Le Sergent Bucaille

Chapitre 3

 

Comme tous les gens du Midi, Ravignac avait lalangue bien pendue…

Tout en continuant de frotter la maudite tachequi s’obstinait à ne pas disparaître, il nous parlait de sonnouveau régiment qui avait été, la veille, présenté à l’Empereur,dans la cour des Tuileries, et nous nommait tous les officiers quiétaient là… À l’entendre, il n’y avait jamais eu pareilenthousiasme à aucune revue. L’Empereur avait fait une distributionde croix, et la foule massée aux abords des Tuileries poussait desvivats formidables.

– Le peuple était content de revoirl’Empereur, dit-il, vous comprenez… après l’affaire… et lesmauvaises nouvelles qui nous arrivaient de Russie.

– Oui, fit le caporal de voltigeurs, nousavions fini, nous aussi, par croire qu’il était mort… Tout le mondele disait déjà… et s’en est fallu de peu qu’en revenant il netrouve sa place prise… Ah ! c’est pas pour dire, mais legénéral Mallet avait joliment manœuvré…

– C’était un traître, s’écria Ravignac, et iln’a eu que ce qu’il méritait…

– Bien sûr… mais c’était quand même un brave…dommage qu’il ait mal tourné… oui… c’était un brave…

– C’est vrai, t’en sais quelque chose.

– Oui, malheureusement, je faisais partie dupeloton d’exécution comme vétéran… Jusqu’au dernier moment, j’aicru que je ne serais pas désigné, mais je suis tombé au sort… Fautvous dire que personne ne s’était présenté quand on avait demandédes volontaires, alors l’adjudant Laborde a fait mettre cinquantenoms dans un shako…

– Oui, fit Ravignac, c’est dur quand même detirer sur un général, un ancien commandant à l’armée du Rhin et àl’armée d’Italie…

Le sort m’avait désigné, continua le caporalde voltigeurs, fallait obéir, s’pas ?

– Il est bien mort à ce qu’on dit ?

– Pour ça oui… Ah ! tant que je vivrai,je me rappellerai cette exécution-là… C’était le 29 octobre…j’oublierai jamais la date… Il tombait une petite pluie fine… Onnous avait dirigés, dès deux heures de l’après-midi, sur la plainede Grenelle. Chacun des corps en garnison à Paris à ce moment avaitenvoyé un fort détachement de troupes. La Garde soldée et ladixième cohorte étaient rassemblées au grand complet et sans armes.Les compagnies dont les officiers allaient être fusillés avaientleur habit retourné… Toutes les troupes s’étaient formées en troisfronts… Au milieu on avait placé deux pelotons de vétérans, lepremier composé de cent vingt hommes et le second, le peloton deréserve, de trente seulement ; moi je faisais partie de cedernier et j’espérais bien que nous n’aurions pas à intervenir.

– Vous étiez tous des vétérans ? demandaRebattel.

– Oui…

– La foule ne tarda pas à arriver, toutes lesfenêtres des maisons et des guinguettes qui bordent la chaussée duboulevard étaient encombrées de spectateurs parmi lesquels onremarquait beaucoup de femmes…

– Qu’est-ce qu’elles venaient f… là, grognaRebattel !… c’est-y un spectacle pour les femmes !…

– Nous pataugions toujours dans la boue quand,tout à coup, nous avons entendu un grand murmure parmi la foule.C’étaient les condamnés qui arrivaient. Alors, des gens se sont misà crier : « Chapeaux bas ! Chapeauxbas ! » et nous avons vu déboucher de la barrière deGrenelle un piquet de gendarmes qui arrivaient au grand trot, sabrenu… Derrière eux, il y avait six voitures dans lesquelles setrouvaient les condamnés.

– Ils étaient donc plusieurs ?

– Attendez, sergent, vous allez voir. Oui, ilsétaient plusieurs… y avait d’abord, le général Mallet, puisLahorie, Guidal, Soulier, Piquerel et Boecchamp ou Bonchamp, etd’autres, je ne sais plus bien. Quand les condamnés eurent étéconduits à la place où ils devaient être fusillés, on les fit tousplacer sur une ligne, le général Mallet au milieu… Alors, lecapitaine de gendarmerie fit ouvrir le ban, et l’officierrapporteur se mit à lire le jugement de la commission militaire… Lapluie continuait de tomber et le papier qu’il tenait entre lesmains était tout trempé. Quand il a eu fini, le général Mallets’est écrié, j’entends encore sa voix : « Monsieurl’officier de gendarmerie, en ma qualité de général, et comme chefde ceux qui vont mourir ici pour moi, je demande à commander lefeu ».

