Le Sergent Bucaille

Chapitre 7

 

La caserne où l’on nous avait parqués avec lesautres prisonniers se composait de trois corps de bâtiment presqueen ruines. À droite s’élevait une grande tour avec un toit enpoivrière, dont les murs étaient crevés par endroits. Des poutressoutenaient deux échauguettes qui menaçaient de s’écrouler ;quant à la porte donnant accès à cette tour, elle avait étécondamnée au moyen de pièces de bois cimentées dans le mur. Unelongue bâtisse de trois étages aux fenêtres grillagées était reliéepar des ponts de briques à deux bâtiments dont l’un servait demagasin à fourrage et l’autre d’écuries. Un mur haut de vingtpieds, percé d’étroites meurtrières entourait une cour mal pavée oùl’herbe croissait de place en place excepté aux endroits où l’onpassait chaque jour. Nous étions parqués au rez-de-chaussée dubâtiment attenant à la tour, dans une grande salle dallée où l’onavait disposé des paillasses avec de vieilles couvertures grises.Dans le couloir deux sentinelles montaient la garde jour et nuit.Il flottait dans notre réduit où le soleil ne pénétrait jamais uneodeur écœurante de fumier, et le vent glissait sournoisement parles fenêtres dont la plupart étaient veuves de vitres.

Le premier jour tous les prisonniers avaientété réunis dans cette salle du rez-de-chaussée, mais le lendemainde notre arrivée on nous répartit par groupes de dix dans deschambres du premier étage habitées jusqu’alors par les rats.Rebattel, Larivière et moi nous avions été réunis à sept autresprisonniers appartenant à divers corps. Quant à Dumontel, ilfaisait partie d’un autre groupe.

Tous ceux qui se trouvaient avec nous étaientde simples soldats. Ils devaient par conséquent obéir à Rebattel.Tout alla bien d’abord, mais des discussions ne tardèrent pas às’élever entre nous, et ce furent alors des disputes quotidiennes.Le commandant Rickling venait deux fois par jour faire sa ronde, eten profitait pour nous tenir des discours ridicules dans lesquelsil daubait ferme sur l’Empereur et ses généraux.

Il s’efforçait surtout de semer ledécouragement parmi nous.

– Votre Embereur, disait-il, a été obligé dese replier sur Mayence… nous le regonduisons en Vrance, et pientôtil devra céder sa place au Roi… Ah ! ah ! ah ! ilest bien dégonflé votre Napoléon. Il se figurait qu’il allaitgonquérir l’Europe… Enfin, réjouissez-vous, il sera avant peu forcéde faire la baix, et vous serez libres…

C’était chaque fois le même discours, car lecommandant Rickling n’avait guère d’imagination.

Cependant, on ne pouvait nous laisser ainsiinoccupés. Un matin, on nous fit tous sortir dans la cour, et nousy trouvâmes des soldats en armes qui nous emmenèrent hors de laville. Il y avait là des marais que nous fûmes chargés de combleravec de la terre et des immondices. Seuls, les simples soldatsétaient employés à ce travail répugnant. Les sergents et lescaporaux étaient exempts de corvée ; leur rôle consistait àstimuler l’ardeur des hommes qui, on l’imagine, montraient peud’entrain dans l’accomplissement de leur tâche.

Un officier allemand qui avait un bras demoins était chargé de la surveillance générale, et comme il nesavait pas un mot de français, il se servait d’un interprète pourtransmettre ses ordres.

Les relents pestilentiels qui se dégageaientde ces terrains pourris nous donnaient des nausées. Les hommes netardèrent pas à contracter la fièvre paludéenne, et chaque jour, lenombre des travailleurs diminua.

Ceux qui se sentaient pris de faiblesseétaient reconduits à la caserne par deux ou trois soldats.Jusqu’alors, Rebattel, Larivière et moi, nous avions échappé à lacontagion, mais il était probable que nous ne résisterions paslongtemps.

Un soir que nous revenions, troupeaulamentable, sur le chemin sablonneux qui conduisait à notre camp,Rebattel nous dit à voix basse :

– Ça m’est égal de crever, mais je ne veux paslaisser ma peau dans cette saleté de pays-là… Faudrait voir, mesenfants, à prendre une décision.

Comme je lui faisais remarquer qu’il nousserait bien difficile de nous enfuir avec nos uniformes, ilréfléchit un moment, et reprit :

– Ça peut s’arranger.

