Le Sergent Bucaille

Chapitre 2

 

Le lendemain, après la revue des conscrits, jeme trouvais, comme convenu, devant la grand’porte de lacaserne.

Rebattel arriva bientôt.

Il avait fait toilette, c’est-à-dire qu’ilavait astiqué ferme les boutons de sa capote, son hausse-col,l’aigle de son shako et le fourreau de son sabre. Quant à sonuniforme, il l’avait lavé sans parvenir à en enlever les taches.Ses bottes bien cirées laissaient apercevoir par de nombreux trousla peau de ses pieds qui semblaient moins nets que sonfourniment.

Il m’inspecta d’un coup d’œil, tira ma capotequi plissait un peu dans le dos, rajusta mon col et donna d’un tourde main une position verticale à mon shako qui penchait un peu surla droite.

– Tu comprends, me dit-il, faut pas avoirl’air d’un cascadeur, le maréchal n’aime pas ça…

Il se mit au garde à vous, m’ordonna d’enfaire autant, et nous demeurâmes sur place, raides comme deuxsoldats de bois.

Une batterie de tambours à laquelle succédaune rapide sonnerie de clairons annonçait que la revue étaitterminée.

Le factionnaire de garde à la porte, étonné denous voir ainsi la main dans le rang, risqua une plaisanterie queRebattel prit fort mal. Il remit vertement le soldat à sa place, etcomme l’autre ripostait, il lui cloua le bec par cette simplephrase : « Ceux qui n’ont pas fait la retraite de Russien’ont pas le droit d’élever la voix. »

Bientôt le maréchal Ney parut. C’était unhomme de haute taille, solidement bâti, à la figure bon enfant, àla démarche un peu lourde. Il était loin d’arborer, comme Murat, ununiforme éblouissant. Un ample manteau gris bleu, un bicornequelque peu défraîchi, des bottes à revers en cuir gras surlesquelles battait un grand sabre recourbé, telle était sa tenue.Quand son manteau s’ouvrait, au hasard de la marche, on apercevaitun habit sombre et une culotte de nankin moulant d’énormes cuisses.Il était accompagné d’un colonel de hussards qui semblait un enfantà côté de lui.

Dès qu’il franchit la porte de la caserne,Rebattel avança de trois pas, salua d’un geste automatique etprononça d’une voix que faisait trembler l’émotion :

– Mon… sieur le maré… chal !…

Le maréchal le regarda en souriant, ledétailla d’un coup d’œil et lui dit :

– Qu’y a-t-il, mon ami… uneréclamation ?

– Non… monsieur le maréchal, veuillezm’excuser si…

– Tu es tout excusé, parle…

– Monsieur le maréchal, si c’était un effet devotre bonté. Je voudrais… pardon, je désirerais entrer dans laGarde… et le caporal que voilà serait heureux, lui aussi, d’obtenirla même faveur, grâce à votre haute bienveillance que… je… que nousconnaissons tous, vu que… dans différentes circonstances dont…auxquelles… nous avons pu apprécier…

Le malheureux sergent bafouillait, il étaitrouge, roulait de gros yeux, cherchant la phrase qui ne venaitpas.

Le maréchal, qui vit son embarras, lui frappafamilièrement sur l’épaule :

– Tu reviens de là-bas, dit-il, je tereconnais… il ne doit plus en rester beaucoup de ton pauvre48e.

– Nous sommes encore vingt-deux, monsieur lemaréchal…

Ney hocha tristement la tête, et se tournavers le colonel qui l’accompagnait, en murmurant :

– Les pauvres enfants !

Et s’adressant à Rebattel :

– Tu tiens beaucoup à entrer dans laGarde ?

