Le Sergent Bucaille

Chapitre 4

 

Il ne nous oublia pas.

Huit jours après, Rebattel et moi étionsconvoqués par le colonel de Merville du 2e grenadiers dela Garde, qui nous annonçait que nos demandes avaient été agrééespar le maréchal du palais et que nous comptions, dès maintenant, àl’effectif de ce régiment.

Par une faveur spéciale, que nous devions sansnul doute au maréchal Ney, nous conservions nos grades.

Rebattel ne se tenait plus de joie et fit, cejour-là, de si copieuses libations, aux frais des jeunes recrues,que je dus le porter dans sa chambre, où il se jeta tout habillésur son lit, en répétant d’une voix pâteuse : « Vivel’Em… pereur !… Vive le… Maré… chal… le Maré… chal ».

Il ne tarda pas à s’endormir, et je regagnaimon quartier, très excité, moi aussi.

J’étais maintenant soldat dans l’âme, et je nesouhaitais qu’une chose : repartir promptement en campagne. Jene rêvais plus que batailles, charges à la baïonnette, fusilladeset combats de corps à corps.

Qui aurait pu reconnaître aujourd’hui le petitconscrit qui, l’année précédente, suivait à contrecœur le sergentRossignol ? Ce que c’est tout de même que l’orgueilmilitaire ! Il se développe sans qu’on y prenne garde, etl’ancien réfractaire devient peu à peu le modèle des soldats. Dujour où l’on endosse l’uniforme, on est tout de suite un autrehomme, et l’on en arrive à considérer les civils comme des êtresinférieurs que l’on est obligé de protéger, parce qu’ils nesauraient le faire eux-mêmes. Je n’irai pas jusqu’à dire que l’on apour eux du mépris, ce qui serait exagéré, mais on estime que ceuxqui se font tuer, pendant que les bourgeois demeurent bientranquillement chez eux, les pieds sur les chenets, méritent toutde même d’être placés au-dessus des « péquins ».

Maintenant, j’étais grenadier et, qui plusest, caporal de grenadiers de la Garde. Nul sort ne me paraissaitplus enviable, et je me voyais déjà sergent, avec la croixd’honneur sur la poitrine. Il s’agissait de la gagner, cette croix,mais je ne désespérais pas de l’obtenir.

Quand je fus équipé, vêtu d’un bel uniformeneuf, j’éprouvai le besoin de me montrer et, avec Rebattel, quin’était pas moins fier que moi de sa nouvelle tenue, nous nouspromenâmes dans Paris, l’air hautain, lorgnant avec un sourireavantageux les femmes que nous croisions, et regardant insolemmentles hommes. Nous parlions haut, mais j’éprouvais, de temps à autre,quelque embarras, quand Rebattel qui parlait plus fort que moi, ensa qualité de sergent, lançait quelque bourde ou prononçait une deces phrases qui dénotaient son manque absolu d’éducation.

Comme tous les ignorants, il affectionnait lesgrands mots, les écorchait à plaisir et leur donnait un sensridicule. Parfois, pour montrer aux passants qu’il n’était pas unillettré, il s’arrêtait devant une affiche, me disait de la luilire, et la commentait ensuite à haute voix avec des« cuirs » épouvantables.

Lorsque nous pénétrions dans un café, ilprenait aussitôt un ton de commandement pour se faire servir, etbientôt on n’entendait plus que lui. Si quelqu’un s’avisait desourire, il le prenait aussitôt à partie, et parlait de lepourfendre.

Et il fallait l’entendre alors dégoiser toutesles injures qu’il savait. J’étais souvent fort gêné d’être en sacompagnie, mais il s’était accroché à moi, et il m’était impossiblede m’en débarrasser.

Je n’avais un peu de tranquillité quelorsqu’il était ivre et allait se coucher. Cependant nos nouveauxofficiers, qui étaient très stricts sur la discipline, lui firentcomprendre que s’il voulait demeurer dans la Garde, il devaitchanger de conduite.

Rebattel se le tint pour dit.

À partir de ce jour, il fut d’une sobriétéexemplaire, mais perdit sa gaieté. Il demeurait des journéesentières assis dans sa chambre ; pour le distraire je luifaisais la lecture ; mais il ne s’intéressait guère à ce queje lui lisais.

De temps à autre il m’interrompait, endisant :

– Tout ça, c’est de la roupie de sansonnet…tâche donc de te procurer un journal pour voir si quelque chose seprépare… L’Empereur m’a l’air de s’endormir, c’est pas naturel…

Il n’y avait que deux journaux à l’époque, leMoniteur et le Journal de l’Empire. À partir du1er nivôse, le Moniteur avait été divisé endeux parties, l’une politique et officielle, soumise chaque jour aucontrôle d’État ; l’autre consacrée aux sciences, aux arts, àla littérature et aux bulletins de guerre. Quant au Journal del’Empire[9] c’était une feuille officieuse, qui nefaisait que répéter ce que disait le Moniteur…

Nous ne trouvions guère de renseignements surles projets de Napoléon. Et pourtant le bruit courait qu’unenouvelle campagne se préparait.

Un soir, on nous annonça que l’Empereurpasserait le lendemain en revue les régiments de la Garde. Nousemployâmes une partie de la nuit à astiquer, briquer nos cuivres,polir nos armes.

– Ça va chauffer bientôt me souffla Rebattel…car, chaque fois que l’Empereur passe sa Garde en revue, on se meten route quelques jours après.