Il n’en dit pas plus. Peut-être avait-il uneidée. Huit jours passèrent. Le nombre des travailleurs diminuait àvue d’œil. Trois déjà étaient morts, et une quinzaine, en proie àla fièvre, gisaient sans soins sur leurs paillasses humides.

Rebattel était plus soucieux que jamais. Quandje l’interrogeais, il se contentait de répondre :

– Faudra voir…

En attendant, nous dépérissions chaque jour etla nourriture qu’on nous donnait n’était point de nature à nousréconforter. Le matin, à onze heures, on nous servait une soupeécœurante où nageaient des morceaux de viande avariée, et, à cinqheures, nous recevions une écuelle de légumes sans sel. Pourboisson nous avions une eau croupie qui nous soulevait le cœur.

Le découragement s’était emparé de nous…Rebattel lui-même ne disait plus : « faudravoir ».

Je ne sais ce qui serait arrivé, si unévénement que nous étions loin de prévoir ne fût venu brusquementchanger la face des choses.

Un matin, nous entendîmes une sonnerie declairons, puis ce furent des cris, des vivats. Que se passait-ildonc ? Le major Rickling se chargea de nousl’apprendre :

– Votre Empereur, dit-il, est pourchassé commeun cerf par la meute de nos braves soldats… Il est gontraint defuir… Le golosse s’effondre… L’Europe va retrouver satranquillité.

Il ne nous donna pas d’explications et s’enalla en sifflant un air de marche.

Il était heureux, le major Rickling, iljubilait et les troupes placées sous ses ordres semblaient partagersa joie. La ville elle-même était en fête ; on entendait àchaque instant éclater des pétards ; des musiques entonnaientdes hymnes de triomphe. Les soldats reçurent d’amples distributionsde bière et d’eau-de-vie si bien que, vers le soir, l’ivressepatriotique avait dégénéré en une autre qui fut écœurante.

Les deux sentinelles qui montaient la gardedevant nos chambres cessèrent tout à coup d’aller et venir, ets’effondrèrent dans le couloir.

Depuis le matin, Rebattel était d’unenervosité singulière. Quand tous les bruits se furent éteints dansla caserne, il s’approcha de Larivière et de moi :

– C’est le moment, dit-il… venez.

Il ouvrit la porte et se glissa dans lecouloir. Nous le suivîmes. Nos autres compagnons dormaient,terrassés par la fièvre. Bientôt nous heurtions des corps étendussur les dalles. C’étaient ceux de nos sentinelles.

Rebattel se baissa, leur enleva leur manteauet leur casque, prit leur sabre, et nous dit :

– Jetez ces manteaux sur vos épaules, coiffezces casques… bouclez les sabres à votre ceinture…

Au moment où nous mettions les pieds dans lacour, un grand soldat se dressa devant nous, titubant. Rebattell’étourdit d’un coup de poing, lui enleva son casque, son sabre etson manteau, et nous nous trouvâmes tous trois vêtus en soldatsprussiens.

La difficulté consistait maintenant à sortirde la caserne en passant devant le poste. On allait certainementnous interpeller, et comme nous ne savions pas un mot d’allemand,nous serions en bien dangereuse posture… Tout alla pour le mieux.Les soldats du poste étaient ivres et dormaient. Seul lefactionnaire veillait, mais de copieuses libations avaient dû luitroubler la vue ; il nous regarda et lança une phrase quidevait être une joyeuse plaisanterie, car il se mit ensuite à rireaux éclats.

Nous étions libres.

Il s’agissait maintenant de sortir de la villeet de nous orienter. À notre droite, nous apercevions, sous lalune, la masse noire d’une montagne. Deux routes convergeaient versune petite place sur laquelle se trouvait le« Rathaus »…

– Prenons à gauche, dit Rebattel.

En chemin, nous croisâmes quatre soldats quinous regardèrent, puis l’un d’eux s’approcha, et nous dit quelquesmots. Rebattel répondit par un bredouillement, mais l’hommeinsista. Larivière et moi nous nous étions rapprochés dusergent.

Les soldats nous regardaient avec méfiance,quand l’un d’eux s’écria :

– Gefangenen !…Gefangenen ! (Prisonniers !… Prisonniers !)

Tous quatre dégainèrent, mais déjà Rebattel,d’un terrible coup de pointe en pleine poitrine, en avait étendu unsur le sol… Larivière et moi abattîmes chacun le nôtre, et lequatrième s’enfuit à toutes jambes.

