressources n’étaient pas à la hauteur des appétits.

Ils étaient obligés de faire des dettes qu’ilsoubliaient d’ailleurs avec une extrême facilité et qu’ils croyaientéteintes par la prescription au retour d’une nouvelle campagne.

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