Le Sergent Bucaille

Chapitre 5

 

Jusqu’alors le temps avait été assez beau maisil se gâta vite, et nous fûmes assaillis par une pluie maussade quine cessait ni jour ni nuit.

Nous avions pu, de temps à autre, nous abriterdans des granges ou dans des hangars mais, à présent, nous noustrouvions sur une grand’route où l’on ne rencontrait pour ainsidire plus d’habitations. Il nous fallait parcourir des lieues avantde dénicher un abri, et nous étions, souvent obligés de camper enpleins champs, sur la terre mouillée, ou dans la boue. Nousn’avions pas de tentes, car nos armées marchaient d’un tel trainqu’elles n’auraient pu emporter tout le bagage nécessaire sansnuire à la vitesse de leurs mouvements.

Ah ! où étaient-ils ces anciens camps,ces villes de bois et de paille bien alignées, avec leurs ruesgrandes ou petites, le tout maintenu dans une excessive propreté. Àprésent nous ne connaîtrions plus que les nuits à la belle étoile,sous un froid qui était souvent assez vif, bien que nous fussionsen mai.

Le découragement commençait à se mettre dansnos rangs, et quelques désertions ne tardèrent pas à seproduire.

Nos officiers nous réunirent un beau matin, etl’un d’eux nous lut un ordre du jour dans lequel il était ditque : « tout soldat qui abandonnerait la colonne seraitrecherché aussitôt et passé par les armes ».

La discipline devenait de jour en jour plussévère, car on craignait les défections en masse comme cela s’étaitdéjà produit en 1811.

Les soldats ne demandaient qu’à livrerbataille, et l’inaction dans laquelle ils étaient tenus lesénervait à tel point qu’ils étaient de plus en plus difficiles àconduire.

Certains régiments dont les officiers étaientjustes et bienveillants obéissaient encore, mais d’autres, menéspar des sabreurs qui traitaient leurs hommes comme des chiens,commençaient à murmurer.

Nous voulions tous savoir où nous allions, etpersonne ne pouvait nous renseigner. J’ai su plus tard qu’au momentoù nous nous dirigions vers l’est, une conférence avait lieu àDresde entre Napoléon, l’empereur d’Autriche et le roi dePrusse.

……  …  …  …  … . .

Nous avancions toujours.

Maintenant nous étions en Allemagne.L’Empereur nous précédait. De Dresde, il avait traversé l’Oder àGlogau, et avait gagné Dantzig, ville dont il avait fait augmenterles fortifications et qui devait lui servir de principal dépôt pourl’expédition qu’il allait entreprendre. Les différents corps quicomposaient l’armée avaient reçu l’ordre de se porter vers lafrontière de Russie.

La vieille Prusse où passa la plus grandepartie de l’armée fut aussi durement traitée qu’un pays ennemi.Indépendamment des réquisitions qu’on y leva, le manque de magasinsforça les corps d’armée, qui tous maintenant marchaient en masse, àvivre en partie de maraude, dont on sait que le pillage est unesuite ordinaire.

Avant d’atteindre le Niémen, chaque régiments’était procuré par violence des troupeaux et des voitures chargéesde vivres.

L’Empereur était déjà au hameau de Nogariskysitué à droite de la route de Kovno, à une lieue et demie de cetteville. Les hostilités allaient commencer. Les corps de Davout,Oudinot et Murat étaient campés à peu de distance du Niémen, demanière toutefois à ne pas être aperçus de la rive droite. C’étaitDavout qui devait le premier passer le fleuve ; la Gardeoccupait les hauteurs de Nogarisky ; Ney celles de Pilony.

Napoléon avait gardé un secret si profond surses desseins, et avait marché avec une telle rapidité que leshabitants des rives du Niémen furent surpris de son arrivée. LesRusses n’étaient pas mieux informés. La guerre leur semblaitinévitable, mais ils croyaient que l’Empereur la déclarerait avantde commencer les hostilités.

Nous appartenions au corps Delzons et nousnous dirigions à marches forcées sur Vilna.