– Mauvais cela, dit Rebattel, en essuyant avecune touffe d’herbe sa lame rouge de sang… voilà un oiseau qui vadonner l’alarme…

Larivière et moi nous nous élançâmes à lapoursuite du fugitif, mais il nous fut impossible de le rejoindre.Le drôle qui se sentait menacé s’était à la hâte réfugié dans unemaison où nous ne pouvions le suivre.

Nous revînmes vers Rebattel.

– Mes enfants, nous dit-il, je crois que nousn’allons pas tarder à avoir une bande de Cosaques à nostrousses…

Nous quittâmes la route pour nous réfugier damun bois de sapins auquel on accédait par un petit sentiersablonneux. Nous ne nous dissimulions pas que nous serions bientôtrejoints, mais nous étions prêts à tout. Notre cas était grave… cequi nous attendait c’était le peloton d’exécution, car nous neserions pas seulement considérés comme des fuyards, mais aussicomme des meurtriers.

Rebattel nous entraînait en faisant d’énormesenjambées, mais le sentier que nous suivions devint bientôtimpraticable. Il était envahi par les ronces et rempli de crevassesque nous étions obligés, à chaque instant, de franchir, au risquede nous rompre le cou. Nous arrivâmes enfin à une clairière d’oùl’on dominait la ville et la route que nous avions quittéel’instant d’avant.

Tout était calme. Le soldat avait dû cependantalerter les postes. Comment se faisait-il que les Prussiensn’eussent pas encore fait leur apparition ? Est-ce qu’ilsétaient trop pris de boisson pour se déplacer ? En ce cas, ileût fallu admettre que les officiers étaient dans le même état queleurs hommes, ce qui n’aurait rien eu d’extraordinaire, car lesréjouissances et les libations avaient duré toute la journée.

– Allons… dépêchons, ne cessait de nous direRebattel…

Ses exhortations étaient bien inutiles, carnous tenions autant que lui à échapper à nos ennemis. Nous nesavions pas où nous allions. Nous nous étions lancée au hasard,mais la direction que nous avions prise était-elle la bonne ?Devait-elle nous conduire vers l’ouest ?… Nous n’avions aucuneidée de la position géographique de Gorlitz.

Larivière prétendait que nous ne devions pasêtre très éloignés de Dresde, et nous espérions que si nousparvenions à atteindre cette ville nous retrouverions là lestroupes françaises. Nous savions que c’était à Dresde quel’Empereur avait établi son quartier général, mais y était-ilencore ? Le bois d’où nous croyions bientôt sortir seprolongeait indéfiniment. Parfois, les sapins s’éclaircissaient etnous supposions que nous approchions de la plaine, mais bientôt ilsdevenaient plus nombreux, et nous nous retrouvions au milieu desronces et des broussailles.

– Arrêtons-nous, dit Rebattel.

Nous ne demandions pas mieux, car nous netenions plus sur nos jambes. Épuisés par une dure captivité, malremis de nos blessures, nous n’avions plus cette belle résistancequi nous avait permis naguère d’accomplir des marches forcées dequinze lieues par jour. Nous fléchissions sur nos jarrets etressentions parfois des étourdissements.

Nous nous étendîmes sur l’herbe, roulés dansnos manteaux, et ne tardâmes pas à nous endormir. Cependant, lefroid nous réveilla bientôt, un froid âpre, piquant qui vousglaçait jusqu’aux moelles. Une bise sournoise glissait à ras dusol, et faisait tourbillonner des nuées de feuilles mortes. Unesonnerie de clairons nous parvint, portée par le vent…

Nous la connaissions bien cette sonneriemélancolique que nous avions entendue tant de fois lorsque nousétions parqués dans la caserne de Gorlitz.

– On dirait que l’on nous a oubliés, murmuraLarivière.

– Hier, répondit Rebattel, ils étaient tropsaouls pour s’occuper de nous, mais la poursuite va commencer dèsqu’il fera jour, vous allez voir ça…

Nous nous étions levés, car nous grelottions,et nous battions la semelle pour nous réchauffer, quand notreattention fut soudain attirée par une lumière qui brillait entreles branches. Cette lumière vacillait dans le brouillard, et nouscrûmes un moment qu’elle venait vers nous, mais nous reconnûmesbientôt qu’elle était immobile…

– Faudrait voir un peu, dit Rebattel.

