Le Sergent Bucaille

Chapitre 15

 

Cinq jours après, nous arrivions à Avesnes.Les autres corps d’armée étaient en marche versPhilippeville[12].

L’ennemi n’était pas très loin. Wellington àla tête de cent dix mille hommes, avait établi son quartier généralà Bruxelles. Blücher était à Namur. Ses cantonnements occupaientles environs de Huy, Charleroi et Fleurus.

Napoléon, renseigné sur les positions des deuxgénéraux, avait calculé qu’il leur faudrait au moins deux jourspour opérer leur jonction, et il avait résolu de les attaquerséparément. Il devait réussir, et le 14 au soir, Blücher allaitêtre surpris, quand le général de Bourmont qui commandait unedivision du quatrième corps passa à l’ennemi avec le colonel dugénie Clouet et le chef d’escadron Villoutrey, écuyer del’Empereur.

Qui eût pu supposer chose semblable de la partdu général de Bourmont qui avait fait la campagne de Russie, celled’Allemagne, et qui, en 1811, au combat de Nogent avait, par savaleur, mérité le grade de général de division !

Pauvre Empereur ! Au moment où il auraiteu besoin de tous ses officiers, voilà qu’il était déjà trahi partrois d’entre eux !

Blücher, sur qui nous devions tomber àl’improviste, se trouva ainsi prévenu par ces transfuges, et sehâta de se rapprocher de l’armée anglaise, ce qui obligea Napoléonà modifier son plan d’attaque.

Nous marchions sur Charleroi avec l’Empereur,tandis que le général Pajol qui formait l’avant-garde nousprécédait avec Vandamme.

Le 15 nous campâmes dans une vaste plaineentre les deux armées ennemies que nous avions surprises, et dontnous gênions les communications.

Je retrouvai ce soir-là la Finette qui nousavait suivis, car on sait que la brave femme accompagnait toujoursles soldats jusque sur le champ de bataille.

Elle me reconnut à la lueur du falot suspenduà l’avant de sa voiture :

– Approche un peu, Bucaille, me dit-elle. Etelle me tendit un verre d’eau-de-vie. Comme d’autres s’étaientprécipités et réclamaient aussi leur part, elle leur dit :

– Chacun son tour, les enfants !… D’abordceux qui ont fait la campagne de Russie, les autres viendrontaprès…

Pour elle, les vétérans et ceux de Moscouétaient sacrés ; et elle estimait qu’ils devaient passer avantles autres.

Je lui présentai Manjoux qu’elle accueillitfort bien quand elle apprit qu’il avait enlevé un drapeau auxAutrichiens…

La distribution terminée (car la cantinièren’entendait pas verser à boire à d’autres que ceux du 2egrenadiers) elle me fit monter dans sa voiture avec Manjoux, etnous donna à chacun une tranche de pain beurré.

La plaine était obscure ; on n’apercevaitçà et là que quelques maigres falots qui répandaient une lueurterne à travers les lambeaux d’étoffe dont on les avait entourés.L’ennemi ignorait encore notre présence, il ne fallait pas qu’ilpût se douter que nous étions là.

– Tu vois, me dit la Finette… ça commence mal…Le pauvre Empereur, il aura bien de la peine à s’en tirer !…Paraît qu’il a encore été trahi.

– Oh ! ça n’a pas d’importance, réponditManjoux… ce n’est pas parce que deux ou trois incapables l’ontabandonné qu’il va perdre la partie… Il s’en tirera, vousverrez.

La Finette ne semblait pas convaincue. Elleavait de mauvais pressentiments, comme elle disait, et nous racontaun rêve qu’elle avait fait, la nuit précédente, pendant qu’elledormait dans sa roulotte. Elle avait vu l’Empereur entouré d’ungrand cercle de feu… Il était tête nue, sans épée, et l’aiglegisait, brisée, à ses pieds. Autour de lui, il n’y avait que desmorts, et encore des morts… Il était seul… et le cercle de feuavançait toujours.

– Bah ! fit Manjoux, s’il fallait croireaux rêves, on n’en finirait plus. Tenez, moi qui vous parle, j’aibien rêvé plus de dix fois que j’étais mort, et vous voyez, je suisencore là… Pour moi, les rêves, c’est de la blague… Si on pense àune chose dans la journée, il arrive qu’on y songe encore endormant…

La Finette secoua la tête d’un airentendu :

– Y a des choses, dit-elle, que nous necomprenons pas… Personne ne peut expliquer ça… Quand Théophile, monpauvre mari, est mort à Iéna, eh bien, la veille, j’avais étéavertie par un songe… Et vous savez bien, vous autres, que souvent,dans la nuit qui précède une bataille, y a des hommes qui voientdéjà la mort… Et ceux qui l’ont vue, qui ont été marqués par Elle,ne vivent pas vingt-quatre heures… C’est des faits prouvés, ça…

Nous nous gardâmes bien de contredire la bravefemme. Ce qu’elle racontait, nous avions d’ailleurs pu le constaterplusieurs fois, mais nous ne pouvions en tirer une précision.