La route que nous suivions depuis Kovno esttrès sauvage, et bordée de bois. Les chemins généralement mauvaisdans un pays marécageux suffisent aux besoins des habitants parceque l’hiver on y voyage en traîneau et l’été sur des voitureslégères ; mais pendant le dégel ils sont à peu prèsimpraticables. Tous les corps en marche eurent beaucoup à souffrirdu mauvais état du terrain. Quantité de chevaux périrent. Quelquessoldats succombèrent aussi. Nous souhaitions tous le combat,espérant que si la victoire nous était favorable, nous pourrionsenfin nous ravitailler et nous reposer dans quelque ville.

Un matin, après une marche épuisante, lesergent Rebattel nous dit en faisant pirouetter sonsabre :

– Conscrits, le moment est arrivé. Vous allezbientôt entendre bourdonner les abeilles et sentir au-dessus de vostêtes le vent des boulets… Tâchez de vous distinguer, carl’Empereur aura l’œil sur vous…

L’Empereur !… on nous annonçait toujoursqu’il était dans les parages où nous nous trouvions, et jamais onne le voyait. Nous avions déjà aperçu les généraux Murat, Davout,Macdonald, mais l’Empereur ne s’était pas encore montré, et celaétonnait beaucoup d’entre nous qui se figuraient qu’à l’heure de labataille il devait se tenir à la tête de ses troupes.

Le soir, les deux armées, séparées par laLuczissa, bivouaquèrent en présence. Eugène et Ney étaient enpremière ligne. On s’attendait à une sanglante bataille, mais aumatin les Russes avaient disparu.

Ce ne fut que le 13 juillet, aux environs deKliastitza que mon régiment reçut le baptême du feu.

Le grand calme de la campagne fut soudaintroublé par des grondements qui ressemblaient à des coups detonnerre, et l’air s’emplit de fumée.

L’action commençait.

Je remarquai que le bruit du canon provoquaitchez certains de mes camarades un mal étrange se traduisant par uneviolente colique qui les forçait à s’accroupir un moment dans laplaine…

Jusqu’alors le tir de l’artillerie, beaucouptrop court, n’arrivait pas jusqu’à nous, mais bientôt il s’allongeaet ce fut un épouvantable concert.

Les boulets passaient parfois au-dessus denous, et instinctivement nous courbions la tête.

– J’en vois qui saluent, s’écria Rebattel…Retenez bien, bougres de trembleurs, que le soldat doit toujoursregarder le feu le front haut…

Et ce disant, il se dressait de toute sahauteur, aussi calme que s’il eût été dans la cour de la caserne,en train de faire manœuvrer les recrues.

C’était un rude homme que le sergent Rebattel,et si nous l’avions parfois trouvé un peu ridicule, aujourd’hui ilnous émerveillait, et nous nous efforcions de régler notre attitudesur la sienne.

Jusqu’alors aucun projectile ne s’était abattusur nous, quand, tout à coup, il y eut un sifflement suivi d’unevive confusion dans nos rangs. Trois soldats avaient roulé sur lesol où ils se débattaient en hurlant… Un autre, près de moi, setenait le bras et nous regardait, avec de grands yeux vagues où ily avait de la douleur et de l’effroi…

Plusieurs d’entre nous étaient pâles, maisfaisaient malgré tout bonne contenance…

On a beau être courageux, quand on voit pourla première fois tomber autour de soi des camarades, qu’on lesentend se plaindre en se traînant dans une mare sanglante, on sentun frisson vous courir le long des reins, et on se serreinstinctivement l’un contre l’autre, comme si l’on espérait, enfaisant masse, mieux résister à la mitraille… On ne se dit pas quece groupement offre plus de prise au boulet qui arrive déjàpeut-être, et l’on continue à se « tasser » comme desmoutons qu’effraie l’orage.

Ce qui rendait notre situation terrible, c’estque nous demeurions là, l’arme au pied, attendant des ordres qui nevenaient pas… Au loin on se battait ; la cavalerie de Muratchargeait les Russes sur la droite ; à gauche, deux régimentsétaient toujours engagés, mais notre compagnie que l’on réservaitsans doute pour une action décisive marquait le pas dans la boue, àcôté d’un bataillon de voltigeurs dont nous apercevions les shakosderrière un long remblai que les projectiles émiettaient parinstants.