Nous nous glissâmes à travers les buissons,nous écorchant aux épines les mains et le visage, et nous arrivâmesenfin devant une petite maison de bois percée de deux fenêtres dontl’une était éclairée. Nous nous approchâmes sur la pointe despieds, et aperçûmes à travers des vitres craquelées une pièceexiguë dans laquelle se tenaient un homme et une femme. Dans uncoin on voyait une hache posée sur un tas de fagots.

– Entrons, dit Rebattel à voix basse.

Et il fit jouer le loquet de la porte. L’hommeet la femme s’étaient levés, surpris, mais en reconnaissant dessoldats portant le casque et le manteau des Prussiens, ils serassurèrent. Nous nous trouvions dans une de ces cabanes debûcherons, comme on en voit beaucoup dans les forêts allemandes.Elles sont généralement habitées par deux ou trois personnes qui nedescendent en ville que lorsque la neige les force à interrompreleurs travaux.

L’homme salua et nous adressa la parole enallemand, et comme aucun de nous ne pouvait lui répondre, il setourna vers sa femme, et tous deux nous regardèrent avec méfiance.Je savais heureusement quelques mots que j’avais appris àGorlitz :

– Brot ! dis-je, en portant mamain à ma bouche.

Et comme les paysans ne bougeaient pas, jerépétai en enflant la voix :

– Brot !…

Cette fois, la femme intimidée par mon tonautoritaire alla chercher dans un coffre un de ces gros pains bisque les Saxons appellent Roggenküchen, et en coupa troistranches qu’elle nous tendit d’un geste brusque, pendant que sonmari nous observait à la dérobée.

Nous ingurgitâmes en un rien de temps nosmorceaux de pain, et Rebattel, par une expressive mimique, fitcomprendre qu’il voulait boire.

La femme disparut dans un petit cellierattenant à la cabane, et revint bientôt avec un pot de bière.

Les braves gens étaient maintenant rassurés…et sans doute avaient-ils deviné qui nous étions, car l’homme semit à sourire.

– Gefangenen… nous dit-il.

– Ia, répondis-je.

Il eut un geste vague et prononça une phrase àlaquelle je ne compris rien.

– Dresde ! dit Rebattel.

Le bûcheron étendit le bras dans la directionde l’ouest et hocha la tête… Désignant ensuite du doigt nos casqueset nos manteaux, il bredouilla quelques paroles.

Comme nous ne comprenions pas, il nous montrases habits.

– Qu’est-ce qu’il raconte ? ditRebattel…

– Il nous explique qu’avec nos uniformes nousserons vite reconnus.

– Tu crois ?

– Oui, c’est sûrement cela qu’il veutdire.

Je tirai de la doublure de mon gilet un écuque j’étais parvenu à conserver et le montrai au bonhomme.

Ses petits yeux bleus s’éclairèrent. Il ditquelques mots à sa femme qui alla chercher dans un coffre de vieuxhabits de toile usagés que nous enfilâmes sur nos uniformes aprèsnous être débarrassés de nos manteaux et de nos ceinturons. Jeremis l’écu au bûcheron et il nous fit signe de le suivre… Noussortîmes avec lui, tenant sous notre bras nos défroques allemandes.Nous n’étions guère rassurés. Où nous conduisait-il ?…

Enfin, nous nous arrêtâmes devant un monticulesous lequel couvait un feu de braise. C’était ce que les bûcheronsappellent un four à charbon de bois. Nous jetâmes nos casques etnos manteaux dans ce four, et enfouîmes en terre nos trois sabres.Nous étions à présent transformés en paysans… il ne nous manquaitque des coiffures.

Nous retournâmes chez le brave homme, et safemme nous confectionna rapidement trois bonnets avec des peaux delièvre. Nul n’eût pu maintenant reconnaître en nous des prisonniersde guerre. Restait la question la plus grave : rejoindre leslignes françaises sans éveiller les soupçons des soldatsprussiens.

Notre but, je l’ai dit, était d’atteindreDresde. Le bûcheron nous avait indiqué du geste le pointapproximatif où se trouvait cette ville, mais nous ignorionscombien de lieues il nous faudrait parcourir avant d’y arriver.

Il s’agissait d’abord de sortir de ce bois (ouplutôt de cette forêt) qui était beaucoup plus vaste que nous nel’avions supposé.

Nous fûmes heureusement servis par lachance.

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