Le Sergent Bucaille

Chapitre 3

 

Un matin, l’un des sergents qui nous avaitaccompagnés de Cherbourg à Paris, entra dans notre chambre, et dit,en tortillant sa moustache d’une main et en caressant le pommeau deson sabre de l’autre :

– Paraît qu’il y en a ici qui ont un compte àrégler… si j’ai bonne mémoire.

Et comme nous le regardions sans comprendre,il ajouta, en faisant le geste de piquer quelque chose dans levide :

– Va-t-il falloir, N… de D… que je vous prennepar l’oreille pour vous conduire sur le terrain… allons. Bucailleet Martinvast, à l’ordre !…

J’avais complètement oublié mon altercationavec Martinvast. Nous étions d’ailleurs devenus deux amis, etn’avions nulle envie de nous couper la gorge…

– Suivez-moi, dit le sergent.

Force nous fut d’obéir. Il nous conduisitalors à la salle d’armes qui se trouvait située juste au-dessous denotre chambre. J’avoue que je n’en menais pas large. Martinvast etmoi, nous nous regardions d’un air inquiet, nous demandant s’il neserait pas possible d’amadouer le sergent en l’emmenant à lacantine.

Mais Rebattel (c’était le nom dusous-officier) ne semblait guère d’humeur à écouter nospropositions.

Quand nous fûmes dans la salle d’armes, il dità un prévôt qui se trouvait là :

– Picassou, donne deux sabres à ces conscritsqui ont un petit différent à régler entre eux…

Picassou, un gros garçon à la mine réjouie,coula vers nous un coup d’œil narquois, et alla décrocher deuxsabres…

– Sergent, dit Martinvast… Bucaille et moinous ne nous en voulons plus et…

– Quoi, tu as peur, clampin, rugit le sergentRebattel… Une piqûre t’effraie… qu’est-ce que tu diras alors quandtu te trouveras en face des Allemands ou des Autrichiens ?…Fichu soldat, ma foi… Si nous n’avions que des oiseaux comme toi,les ennemis ne seraient pas longs à nous reconduire à la frontièreà coups de pied dans le cul… Il y a un règlement… je vais te lelire et, si tu hésites encore, tu recevras de la savate[2]… sais-tu ce que c’est que lasavate ? non… eh bien, tu l’apprendras… et tu deviendras lahonte de l’armée…

Rebattel tira alors de sa poche un carnetjaune tout graisseux, et lut d’une voix rauque : « Quanddeux hommes en seront venus aux mains au vu et au su de tous, ilsdevront vider leur querelle sur le terrain, en présence de deuxtémoins et du maître d’armes. Le combat cessera au premiersang ; tout manquement aux lois de l’honneur sera déféré aucapitaine de compagnie qui prendra les mesures nécessaires etdécidera de la peine à infliger aux adversaires ».

Le prévôt Picassou avait déposé les deuxsabres sur un banc. Il les prit l’un après l’autre, en examina lapointe, passa son pouce sur le tranchant, et dit d’un airsatisfait :

– Ceux-là iront…

Et il appela :

– Bartissol !… Bartissol !

Un petit homme mal éveillé sortit d’une piècevoisine, et s’avança en boutonnant sa veste.

– Tu vas servir de témoin.

Bartissol et Picassou étaient deux tambours.Dans les régiments, les tambours étaient généralement maîtresd’armes ou tout au moins prévôts. Ne portant point de fusil,n’ayant pour toute arme qu’un sabre, ils s’en servaient mieux queles autres soldats. Tant qu’il était en garnison, le tambourportait le « briquet » d’ordonnance, mais au moment où ilentrait en campagne, il abandonnait cette arme vulgaire pour mettreà la place un « carrelet » qu’il avait soin de monter enquarte. C’est à ce signe que l’on reconnaissait lesprévôts-tambours : ils avaient tous la poignée du sabred’ordonnance, mais une épée longue d’une aune venait frapper leurstalons. Ils étaient généralement assez entraînés à l’escrime, car,outre le maniement des baguettes, ils s’exerçaient chaque jour à« essayer des bottes » sous la surveillance d’un sergent,pourfendeur renommé, qui avait fait ses preuves et tirait vanité deses nombreux duels.

Le duel était fort en honneur à cette époque,et beaucoup d’officiers se croyaient obligés d’avoir une affairechaque mois. Nous avions aussi des généraux qui tiraient l’épéesous le prétexte le plus futile. Tuer un homme en duel était poureux un passe-temps. Presque tous pratiquaient l’épée, mais il y enavait aussi qui maniaient fort adroitement le pistolet et l’oncitait comme le plus habile tireur le général Bellavenne,gouverneur de l’École militaire de Fontainebleau, qui se faisaitfort de couper des balles sur la lame d’un couteau et de tuer desmoineaux au vol.

Martinvast me regardait, je le regardais, etnous faisions, je dois l’avouer, assez piteuse figure, mais lesergent Rebattel qui tenait, sans doute, pour se distraire, à voirdeux conscrits s’aligner, commanda d’un ton bref :

– Ôtez votre veste et votre chemise, torse nu,sacrées femmelettes, et prenez-moi un air crâne, nom d’uneschabraque !… montrez que vous avez du poil aux yeux…

D’autres sous-officiers, friands d’assister àune rencontre, étaient entrés dans la salle d’armes etplaisantaient à haute voix.

– Les « Jeannots » n’ont pas l’airtrès belliqueux, dit l’un… c’est pas encore ceux-là qui relèverontle prestige du 48e.

– Attends un peu, riposta un autre… laisse-lesse mettre en train et tu vas voir… on ne pourra plus lesarrêter.

– Sergent, dis-je… permettez-moi de…

– Mais oui, c’est entendu, répondit Rebattelsans me laisser terminer ma phrase, je te permets de te mettre engarde… Allons !

Bartissol et Picassou nous remirent à chacunun sabre, et je me trouvai placé presque de force devant Martinvastqui avait comme moi mis bas veste et chemise.

Pourfendre un homme à qui l’on n’en veut pas,comme cela, froidement, c’est une chose que je ne concevais point,n’ayant pas encore fait la guerre, et ne me sentant d’ailleursaucun goût pour le métier d’assassin. Cependant, il fallaits’exécuter ; des hommes étaient là, qui avaient les yeux fixéssur nous, et sous peine de passer pour un lâche et de recevoir lasavate, je devais tirer du sang à mon adversaire.

– En garde ! commanda Rebattel… etn’oubliez pas que les coups de manchette sont interdits.

J’ignorais ce qu’étaient ces coups demanchette, comme j’ignorais tout d’ailleurs des bottes et desparades.

Cependant (voyez comme l’homme est un étrangeanimal), dès que j’eus commencé à ferrailler avec Martinvast, je merappelai les propos qu’il m’avait tenus sur la route de Cherbourg àParis, et les bourrades dont il m’avait gratiné pour un motif desplus futiles. Je l’avais d’abord attaqué assez mollement, et il sedéfendait de même, mais peu à peu, je m’excitai, et lui, de soncôté, me fit la partie dure.

– Bravo !… bravo !… criait Rebattel,ils tiennent leurs sabres comme des cannes, mais ils y mettent dufeu… Ça va… ça va !… ah ! le fichu maladroit… il pouvaitplacer un joli coup de pointe, et il a retiré le bras…

Nous frappions comme des sourds ; noslames se heurtaient, se froissaient, nous nous précipitions l’unsur l’autre comme des chats enragés, et aujourd’hui encore, je medemande comment nous ne nous sommes pas transpercés jusqu’à lagarde. Il faut croire qu’il y a un dieu pour les duellistesinexpérimentés, comme il y en a un pour les ivrognes. Finalement,Martinvast lâcha soudain son sabre, et poussa un grognement dedouleur. En frappant d’estoc et de taille, je l’avais atteint àl’avant-bras et le sang coulait jusque sur le pommeau de sonarme.

– Halte ! commanda Rebattel.

Aussitôt, Picassou s’approcha, enroulavivement une bande autour du bras de mon adversaire, endisant :

– Ça ne sera rien que ça, une coupure toutsimplement… Dans quelques jours, il n’y paraîtra plus. Allons,serrez-vous la main, vous voilà maintenant amis jusqu’à lamort.

Il était en effet de tradition dans l’arméeque deux hommes qui avaient croisé le fer ensemble devinssent ceque l’on appelait des « inséparables », et se tinssenttoujours à côté l’un de l’autre, à l’heure du combat, prêts à sesecourir dans les circonstances critiques.

Néanmoins, comme certains joueurs qui ontperdu la partie, Martinvast semblait me garder rancune del’estafilade que je lui avais faite, bien malgré moi, je lereconnais, et il me serra la main sans enthousiasme.

Rebattel et les deux tambours reconnurent quenous nous étions bien comportés et décidèrent d’un commun accordque nous devions leur offrir un flacon de vin, pour qu’ils pussentainsi boire à notre santé. C’était ordinairement le vaincu qui« arrosait » les témoins, mais j’estimai que je devaisbien une compensation à mon adversaire, et c’est moi qui payai leflacon… les flacons devrais-je dire, car nos assistants, trèsaltérés de nature, commandaient sans vergogne, ne s’inquiétant passi nous aurions de quoi payer.

Cette régalade me coûta deux sitnomen[3], somme énorme pour un simple fusiliercomme moi. Cependant, si nos témoins s’étaient copieusementrafraîchi la « plaque de four », Martinvast et moi nousavions aussi fait honneur au petit « giclard » de lacantinière, de sorte que nous étions très excités. Une discussiondes plus vives ne tarda pas à s’élever entre nous, puis nous fîmesla paix et nous embrassâmes en pleurant. Après quoi, Rebattel, quiétait un homme à principes, déclara qu’il fallait sceller par unenouvelle tournée cette touchante réconciliation.

Lorsque nous retournâmes dans notre chambrée,nous fûmes accueillis avec transport par nos camarades, mais leursfélicitations ne nous émouvaient guère. Nous nous considérionsmaintenant bien au-dessus d’eux, et les tenions pour de vulgaires« blancs-becs » qui n’avaient pas encore fait leurspreuves. Quand on a été félicités comme nous par un sergent et deuxprévôts, des durs à cuire à la peau tannée par dix ans decampagnes, peut-on s’enorgueillir des éloges de simples conscritsqui n’ont encore donné de coups de sabre et de baïonnette que dansle vide.

Nous autres, nous avions fait nos preuves…Nous étions ceux qui se sont battus à l’arme blanche et qui ont,pendant un moment, risqué leur vie.

Martinvast et moi avions maintenant des minesfarouches, et ne parlions que d’étriper les gens. Hier encore, nousn’étions que deux pauvres moutons, perdus dans le troupeau,aujourd’hui nous nous croyions de vieux« grognards » ; la brutalité et la vantardisemilitaires avaient mis sur nous leur empreinte et déjà nous nerêvions que charges et carnage. Nous nous étions d’un coup haussésde plusieurs toises et les sergents du 48e ne nousdésignaient plus que sous le nom des deux« flambards ».

Ce qui tend à prouver que la gloire s’acquiertparfois bien facilement et souvent sans que l’on ait rien fait pourla mériter.

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