– Qu’est-ce qu’on fait là ? demanda unhomme.

– On se repose, répondit Rebattel… De quoidonc que tu te plains, conscrit ?…

Un nouveau boulet faucha de flanc toute uneligne d’hommes. Un lieutenant eut les deux jambes emportées. À côtéde lui notre capitaine, qui venait tranquillement d’allumer sapipe, fronça le sourcil et, menaçant du poing les lignes ennemies,laissa tomber ces mots :

– Salauds ! vous allez voir ça tout àl’heure !

Il se pencha vers le lieutenant et, aidé d’unsoldat, le porta jusqu’au remblai où il l’adossa.

– J’en étais sûr, balbutia le blessé d’unevoix éteinte… J’étais marqué… adieu, camarades !…

Sa tête retomba en avant, et il ne bougeaplus…

– Qu’on le porte à l’ambulance, dit lecapitaine…

Comme deux hommes s’apprêtaient à le soulever,le pauvre lieutenant murmura :

–Inutile… c’est fini !… Je veux rester avec vous.

Le sang coulait à flots de ses blessures, maisl’officier ne laissait échapper aucune plainte… Il s’appelaitPostel… c’était un vieux de la vieille qui se battait depuisFleuras. Nous l’aimions, car il était très doux et ne noustracassait jamais. Au repos, on le voyait toujours un livre à lamain, et certains disaient qu’il s’instruisait pour obtenir un jourun haut grade.

Quant à notre capitaine, le père« Cassoulet », comme on l’appelait – je ne sais pourquoi– c’était le type de l’officier bon vivant, dont les misères et lesprivations n’arrivaient point à altérer la belle humeur. Ilplaisantait sans cesse, traitait ses hommes en égaux, mais savaitcependant « garder ses distances ».

Rebattel, qui avait assez mauvaise langue,prétendait que le père « Cassoulet » avait toujours danssa cantine un flacon de schnaps, mais qu’il buvait seul, et secachait pour « s’humecter la plaque de four ». C’était,en tous cas, un fumeur enragé. On ne le voyait jamais que la pipe àla bouche, une petite pipe en bois qu’il avait baptisée« Adélaïde ». Il y tenait comme à sa croix, et ne laquittait que pour dormir.

Les projectiles continuaient de pleuvoir, maisils passaient maintenant au-dessus de nous. Les Russes avaientallongé leur tir, et contrebattaient avec vigueur notre artillerieinstallée à un quart de lieue, devant un ravin.

Là-bas, la bataille faisait rage ; maisla fumée qui formait dans la plaine un épais brouillard nousmasquait le mouvement des troupes. L’ennemi défendait ses positionsavec vigueur ; il paraît qu’on cherchait à l’entourer, maisdeux charges conduites par Murat n’avaient pas réussi, et bientôton fit appel aux cavaliers polonais. Pendant ce temps, Davoutenvoyait l’ordre à deux régiments, qui étaient en échelons, devenir le joindre et forçait enfin les Russes à abandonner leurposition.

Notre régiment demeurait toujours en réserve.Ce ne fut qu’à la nuit que nous avançâmes. Devant nous, le terrainétait déblayé.

Les Russes battaient en retraite.

– Ça sera pas encore pour ce coup-ci,conscrits, nous dit le sergent Rebattel… mais consolez-vous. Avantpeu vous pourrez piquer dans le tas…

Notre pauvre lieutenant vivait toujours malgréses horribles blessures. Des brancardiers le relevèrent et letransportèrent à l’ambulance, pendant que nous allions de l’avant.Les autres blessés furent aussi emportés. Ils étaient au nombre detrente-deux… Quant aux morts, nous en comptâmes vingt-trois… Notrepauvre compagnie avait été, on le voit, assez éprouvée, bienqu’elle n’eût pas pris part à l’action.

Nous avions reçu le baptême du feu et jementirais en disant que mon cœur n’avait pas battu plus fort qued’habitude.

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