– Ça c’était crâne, murmura Ravignac.

– Alors, le peloton s’est préparé.« Attention, que s’est écrié le général : portez…armes !… apprêtez armes !… en joue… feu !… »Tous les condamnés sont tombés, excepté lui… il n’était que blessé,paraît-il…

« Eh bien ! quoi, qu’il a dit, etmoi, mes amis, vous m’avez oublié ?… À moi le peloton deréserve !… »

– C’était à votre tour maintenant, ditRebattel…

– Oui… et je vous assure que mon cœur battaitune fameuse charge… Ah ! il avait la vie dure, legénéral ! Pensez donc, après notre feu de peloton… il n’étaitpas encore mort, et un adjudant a été obligé de l’achever à boutportant…

– Faut croire, dit Ravignac, que vous nel’aviez pas tous visé… vous étiez trente… vous n’auriez pas dû lemanquer…

– C’est vrai, fit le caporal de voltigeurs,mais y en a dans le tas qui ont tiré à côté…

– Et tu étais du nombre ?

Le caporal ne répondit pas.

– C’est triste tout de même des choses commeça, ajouta-t-il, au bout d’un instant…

– Oui, dit Rebattel… mais l’Empereur nepouvait pas faire autrement…

– Il aurait peut-être pu l’exiler.

– Pour qu’il fasse comme un général que je neveux pas nommer et qu’il aille offrir ses services à l’ennemi…L’Empereur s’est défendu, et il a bien fait. Vois-tu qu’en revenantde Russie, il ait trouvé sa place occupée.

– Ah ! il s’en est fallu de peu… sansl’intervention de M. Pasques, l’inspecteur général de policequi a vu clair dans le jeu de Mallet, ça y était.

– Pour un moment, peut-être, mais il y avaitd’autres troupes, elles n’auraient pas toutes marché…

– Pourquoi pas ? du moment qu’ellescroyaient que l’Empereur était mort…

Il y eut un silence.

– Ah ! fit Ravignac, parlons d’autrechose, si vous voulez bien… à votre santé !…

– Et à la santé de l’Empereur ! ajoutaRebattel…

– Oui, à la santé de l’Empereur !

Rebattel, allumé par le petit vin, était,suivant son habitude, devenu très loquace… Il finit par montrer àRavignac nos deux demandes qu’il tenait toujours à la main, et quiétaient déjà passablement froissées.

– T’arrives un peu tard, dit Ravignac… Presquetoute la Garde a été reformée et si tu n’as pas un sérieux appui,tu risques de demeurer longtemps sergent au 48e.

– On s’occupe de nous, fit Rebattel avec unpetit hochement de tête… Tu penses bien qu’on n’est pas desenfants…

– Ah ! ricana le caporal de voltigeurs,vous voulez entrer dans la Garde… j’aime mieux que ça soit vous quemoi. Vous n’aurez plus un moment de tranquillité… À chaque instantce seront des revues, des prises d’armes… et un astiquage je nevous dis que ça…

Ravignac protesta avec véhémence. La Garden’était pas ce qu’on prétendait. Elle avait, en temps de paix, plusde liberté que les autres corps, on y était considéré, bien nourriet, en campagne, on ne manquait de rien.

– Ces régiments-là, c’est bon à faire dufla-fla, rien de plus.

Rebattel protesta, comme s’il faisait déjàpartie de la Garde, Ravignac vint à la rescousse, et le malheureuxcaporal de voltigeurs fut mis à l’amende, c’est-à-dire qu’il dutpayer un flacon de vin à ceux qu’il avait outragés.

Après une vive discussion, on se sépara bonsamis.

Avant de nous quitter, Ravignac, très allumé,nous fit une foule de recommandations et offrit encore de nousprotéger, ce qui choqua fortement Rebattel, lequel ne pouvaitadmettre qu’un simple grenadier de la Garde, sur la poitrine duquelne brillait point la croix des braves, semblât le prendre pour uninférieur…

Le soir, nous portâmes nos deux demandes auxTuileries, et nous rentrâmes à la caserne beaucoup moins confiantsque le matin.

Si le maréchal Ney allait nousoublier !

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