Si une revue est un spectacle agréable pourles gens qui y assistent, pour les acteurs c’est une réellecorvée.

Lorsque Napoléon devait passer une revue àmidi, dès neuf heures les colonels faisaient prendre les armes àleur régiment. Les chefs de bataillon, qui voulaient auparavants’assurer que tout était bien, alignaient leurs hommes à huitheures et ainsi de suite dans une proportion décroissante jusqu’aucaporal qui mettait son escouade sur pied à cinq heures dumatin.

Toutes ces prises d’armes successivesfatiguaient plus le soldat qu’un jour de bataille.

La revue devait avoir lieu dans la cour desTuileries.

À onze heures, nous étions tous alignésimmobiles, l’arme au pied. Des officiers passaient et repassaientdevant nous, affairés, inquiets, puis se groupaient à unsignal.

« Sa Majesté va arriver, leur dit uncolonel qui se trouvait tout près de notre compagnie, j’espère quevos soldats ne feront pas comme la dernière fois, et qu’ilscrieront : « Vive l’Empereur !… » C’est à vous,messieurs les capitaines et lieutenants, que je m’en prendrai sitout le monde ne crie pas franchement. »

Enfin les tambours battirent aux champs surtoute la ligne.

L’Empereur arrivait ! Son petit chapeau,son frac vert de chasseur à cheval le distinguaient au milieu deson escorte de princes et de généraux brodés sur toutes lescoutures.

Une formidable clameur monta de nosrangs :

– Vive l’Empereur ! Vivel’Empereur !

Quand elle s’apaisait, nos officiers nousordonnaient de crier de nouveau et cet enthousiasme de commande secommuniquait bientôt aux spectateurs qui faisaient chorus avecnous.

L’Empereur était demeuré à cheval etparcourait le front de bandière. De temps à autre, il s’arrêtait,adressait quelques mots à un soldat, et allait plus loins’entretenir avec un autre.

Il avait l’habitude, aux revues, d’interpellerles hommes, de leur parler comme s’il les connaissait. Il luiarrivait souvent de demander à un officier : « Comments’appelle ce sergent que je vois là au premier rang, et qui setrouve le troisième dans l’alignement ? « L’officiernommait le sergent, et l’Empereur disait au brave sous-officier« Eh bien, un tel, tu as fait du chemin depuisAusterlitz ». Le sergent, interloqué, demeurait bouche bée, ourépondait d’une voix émue. Alors l’Empereur allait à un autre quin’était pas moins surpris que le premier en s’entendant appeler parson nom.

Ces petits dialogues avaient toujours beaucoupde succès, et les grognards étaient persuadés que l’Empereur lesconnaissait tous.

Une fois la revue terminée, nous rentrâmes àla caserne, nous nous débarrassâmes de notre fourniment et courûmesà la cantine.

Là, je rencontrai un certain Davon qui faisaitfonctions de vaguemestre, et que je connaissais un peu pour luiavoir demandé plusieurs fois s’il n’avait pas de lettres pour moi…Ah ! elles étaient rares les lettres depuis mon départ.J’avais écrit cinq ou six fois, mais n’avais jamais reçu deréponse, ce qui ne m’étonnait que médiocrement, car, je croisl’avoir déjà dit, le service de la poste aux armées était des plusrudimentaires. L’Empereur avait bien essayé de l’établir, mais ils’était heurté à de telles difficultés qu’il y avait renoncé. Entemps de paix, dans les villes de garnison, ce service fonctionnaitcependant assez bien.

À mon retour de Russie, j’avais envoyé unenouvelle lettre à mes parents, en leur donnant mon adresse, etj’attendais anxieusement une réponse quand Davon me dit :« Ah ! Bucaille, j’ai quelque chose pour toi ». Ilfouilla dans son sac et me remit une enveloppe sur laquelle jereconnus l’écriture de Cécile… Pauvre Cécile ! elle ne m’avaitpas oublié… je m’en doutais bien, mais je comptais si peu revenir,quand je guerroyais là-bas au pays des Cosaques, que tous lesprojets que j’avais formés étaient pour moi de bien vaguessouvenirs. Peut-on songer à l’avenir quand on se dit que bientôtpeut-être une balle vous rayera du nombre des vivants ?

Aujourd’hui que j’avais retrouvé tout moncalme, je ne voyais plus les choses sous le même jour. Je melaissais de nouveau bercer par les beaux rêves d’autrefois ;je reprenais contact avec la réalité, après avoir longtemps vécudans une sorte de semi-conscience.

Je lus la lettre de Cécile, et me trouvaiaussitôt transporté au pays natal où mon long silence avait étébien pénible pour ceux que j’avais quittés. Ils étaient tous enbonne santé, fort heureusement, mais avaient vécu des heuresterribles pendant la campagne qui venait de finir. En phrasessimples, mais émues, Cécile me retraçait leur angoisse (et lasienne) et me suppliait de demander un congé pour les voir.

Un congé ! j’y avais bien pensé déjà,mais une note parue dans le Moniteur, quelques joursauparavant, annonçait que tous les congés étaient supprimés jusqu’ànouvel ordre.

Je répondis en donnant le texte de cette note,et promis de me rendre à Beaumont, dès que l’interdiction seraitlevée.

Je ne pensais pas qu’elle le fût de sitôt, carles revues qui se multipliaient, les recrues qui arrivaient chaquejour à Paris, les convois qui tous les matins traversaient laville, tout cela présageait une prochaine levée de troupes.

On ne nous avait encore rien dit, mais nousnous doutions bien que le départ était proche.

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