– Bah ! fit Manjoux, si on doit y rester…un peu plus tôt, un peu plus tard, ça n’a pas d’importance… J’avouecependant que ça m’ennuierait joliment de passer de l’autre côté,avant de savoir le résultat de la grande affaire qui seprépare…

– Moi aussi, dis-je… Enfin, ne nous lamentonspas d’avance… Allons nous coucher…

– Oui, fit Manjoux, car demain, m’est avisqu’il y aura de « l’ognon ».

Nous prîmes congé de la cantinière etretournâmes au bivouac de notre compagnie. Nos camarades dormaientdéjà roulés dans leurs capotes.

– Ah ! vous voilà, vous, fit une voixrude… Je croyais que vous aviez déserté.

Celui qui nous parlait était le lieutenantGérard, la bête noire de Manjoux.

– Y a jamais eu de déserteurs dans ma famille,grommela ce dernier.

– Ni dans la mienne non plus, répondis-je…

Nous nous étendîmes sur le sol.

– Oh ! me dit Manjoux à voix basse, quelplaisir j’aurais à lui trouer la peau…

– Calme-toi, lui dis-je…

– Je suis calme, crois-le bien… mais je n’airien oublié…

Le lieutenant était couché à quelques pas denous. Un silence effrayant planait sur le camp. Tout à coup, unhomme se dressa, marmotta quelques paroles, puis se rendormit. Bienque nous fussions en juin, la nuit était fraîche, car il avait plula veille. Je ne parvenais pas à fermer les yeux… Manjoux non plusn’arrivait pas à dormir. Ce que nous avait dit la Finette, nousavait un peu troublés. On a beau ne pas être superstitieux, quandon vit continuellement dans le voisinage de la mort, on finit paravoir de sombres pressentiments. Enfin, la fatigue nous terrassa,et nous nous endormîmes.

Nous fûmes peu après réveillés par unépouvantable vacarme. Les hommes s’étaient levés, avaient sauté surleurs armes, et couraient dans toutes les directions croyant à uneattaque. Il fallut toute l’autorité et tout le sang-froid desofficiers pour rétablir le calme. La panique avait été provoquéepar un incident ridicule. Deux chevaux qui étaient parvenus à sedétacher de leurs piquets parcouraient le camp au grand galop.Surpris dans leur sommeil, les hommes s’étaient imaginé que c’étaitune charge qui arrivait. J’avais déjà été témoin à Châlons d’unepanique semblable. Une nuit que nous étions campés aux environs dela ville, un officier s’avisa pour chasser les puces dont sacouverture était remplie de l’étendre sur une corde et de frapperdessus à coups de bâton, ce qui produisait un bruit assez semblableà une fusillade lointaine… Les soldats, réveillés en plein sommeil,après deux terribles journées de bataille, se dispersèrent danstoutes les directions, et on parvint difficilement à lesrallier.

Ces exemples de panique ne sont pas rares.Quand le soldat est au repos, et que ses nerfs surexcités par derécents combats commencent à se calmer, si un incident du genre deceux dont je viens de parler se produit, les pires complicationssont à craindre.

……  …  …  …  … . .

Le lendemain, nous franchissions la Sambre, àla suite de l’Empereur. On disait que Blücher voulait livrer labataille, et que Wellington s’apprêtait à occuper la position desQuatre-Bras.

Dès que Napoléon eut été renseigné par unofficier de lanciers qui revenait d’une reconnaissance, il envoyaau maréchal Ney l’ordre de s’avancer sur l’aile gauche et decontenir les troupes venant de Bruxelles, pendant que luimarcherait sur Fleurus.

Nous voyions à chaque instant passer etrepasser des officiers d’état-major à cheval, et peu après descavaliers et des fantassins se mettaient en route.

– Ça se prépare, me dit Manjoux… quand il y aun tel mouvement autour de la tente de l’Empereur, c’est quel’orage va éclater… Un officier de voltigeurs prétendait hier quenous allons avoir en face de nous une armée formidable, avec despièces de canons en veux-tu en voilà… mais faut pas s’émouvoir deça… C’est souvent qu’on nous a dit que l’ennemi nous étaitsupérieur en nombre et chaque fois on l’a culbuté… C’est,paraît-il, les Prussiens que nous allons avoir en face de nous, ehbien, ce sont de vieilles connaissances, et nous les battrons unefois de plus…

Manjoux ne doutait pas de la victoire, maisune conversation que j’avais surprise, quelques heures auparavant,entre le général Flahaut et un de ses officiers ne laissait pas dem’inquiéter. Le général avait dit : « Nous tâcherons detenir, mais nous n’avons que deux cents pièces d’artillerie,l’ennemi dispose de près de trois cents, et peut nous opposerenviron cent mille hommes. »

Manjoux à qui je rapportai ce propos ne fitqu’en rire :