– Oui, monsieur le maréchal…

– C’est entendu… adresse-moi une demande… jel’appuierai auprès de l’Empereur…

– Nous sommes deux, monsieur le maréchal… lecaporal ici présent, que j’en réponds comme de moi-même, voudraitaussi permuter… Il était là-bas… avec moi… et je vous garantisqu’il les a houspillés ferme ces sacrés Cosaques… même qu’on l’anommé caporal après l’affaire de Vitebsk… qui… vous savez… que… çachauffait dur…

– C’est bien… adressez-moi une demande tousles deux…

– Merci, monsieur le maréchal… fit Rebattel,en saluant, les talons joints…

Ney eut un sourire, et nous l’entendîmes quidisait au colonel : « N’est-ce pas qu’ils sont beaux, mesgrognards ? »

Quand il se fut éloigné, le sergentm’entraîna :

– L’affaire est dans le sac… Tu as vu… il m’abien reconnu, le maréchal… Parbleu ! ce n’est pas la premièrefois qu’il me voit… S’il ne m’en a pas dit plus long, c’est à causede toi… mais si j’avais été seul… Enfin, ça va… nous échangeronsbientôt notre « marmite » contre le bonnet à poil…J’avoue que ça m’ennuiera bien un peu de quitter notre bon48e, mais il existe si peu maintenant… avant un mois, cesera un nouveau régiment, un régiment neuf où nous ne connaîtronspresque personne… Je m’occuperai aussi de la Finette… et je verraià la faire, elle aussi, entrer dans la Garde… comme ça, nous nousretrouverons tous ensemble… Dommage que Martinvast se soit laisséglisser, il aurait fait un beau grenadier, l’animal, avec ses cinqpieds six pouces…

Rebattel aimait à se donner des airsprotecteurs. Il ne connaissait pas plus que moi le maréchal Ney,mais il finit, après cette brève entrevue, par se figurer que leduc d’Elchingen le tenait en haute estime, et qu’il l’avait àdiverses reprises remarqué sur le champ de bataille.

Je n’eus garde de le désillusionner.

– Maintenant, c’est pas tout ça, dit Rebattel…faudrait voir à écrire nos demandes… nous tâcherons de bien tournerça, pour qu’on voie que nous ne sommes pas des coïons…

Nous achetâmes aux environs de la caserne dupapier blanc, des enveloppes, de l’encre et des plumes d’oie, etallâmes nous installer dans un cabaret de la rue de Saxe, voisinedu Champ de Mars.

Là, nous nous assîmes, après avoir commandé unflacon de bourgogne, et Rebattel qui n’avait jamais voulu avouerqu’il ne savait pas écrire, me dit, après avoir étalé une feuilleblanche sur la table :

– Passe-moi une plume.

Quand il l’eut entre les mains, il réfléchitun instant, puis se pencha sur le papier, mais s’écria avec ungeste de colère :

– N. de D. !… mes sacrés yeux !…toujours mes sacrés yeux ! je croyais que ça se remettrait,mais depuis Marengo où que j’ai eu quasiment la vue brûlée, je voistrouble… Prends la plume, mon fils, et écris pour moi… maisattention, hein ? faudrait pas que ta demande et la mienne, çasoye la même écriture… Ah ! quel malheur que je n’y voie pasassez… Attends que j’essaye encore un coup… eh bien, non… y a pasmoyen ! ça va de mal en pis… pourvu que ça ne s’aggrave pas…manquerait plus qu’une fois dans la Garde j’y voie plus assez pourpiquer dans l’tas…

J’avais l’air d’ajouter foi à ce qu’ildisait ; je crus même devoir le plaindre.

Cette petite comédie dura quelques instants,puis je m’apprêtai à écrire :

– Oh !… fit le sergent, pas si vite… fautd’abord savoir ce que nous allons dire… inutile de gâcher dupapier… Voyons… c’est à l’Empereur que nous nous adressons… Commentque tu crois qu’on devrait l’appeler ? Sire ou SaMajesté ?

– À mon avis, c’est Sire qu’il fautmettre…

– C’est pas un peu sec… si on disait parexemple…

Il réfléchit, puis ne trouvant rien :

– Va pour Sire, dit-il… Tu crois que c’estassez respectueux ?

– C’est la formule ordinaire des suppliques etdes demandes…

– Eh bien, vas-y…

– Ça y est.

– Bon… à présent, tu sais ce qu’il fautmettre ?

– Ma foi oui : « Sire, j’ail’honneur de solliciter de votre haute bienveillance…

– Parfait… oui… tu y es… votre hautebienveillance, c’est ce que j’aurais mis… C’est toujours ainsi queje commençais autrefois, quand j’avais de bons yeux comme toi…Donc… continue.

