Le Sergent Bucaille

Chapitre 6

 

L’obscurité avait envahi l’étroit espace danslequel nous nous trouvions… Au dehors, on entendait le roulementlointain des chariots et de l’artillerie. Cela s’éloignait, puisreprenait bientôt. Jusqu’au milieu de la nuit ce fut un défiléininterrompu.

– De l’eau ! de l’eau ! clamaittoujours un de nos compagnons, mais personne ne lui répondait. Cemalheureux devait souffrir atrocement, car, par instants, ilpoussait de sourds gémissements.

Et rien n’était plus lugubre que cette plainteen pleine nuit. Le blessé qui geignait ainsi s’appelait Romieu (unde ses camarades nous avait dit son nom). Il avait reçu plusieurscoups de sabre et avait tellement perdu de sang qu’il ne tarda pasà délirer.

Jamais je n’ai assisté à plus navrante agonie.Le pauvre Romieu, qui allait certainement mourir, évoquait, d’unevoix qui s’affaiblissait de plus en plus, les souvenirs qui luitenaient particulièrement au cœur. Un nom de femme, toujours lemême, sortait continuellement de ses lèvres ; parfois ilproférait des injures, puis hurlait d’une façon affreuse. J’essayaide lui parler, mais il ne dut pas m’entendre, car il continua devociférer en s’agitant. Tout à coup, il poussa un cri formidable,puis on n’entendit plus rien.

Nous écoutions, angoissés…

Quelqu’un dit à haute voix :

– Romieu ! Eh ! Romieu !…

Il n’obtint pas de réponse… Quelques secondess’écoulèrent.

– Romieu… m’entends-tu ?

Même silence.

– Il est mort !…

L’agonie de ce camarade nous avaitprofondément troublés. Nous demeurions haletants, croyant que laterrible plainte allait reprendre, mais rien !…

– Comment qu’vous l’appeliez ? demandaRebattel, qui ne faisait que sommeiller depuis que nous étions là,étendus sur la paille.

– Romieu !

– Ah !… connais pas !…

Et il retomba dans une sorte de torpeur d’oùil ne sortait que pour menacer les Cosaques.

Nous étions blessés, et sérieusement, il fautcroire, puisque nous étions incapables de faire un mouvement, maisl’idée que nous pourrions mourir ne nous venait pas à l’esprit. Cequi nous préoccupait avant tout c’était de savoir que nous étionsprisonniers…

On nous avait raconté tant de choses sur lestraitements que les Russes faisaient endurer à leurs prisonniersque nous nous demandions déjà si on n’allait pas nous laissermourir de faim dans cette maison où on nous avait transportés. Unsoir, on nous embarqua dans deux mauvaises voitures et nous fûmesconduits dans une ville où se trouvait un hôpital. Oùétions-nous ? nous n’en savions toujours rien. Les gens quenous interrogions ne comprenaient point ce que nous leurdisions.

Un médecin-major, qui nous soignait et quibaragouinait quelques mots de français, nous apprit que nous étionsà Gôrlitz. J’aurais désiré obtenir quelques renseignements sur ladernière bataille que nous avions livrée, mais il était inutile d’ysonger. Tout ce que nous pûmes apprendre, c’est que nous avions étéramassés sur le champ de bataille parmi des centaines decadavres.

Je me rappelais vaguement que nous avions à uncertain moment essuyé plusieurs charges de cavalerie, et quefinalement notre carré avait été rompu.

Là s’arrêtaient mes souvenirs.

Deux jours après notre arrivée à l’hôpital deGôrlitz (qui était assez bien aménagé) nous reçûmes la visite d’unofficier russe, un général, qui, après nous avoir regardés, nousdit avec un accent singulier :

– Vous êtes des braves… on aura soin de vous…nous respectons le courage, et c’est pourquoi nous vous avonsrecueillis sur le champ de bataille.

Comme nous le regardions étonnés, ilajouta :

– Oui… nous respectons le courage.

Et se tournant vers les officiers quil’accompagnaient, il leur parla, pendant quelques instants, maisnous ne pûmes comprendre ce qu’il leur disait. Cet officier, je lesus plus tard, était le général Benningsen, qui commandait laréserve russe. Grâce à lui, nous fûmes bien traités et surtout biensoignés. Nous guérîmes, sauf un de nos camarades trop gravementatteint, qui, comme le pauvre Romieu, rendit l’âme, huit joursaprès notre entrée à l’hôpital.

Nous n’étions donc plus que quatre…

Quand nous pûmes sortir dans le jardin del’hôpital, qui était entouré d’une grille posée sur un mur de cinqpieds environ, nous ne tardâmes pas à nous apercevoir que nousétions gardés à vue. L’un de nous, ayant voulu ouvrir une petiteporte, trouva en face de lui un factionnaire en armes qui le menaçade sa baïonnette.

Nous comprîmes que toute tentative de fuiteétait impossible, du moins pour l’instant.

– Mes enfants, nous dit Rebattel, m’est avisque ces chameaux de Cosaques ne vont pas nous lâcher comme ça… Ilssont bien trop heureux d’avoir des prisonniers, ils voudront lesmontrer… Je connais ça… À Spandau, où j’étais prisonnier avec unecentaine de camarades, on nous forçait à sortir tous les jours,pour nous montrer aux populations comme des bêtes curieuses. Çasera la même chose ici, vous verrez. Mais j’espère bien que nous nemoisirons pas dans cette ville de malheur. À la première occasion,nous filerons et au grand trot encore…

– Nous sommes bien surveillés, lui fis-jeremarquer.

Il esquissa dans le vide un gestemagnifique :

– Avant quinze jours, dit-il, nous auronsrejoint l’armée…

Et cela était dit avec une telle assurance quepersonne n’osa élever la moindre objection.

Les deux camarades qui étaient prisonniersavec nous s’appelaient Larivière et Dumontel. L’un était caporal,l’autre simple grenadier.

Larivière était un joyeux vivant qui avaittoujours un bon mot à dire ; Dumontel, d’un caractère plusréservé, n’ouvrait la bouche que pour répondre quand onl’interrogeait. Il semblait réfléchir sans cesse, mais peut-être nepensait-il à rien. Rebattel le prenait toujours à témoin quand ilaffirmait une chose qui pouvait paraître invraisemblable, etDumontel l’approuvait d’une inclination de tête, en répétantinvariablement « C’est juste ».

Larivière et Dumontel avaient fait, eux aussi,la campagne de Russie. Tous deux étaient fanatiques de l’Empereur,et ne toléraient point que l’on critiquât ses actes. Tout ce qu’ilavait fait était bien fait… C’était un « homme » et sesgénéraux ne lui venaient pas à la cheville.

Ils étaient persuadés, eux aussi, que nous netarderions pas à nous évader. Larivière, qui avait été prisonnieren Autriche, se faisait fort de nous indiquer la façon dont on peuts’enfuir d’un camp ou d’une forteresse.

Nous nous remettions assez vite de nosblessures, et le moment était proche où nous allions sortir del’hôpital. Parmi les autres malades, il y avait environ unetrentaine de prisonniers. Presque tous, à part sept ou huit,appartenaient à la cavalerie, et nous ne les fréquentions pas.L’antagonisme qui régnait entre les troupes à pied et les troupes àcheval subsistait toujours, même en captivité. C’était stupide, jele reconnais aujourd’hui, mais cette haine était traditionnelle, etje n’ai pas remarqué qu’elle se fût atténuée à l’époque où jeretrace ces souvenirs.

Nous eûmes la chance de sortir de l’hôpitaltous ensemble… c’est-à-dire avec Larivière et Dumontel. Nous étionsdevenus des camarades, et nous aurions été fort marris de nous voirséparés. On nous conduisit dans une sorte de caserne abandonnéesituée sur une hauteur d’où nous dominions la ville.

L’officier qui nous reçut, un gros hommeborgne, aux favoris roux, nous dit avec un fort accentgermanique :

– Fous êtes brisonniers de guerre… Tant quevotre fou d’Empereur ne se décidera pas à faire la baix… fousresterez ici. Che fous bréviens que si fous tentiez de fous enfuir,fous seriez vusillés… avez gompris ?

Et comme nous ne répondions pas, il ajouta endardant sur nous son œil vert :

– Oui… vusillés… tâchez pas oublier ça…

Il prit nos noms qu’il écorchait à plaisir,puis s’adressant à Rebattel :

– Fous, zergent, resbonsable de toutmanquement à la discipline…

Rebattel écumait, et je vis le moment où ilallait dire son fait à l’officier, mais il se contint.

– Fous surveillerez vos hommes… Si fous avezune réclamation à adresser, c’est à moi que fous devez barler… Fousn’aurez qu’à temander le commandant Rickling.

Sur ces mots, l’officier tourna les talons, ets’en alla, en faisant siffler sa cravache.

– Sale Cosaque ! murmura Rebattel… nousne verrons pas longtemps ta sale gueule… va !

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