– Les pièces de canon, dit-il, nous netarderons pas à les faire taire… avec quelques bonnes charges decavalerie, et les canonniers f… le camp comme à Bautzen… Tout àl’heure, je voyais passer l’Empereur… il était calme et souriant…Sûrement qu’il a de quoi parer la botte, sans ça il ne serait passi tranquille… Cet homme-là, il a la tactique dans le sang, et toutce que peuvent préparer les Blücher, les Wellington et autres, ils’en moque, car il est sûr de son affaire… Il vous prend une carte,marque au crayon l’emplacement des troupes ennemies, voit commentil peut les surprendre ou les tourner, et lance ses soldats sur lespoints qu’il a désignés d’avance… Si l’ennemi se déplace, s’il faitun à-droite ou un à-gauche, l’Empereur a prévu le coup, et n’estjamais surpris. Ce qu’il faut, par exemple, c’est que ses générauxne lambinent pas et exécutent ses ordres avec la rapidité de lafoudre… Autrefois, pour ces attaques brusquées, Murat, Masséna etMacdonald étaient bons… Espérons qu’aujourd’hui Kellermann etMilhau, avec leurs cuirassiers et la grosse cavalerie de la Garde,Ney, avec ses grognards, ne se laisseront pas damer le pion par cescochons d’alliés… Tu vas voir… Moi, j’ai hâte que la dansecommence…

Manjoux, on le voit, arrangeait les choses àsa façon ; ce qu’il disait était évidemment très sensé, maisil avait compté sans les circonstances et cette série de menusincidents qui compromettent parfois les plus habilescombinaisons.

Vers le milieu de l’après-midi, l’Empereur,persuadé que Ney avait exécuté les ordres qu’il lui avait transmispar l’intermédiaire du général Flahaut, s’était mis en marche. Nousarrivâmes à proximité de Ligny où un terrible combat s’engageait.Nous parvînmes à nous emparer de ce village, l’ennemi le reprit,nous le lui enlevâmes et les Prussiens commençaient à faiblir,quand on annonça qu’une colonne de trente mille hommes s’avançaitsur Fleurus. On sut peu après que cette colonne était celle ducomte d’Erlon. Alors, l’ordre de marcher en avant nous est donné denouveau. Un ravin s’ouvre devant nous. Nous le passons appuyés parles cuirassiers de Milhau. Nous nous élançons à la baïonnette surles réserves de l’ennemi, et le centre de sa ligne esttraversé.

Blücher, se voyant ainsi entamé, arrive pournous arrêter, mais sa cavalerie est culbutée et lui-même, enveloppédans une terrible charge de nos cuirassiers, est renversé de chevalet demeure sur le champ de bataille, confondu avec les morts et lesblessés. Il parvint cependant, à la faveur de la nuit, à s’enfuir,tout meurtri par les sabots des chevaux…

Notre régiment avait vaillamment combattu etle 2e grenadiers se trouvait une fois encoreterriblement éprouvé. J’avais eu la chance de ne pas être blessé,bien que j’eusse, je puis le dire, vigoureusement payé de mapersonne, mais mon pauvre Manjoux était parmi les morts avec lelieutenant Gérard, son mortel ennemi.

Tous deux avaient voulu rivaliser de courageet s’emparer d’un drapeau ennemi. Manjoux était parvenu à en saisirun, Gérard le lui avait enlevé des mains et, pendant qu’ils se ledisputaient, l’ennemi les avait criblés de coups de sabre et debaïonnette.

Ils étaient tombés l’un à côté del’autre ; Manjoux tenait encore dans ses mains crispées unfragment de hampe et le lieutenant un morceau d’étoffe toutefroissée…

La rivalité qui existait entre ces deux hommess’était éteinte avec la mort…

Pauvre Manjoux !… Il avait l’âme d’unhéros, celui-là !

Sa disparition m’affligea profondément et,pour la seconde fois, je me trouvai sans un ami, mais je n’eusguère le temps de m’abandonner à la douleur, car l’action quis’était un peu ralentie, après l’affaire de Ligny, reprit de plusbelle. Une division de l’armée ennemie s’était portée sur lesQuatre-Bras ; des troupes anglaises arrivaient sur leschaussées de Nivelles et de Bruxelles. Wellington, qui venaitd’apprendre notre victoire de Ligny, commençait cependant àcéder.

L’Empereur était maintenant à la ferme desQuatre-Bras et, sous une pluie battante, canonnait l’artillerieanglaise. Nous attendions toujours le maréchal Ney. Il parut enfin.À six heures du soir, le mouvement de retraite qu’avait commencé àesquisser l’ennemi se ralentit, mais l’on ne tarda pas à apprendreque de nouveaux renforts lui étaient arrivés. Il était trop tardpour attaquer. L’Empereur nous fit prendre position en avant dePlanchenoit et établit son quartier général à deux mille quatrecents toises du Mont-Saint-Jean.

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