– La faveur d’être admis…

– Oui… c’est correct… mais faut bien« espécifier », dans quel régiment de la Garde nousvoulons entrer…

– N’avez-vous pas parlé des grenadiers de laGarde ?

– Oui… je crois qu’il n’y a pas mieux,n’est-ce pas ?… Nous ne pouvons songer à la cavalerie…d’ailleurs, moi, j’ai la cavalerie en horreur… Un soldat ne doitavoir qu’à s’occuper de ses armes et de sa personne… s’il fautencore qu’il s’occupe de son cheval, il est obligé de négliger lereste… Écris : « d’être admis dans les grenadiers de laGarde ».

Et Rebattel se pencha vers moi, comme s’ilvoulait s’assurer que je ne commettais pas d’erreur…

Aussitôt que la demande fut écrite, je la luilus, et il se déclara satisfait.

– Maintenant, dit-il, à toi… et tâche de faireune autre écriture…

– Soyez tranquille.

Lorsque j’eus terminé il compara les deuxdemandes, en fronçant le sourcil, puis laissa tomber cesmots :

– Les deux « coligraphies » sontbien dissemblables. L’Empereur n’y verra que du feu.

Je glissai les deux feuilles sous enveloppe,et écrivis de ma plus belle main, en modifiant toutefois monécriture : « À Sa Majesté l’Empereur, en son palais desTuileries ».

Rebattel s’empara des enveloppes et ne leslâcha plus. Quand nous fûmes dehors, il les tint ostensiblement àla main, et aux camarades qu’il rencontrait, il disaitinvariablement : « Je viens d’écrire àl’Empereur… »

Un peu avant de rentrer à la caserne, nousrencontrâmes un ancien caporal que connaissait Rebattel… Ils’appelait Ravignac, et venait tout récemment d’entrer dans laGarde. Il arborait avec orgueil un bel uniforme tout neuf, etmarchait avec dignité, comme s’il eût porté le Saint-Sacrement.C’était un superbe gaillard qui, avec son bonnet à poil, semblaitd’une taille gigantesque.

– Mes compliments, lui dit Rebattel !… tev’là joliment bien tourné… De loin, j’te prenais pour un officier…Tu ne m’avais pas dit que tu avais l’intention de lâcher le3e voltigeurs ». Et c’est dur d’entrer dans laGarde ?

– Oui… assez… faut des protections… Si le cœurt’en dit, j’peux te recommander au colonel de Moronval…

– J’ai mieux que ça, répondit Rebattel !…On n’a pas fait la campagne de Russie sans se créer quelquesrelations…

– C’est vrai, tu reviens de chez les Cosaques…paraît que ça a chauffé là-bas…

– Pas en revenant, à coup sûr… si t’avais eucomme nous dix-huit degrés « sensigrades » sur le dos,t’en aurais fait une tête, mon vieux Ravignac…

– J’ai vu autant que ça ?

– Et où donc ?

– En Autriche…

Rebattel eut un sourire indulgent :

– Tu dois te tromper, dit-il… jamais enAutriche vous n’avez eu vingt-huit degrés… comme nous…

– Tiens, tu disais dix-huit…

– La langue m’a fourché… C’est vingt-huitqu’on a eus… et y a même une semaine où qu’il a fait trente-huit…ma moustache était comme un glaçon, et j’avais les pieds que je neles sentais plus… demande plutôt au caporal qu’est avec moi, ilpourra te le dire…

– Parfaitement, appuyai-je, le sergent araison…

Ravignac n’insista plus. Il prêtait d’ailleurspeu d’attention à ce que nous lui disions, occupé qu’il était àfrotter une tache qu’il venait de remarquer sur sa manche.

Rebattel lui frappa sur l’épaule :

– Et alors, fit-il, c’est tout ce que t’as ànous dire… j’croyais que dans la Garde on arrosait aussi sabienvenue…

– Si tu veux, répondit Ravignac… j’suis pasencore à un sit nomen près… venez…

Et il nous entraîna, rue de Babylone, dans undébit de vins où il semblait fort connu. Dès que nous entrâmes, uncaporal de voltigeurs se leva et vint lui serrer la main…

Ravignac nous le présenta, et nous nousattablâmes, tous quatre, devant un flacon de vin vieux…

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer